Résumé des épisodes précédents : Lucas a vu sa jeunesse filer. Maintenant, il rend service aux petits vieux. Alors que Gabriel, lui, se détourne de Lucas…
Amicalement (pas) vôtre
« Il y a beaucoup de Français de classe moyenne qui travaillent et qui se disent ’je fais beaucoup d’efforts, je finance par mon travail un modèle qui permet parfois à certains de ne pas travailler.’ » Gabriel Attal devisait ainsi, au 20h00 de TF1, le mercredi 27 mars. On entend la rengaine, sous les effets de manche : opposer les Français entre eux. Désigner les responsables. Avec des précautions oratoires, bien sûr, notez ce « parfois », n’allez pas lui faire dire ce qu’il n’a pas dit, même s’il le pense. Lui ne rêve que d’un truc, sans doute : que tout le monde se mette au travail pour que tout le monde devienne riche, c’est comme ça que ça marche dans son monde, dans l’opulence, la joie, en se tenant par la main.
Vous vous souvenez d’Amicalement vôtre ? Pour les plus jeunes : c’est une vieille série dont j’adorais le générique, l’écran séparé en deux, les parcours de deux hommes de milieux sociaux très différents. La très riche aristocratie anglaise d’un côté, et un gamin pauvre des rues de New York de l’autre. Mais tout finissait bien : à la fin du générique, Danny Wilde était monté en grade, il avait fait fortune dans le pétrole, je crois, et rejoignait le même monde que Brett Sinclair. Ils finissaient même par résoudre des enquêtes et aider les gens ensemble.
Dans la vraie vie, on a vu ce que c’était, les existences qui partent d’emblée sur les mauvais rails, avec Lucas. Dans une cité de banlieue parisienne, au pied de l’immeuble d’Alexandre, j’étais tombé sur lui, cigarette au bec, qui attendait là, sans grand-chose à faire. à 46 ans, il en a déjà passé treize à la rue et trois en prison, à la Santé. « Tu me racontes ? »
On prend le temps de se poser sur un banc du petit square où viennent jouer les gamins. « C’est mon habitude, je viens me poser là, un peu à l’écart, pour être tranquille », il souffle, en s’asseyant.
Il me balance son histoire, presque d’un trait.
« Ici, dans le quartier, avant, c’était le zoo. Et même dans ma famille : plusieurs de mes oncles avaient fait de la prison. Il y en a un, il arrivait à la maison, il jetait une liasse de billets sur la table. Quand t’es gamin et que tu vois ça… Ton daron, quand tu le vois mettre quelqu’un dans le coffre de la voiture, et que toi t’es dans la voiture, ça te fait ta vie, après.
— Et t’as fait quoi, pour aller en taule ?
— Mon grand frère vendait du shit. J’ouvrais son sac de sport, je disais ’C’est du chocolat ? – Non, c’est pas du chocolat.’ Quand tu grandis au milieu des requins, tu prends un drôle de chemin. Je me suis mis à vendre du shit aussi, je faisais des petites escroqueries, c’est pour ça que je suis tombé. Mais tout ce que j’ai fait, c’était par nécessité, pas pour faire le beau.
— T’as jamais légalement bossé ?
— J’ai bossé dans les espaces verts, les déménagements, mais sans diplôme, j’ai même pas le brevet. J’ai tout appris sur le tas. Je suis sorti de prison en 2008, j’ai bossé quatre ans à l’usine, au galetage pour les A387, un peu de manutention. Mais j’ai pas pu continuer plus de quatre ans. Comme j’avais pas de voiture, que je travaillais tard, je devais attendre les transports : je rentrais chez moi à 4 heures du matin pour repartir à 10h00. J’ai pas tenu. Et là, je suis au RSA depuis 2012. Et en tout, j’ai passé plus de treize ans à la rue. J’ai jamais retrouvé de boulot salarié : quand t’as un casier, ils le savent, et ça ne passe pas. Alors, je continue à faire des déménagements, même si j’ai un problème de genou. J’ai eu des béquilles pendant quatre ans, je déménageais avec ! »
Il soupire, sourit, presque. « Faut pas vivre avec des regrets, c’est sûr, mais parfois, je me demande si j’ai fait les bons choix… J’ai pas eu les bons exemples, quand j’étais gamin. Là, je veux juste récupérer mon permis, je l’ai perdu deux fois, déjà. Parce que j’aimerais bien un vrai travail…
— Tu voudrais faire quoi ?
— Chauffeur de bus pour les petits vieux, les amener à la plage, à Deauville, des choses comme ça. J’ai toujours aimé rendre service, dans le quartier les gens me connaissent pour ça, j’aime bien aider les papys et les mamys. Ça pourrait être bien, pour eux… »
Si Lucas n’a pas eu les bons exemples, Gabriel, lui, a connu « un parcours exemplaire », selon Le Figaro. Il grandi dans les quartiers huppés de Paris, a intégré dès la maternelle la prestigieuse école alsacienne, institution privée parisienne dont il ne sortira qu’après la Terminale, pour entrer à Sciences Po. Il n’a jamais travaillé non plus, du moins ailleurs que dans les cercles politiques et du pouvoir : tour à tour conseiller de cabinet en cabinet, porte-parole et secrétaire d’état, puis ministre, puis Premier ministre. Il n’a pas travaillé mais n’a pas connu non plus le trafic tout gamin, son père n’a probablement jamais enfermé quiconque dans le coffre de sa voiture − on l’espère pour lui, en tout cas. Et tant mieux, vraiment.
Et donc, maintenant, il est le Premier ministre chargé de taper sur les précaires comme Lucas, plutôt que de favoriser l’égalité des chances. Qu’a-t-il fait, au cours de ses cent premiers jours à Matignon ? Quel est son projet ? S’attaquer aux chômeurs, parce que « ceux qui ont le temps d’aller manifester, ce n’est quand même pas les Français qui travaillent, qui ont des difficultés au quotidien pour boucler leur fin de mois », a-t-il cru observer, pendant les manifs pour nos retraites. Couper dix puis bientôt vingt milliards dans les services publics, permettre aux maires d’éviter de construire des logements sociaux... (Lucas est soulagé : étant à la rue, il n’est pas vraiment concerné.)
Ces deux-là, Lucas et Gabriel, ne se rencontreront jamais. Dommage. Il y a tant, dans le parcours de Lucas, qui permettrait à Gabriel d’avoir des idées quant à la politique à mener : l’abandon des quartiers, des services publics, de l’école, de France Travail, des précaires, des vieux. à elle seule, sa vie – un échec personnel, où il a sa part de responsabilités, il est lucide là-dessus, il me l’a répété sans cesse – pourrait inspirer Gabriel. « Mais les plus grands des escrocs, ils sont au gouvernement : ils n’ont jamais rien fait pour nous », m’avait glissé Lucas en me quittant.
On avait oublié ça : la fracture du peuple avec nos dirigeants. Lucas et Gabriel ne sont pas prêts de se retrouver au générique.
La vie n’est pas une série télé.