n° 111  

Aux gardiens de notre humanité

Par Fabian Lemaire |

« On ne pourra même pas se moquer d’eux à l’école : ils n’iront jamais à l’école. » Ils sont si différents que ça, Mathieu et Thomas ? Oui. Oui. On ne va pas mentir, ou faire semblant. Et c’est une douleur, sans fin, pour leurs proches. Il reste « leurs petites joies », et notre humanité.


« Allo ?
—  Allo, c’est la Noiraude. Je voudrais parler au vétérinaire.
—  Ne quittez pas je vous le passe »
répond la voix criarde de la secrétaire.
Nous sommes en 1977. Le gamin que je suis, dévorant son petit pain au chocolat, assiste toujours à la même scène quand débute ce dessin animé diffusé dans l’émission « L’Île aux enfants ».
Le créateur de la Noiraude, vache hypocondriaque, s’appelle Jean-Louis Fournier. Et cet écrivain, humoriste et homme de télévision, est aussi le papa d’un autre personnage majeur de mes jeunes années : « Antivol », l’oiseau qui a le vertige.
Je l’ignore encore, à cet instant, mais son œuvre va accompagner ma vie.
Pourtant, plus tard, pré-adolescent, c’est avec circonspection que je découvre, sur FR3, l’émission d’humour absurde qu’il écrit, « La minute nécessaire de monsieur Cyclopède », présentée par Pierre Desproges. (Je n’étais pas encore tout à fait mûr pour ça.)

Mais surtout, surtout, bien des années plus tard, en 2008, Jean-Louis Fournier publie Où on va papa ?
Je découvre, bien que ce livre soit présenté comme un roman, qu’il est probablement, et largement, autobiographique. Il l’a écrit pour ses fils Mathieu et Thomas, lourdement touchés par un handicap : « Un livre que j’ai écrit pour vous. Pour qu’on ne vous oublie pas, que vous ne soyez pas seulement une photo sur une carte d’invalidité. »

Alors moi, éducateur, travaillant auprès de ces enfants, je ne pouvais pas passer à côté…
Pour Jean-Louis Fournier, comme pour tant d’autres parents d’enfants handicapés, la vie prend brusquement un sens inattendu, à leur arrivée.
Pourquoi ? Parce que c’est le début d’un parcours du combattant sanitaire et social qui enchaîne les rendez-vous médicaux, de rééducation, tout en portant une culpabilité, rarement justifiée… La vie de famille est bouleversée, les frères et sœurs peuvent en souffrir, et la grand-mère paye parfois un voyage à Lourdes, sait-on jamais…
Sans oublier les nuits à ne plus dormir, à se lever pour aller voir si son enfant respire encore, et on se met à rêver à une autre réalité, insoupçonnée, magnifique, sublime :

« Mathieu et Thomas dorment, je les regarde.
à quoi rêvent-ils ?
Font-ils des rêves comme les autres ?
Peut-être que la nuit, ils rêvent qu’ils sont intelligents.
Peut-être que la nuit, ils prennent leur revanche, qu’ils font des rêves de surdoués.
Peut-être que la nuit, ils sont polytechniciens, savants chercheurs, et qu’ils trouvent.
Peut-être que la nuit, ils découvrent des lois, des principes, des postulats, des théorèmes.
Peut-être que la nuit, ils font des calculs savants qui n’en finissent pas.
Peut-être que la nuit, ils parlent le grec et le latin.
Mais dès que le jour se lève, pour que personne ne se doute et pour avoir la paix, ils reprennent l’apparence d’enfants handicapés. Pour qu’on les laisse tranquilles, ils font semblant de ne pas savoir parler. Quand on leur adresse la parole, ils font comme s’ils ne comprenaient pas pour ne pas être obligés de répondre. Ils n’ont pas envie d’aller à l’école, de faire des devoirs, d’apprendre des leçons.
Il faut les comprendre, ils sont obligés d’être sérieux toute la nuit, ils ont besoin, dans la journée, de se détendre. Alors ils font des bêtises. »

La scolarité brillante et exemplaire, en réalité, ce n’est pas pour Mathieu et Thomas. Les souvenirs de Jean-Louis Fournier nous emmènent plutôt vers Le Cancre, façon Prévert.

« À chaque époque, dans chaque ville, dans chaque école, il y a toujours eu et il y aura toujours, au fond de la classe, souvent près du radiateur, un élève au regard vide. Chaque fois qu’il se lève, qu’il ouvre la bouche pour répondre à une question, on sait qu’on va rire. Il répond toujours n’importe quoi, parce qu’il n’a pas compris, qu’il ne comprendra jamais. Le prof, quelquefois sadique, insiste, pour amuser la galerie, mettre de l’ambiance et remonter son audimat.
L’enfant au regard vide, debout au milieu des élèves déchaînés, n’a pas envie de faire rire, il ne le fait pas exprