Fabian est le « directeur de publication » de Fakir. Notre Chef à tous. Il était surtout, dans la vraie vie, éducateur pour enfants handicapés. Jusqu’à ce que, rétif au vaccin, on le prie de quitter son poste. Comme il a du temps, du coup, il nous raconte sa vie…
Aux enfants de "l'Assistance"

« Un appel vocal, sur Facebook, à cette heure ? » Bientôt 00h40 et je m’apprête à aller dormir. C’est inattendu. J’hésite. Je décide finalement de décrocher : « Nadia », son nom s’affiche sur l’écran. Trente‑cinq ans, au bas mot, qu’on ne s’est pas parlé. Depuis nos années scolaires communes, quand elle habitait Treux, le village voisin. « Je t’appelle suite au message que tu as laissé après le décès de mon frère. » J’étais tombé sur une photo quelques heures plus tôt, postée sur son « mur » : une table sur laquelle était étalés plusieurs clichés, où elle posait avec son frère, Fabrice, des souvenirs heureux, avec pour tout commentaire un message laconique : « Rip mon frère je t’aime. »
Mon enfance ressurgissait, en cette veille du réveillon, de façon inattendue.
Nadia et Fabrice Rivillon y avaient débarqué, dans mon enfance, à la fin des années soixante‑dix, ou au début des années quatre‑vingts, chez monsieur et madame Boulenger. Fait étrange, ils ne portaient pas le nom de famille de la maison. C’est bien plus tard que nous avons compris qui étaient « les gamins de la Ddass », comme les appelaient les adultes autour de nous. On ignorait ce qu’était la « Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales », et on s’en foutait. Nadia et Fabrice étaient des enfants, comme nous… Fabrice, ce n’était pas l’élève modèle, appliqué. Non. Plutôt le joyeux drille, plein d’énergie, bon camarade, pas méchant, toujours prêt à s’amuser et à faire les quatre‑cents coups. Nadia me semblait un peu plus discrète. Intrigué, j’essaye d’en savoir un peu plus auprès de ma « discrète ». « Qu’est‑ce qui est arrivé à Fabrice ?
— Il s’est suicidé.
— Ah merde… »
J’essaye de comprendre. Pourquoi mettre fin à ses jours à l’âge de quarante‑sept ans, en étant père de trois enfants ? « Tout se bouscule dans ma tête, un frère qui me tenait la main quand nous étions petits. Et unis avec lui le jour de son mariage. Mais après il a tout cassé, et lui avec… »
Nadia m’explique : une vie sentimentale compliquée, de la violence envers ses proches, envers lui‑même, l’alcool qui se mêle aux médicaments, et des ruptures familiales qui se multiplient… « Il avait réussi sa vie, pourtant : une maison qu’il avait achetée jeune et qu’il avait fini de payer. Il a toujours travaillé. Il était intelligent, avec de la répartie, toujours prêt pour la déconnade. Il avait des enfants qu’il aimait. Mais ses relations avec les femmes, et donc l’amour, ça a été compliqué, peut‑être à cause de sa petite enfance... Je sais pas ce qui l’a fait glisser. » Faut dire que son existence s’était engagée sur une drôle de voie. Il n’a pas cinq ans quand celle qui lui a donné la vie, alors qu’elle relance le poêle à l’aide du tisonnier, pose la tige métallique contre ses parties génitales. Parce qu’elle n’en peut plus de le voir « pisser au lit ». Et puis plus tard, c’est un soir de trop d’alcool chez son mari qui l’excède. Armée d’un briquet et d’alcool à brûler, elle blesse le père de Fabrice au niveau de la carotide. Le gamin s’est réveillé, témoin de la douleur de son père. « Moi je sais, j’ai tout vu ! », il racontera, le lendemain matin, à ses sœurs. « J’imagine l’impuissance d’un enfant de cinq ans devant cette scène… » soupire Nadia. « Ma mère a été mise à Pinel, l’hôpital psychiatrique, et lui soigné à l’hosto. Nous avons été placés, la fratrie séparée. » Fabrice et Nadia à Treux, les deux autres sœurs vivront dans une famille différente, à Albert. Je mesure alors la chance, dans ma famille de prolos, d’avoir été préservé de telles violences. Si mon père avait fait mine de retirer le ceinturon de son pantalon bien souvent, pour nous intimider, jamais il n’était passé à l’acte.
« On était devenus des "enfants de l’Assistance". Je me souviens qu’un jour, une des belles‑filles des Boulenger a voulu nous prendre sur ses genoux, et ils lui ont interdit. On ne devait pas nous montrer de signes d’affection, parce que les enfants sont censés pouvoir retrouver leurs familles. Sauf que certains restent plus longtemps que prévu, alors il faut grandir sans câlins sans bisous, sans ‘‘je t’aime’’… D’ailleurs nous les appelions ‘‘monsieur et madame Boulenger’’. Nous les avons vouvoyés.
— Ce sont eux qui vous l’avaient demandé ?
— Non, je crois que ça s’est fait de notre part, naturellement. J’imagine que maintenant, les enfants qui sont dans la même situation peuvent dire ‘‘tatie’’ par exemple. L’amour ça s’apprend, et c’est compliqué d’être démonstratif ensuite quand on est grand. Mon ex‑compagnon me reprochait de ne pas être très câline… Les Boulenger nous ont appris les bases, bonjour, au revoir, merci… mais avec un peu plus de tendresse, ça n’aurait pas fait de mal. »
Je suis surpris, en effet.
Les autorités sanitaires et sociales auraient pu prendre Bourvil comme conseiller, il le chantait déjà, en 1963, vingt ans plus tôt : « Mais vivre sans tendresse
On ne le pourrait pas
Non, non, non, non
On ne le pourrait pas… »
Nadia, elle, leur aurait plutôt préconisé une cure de Prendre un enfant par la main. On évoque alors les messages que son frère m’avait adressés, un soir de 2017. Il avait retrouvé ma trace sur ce réseau social, peut‑être un soir de déshérence. J’avais eu cette impression d’une soirée de solitude, où il avait besoin de parler à quelqu’un. J’en avais profité pour demander des nouvelles de Nadia. « Elle va bien mais on ne se parle plus trop, j’ai tiré un trait sur ma famille. » Il était désormais installé dans le centre de la France, soudeur dans l’aéronautique, pour la Snecma, la fusée Ariane, les mirages… et un peu le nucléaire. Je lui avais dit que j’étais devenu éducateur spécialisé auprès d’enfants handicapés. « Tu as toujours était très calme, attentif aux autres… Ça te va bien.
— Ah bon, j’étais comme ça ? Je ne me rappelle pas…
— Bah moi je me souviens, toujours là pour canaliser, pensé, plus réfléchi que nous ! »
Attentif aux autres, il avait su l’être aussi. « David est SDF, je l’ai reçu chez moi pour le sortir de là, mais il a toujours une tête bornée, et Ludo vit depuis peu en Bretagne, il taffe sur des chantiers sur la France et l’Europe. »
David et Ludo, les deux frères, comptaient parmi ses compagnons d’infortune, eux aussi de « l’Assistance ». Avec Mehdi, autre enfant lui aussi placé, ils vivaient dans mon village, dans une autre famille d’accueil, à côté de la gare ferroviaire. Les souvenirs d’étés heureux à leurs côtés remontaient à la surface. Quand on allait se baigner dans l’Ancre, la rivière qui borde le village, au lieu‑dit « l’embarcadère », en ces temps où cela n’était pas encore interdit. Quand on pouvait dégoter la chambre à air d’une roue arrière de tracteur qui allait servir d’embarcation à la dizaine de marmots que nous étions pour descendre les « rapides » de la rivière. Quand on jouait au foot, sur le terrain herbeux derrière la mairie, en priant une fraction de seconde quand le ballon allait fracasser une vitre de l’édifice municipal, pour qu’il rebondisse à l’extérieur, afin qu’on puisse s’enfuir avec…Les matchs de foot, c’était aussi des derbies que nous organisions, entre Buire‑sur‑l’Ancre et Treux. En guise de stade, on dressait quatre piquets en bois pour les buts dans une pâture, ou dans les terrains marécageux qui séparaient les deux communes. On avait préalablement shooté dans les monticules laissés par les trous de taupe. Il fallait un arbitre impartial : un grand frère de trois ou quatre ans de plus que nous ferait l’affaire. Nadia venait nous voir aussi, parfois, en compagnies d’autres filles. « On regardait Fabian et son frère qui jouaient au foot, et toi tu m’ignorais, comme une grosse conne que j’étais ! » me souffle‑t‑elle aujourd’hui, amusée…
Nadia continue de me parler, mais mon esprit s’échappe… Je pense à La Teigne : l’histoire de ce frère trop vite parti, et incompris, m’évoque, fortement, cette chanson de Renaud. Je m’en ouvre à Nadia. « Ah Renaud ? C’est un chanteur qu’il écoutait quand il s’est retrouvé en foyer, il aimait ses mots. » Car à 16 ans, c’est un foyer à Marcq‑en‑Barœul qui attendait Fabrice : les autorités jugeaient qu’il avait déjà « un pied dans la délinquance ». Il confiera à ses sœurs que cet endroit, « c’est comme en prison, il faut faire sa place sinon on te marche sur les pieds. »
Et elle, Nadia ? Qu’est‑elle devenue, elle ?
« À 18 ans j’ai quitté Treux pour prendre un logement, faire des études et être comptable aujourd’hui. » Nadia décroche son premier poste à Chartres, un Contrat emploi consolidé, dans une association. Un jour, elle entend une bénévole s’exclamer, à propos d’une autre collègue : « Christiane, elle vient de la Ddass, quand le ver est dans le fruit, c’est foutu ! » C’est un choc pour Nadia. « J’avais le cœur qui battait à deux cents à l’heure. Je me suis demandé : est‑ce que je lui dis que moi aussi je viens de la Ddass ? Finalement je n’ai rien dit. J’ai voulu faire de mon histoire une force. Je crois qu’on appelle cela la résilience… » La nuit nous appartient, mais on finit par se saluer. Demain, on danse chez les Rivillon pour le réveillon. Je regarde une dernière fois des photos d’elle aux côtés de son enfant, avant d’aller dormir. On sent qu’elle le porte ce fils, on sent leur complicité, il fait sa joie, elle le pourrit d’amour, ils célèbrent la vie… Et David, l’autre copain d’enfance, qu’on allait chercher pour jouer en sifflant devant chez lui, à côté de la gare. Il est parti, ironie du sort, emporté par un train à l’âge de 44 ans, après une vie d’errance. Fabrice avait à peine trois ans de plus. Destins contrastés, avec celui de sa sœur.
Je me suis réveillé tôt. Très tôt.
Le radio réveil indique 5H55. Et je n’en reviens toujours pas : comment a‑t‑on pu interdire à des enfants de s’installer sur des genoux ? Les années 80, ce n’est pas si loin, c’était hier. J’ai installé le CD dans le lecteur, et le cœur serré, et j’ai écouté Renaud : « Si y a un bon Dieu, une Sainte Vierge
Faut qu’ils l’accueillent à leur enseigne
Parc’qu’avant d’passer sur l’aut’ berge
Y m’avait dit ‘‘personne ne m’aime’’
J’suis qu’une pauv’ teigne
Mais moi qui l’ai connu un peu
Quand parfois j’y repense
Putain c’qu’il était malheureux
Putain c’qu’y cachait comme souffrance
Sous la pâle blondeur de sa frange
Dans ses yeux tristes dans sa dégaine
Mais j’suis sûr qu’au ciel c’est un ange
Et quand j’pense à lui mon cœur saigne
Adieu, la Teigne. »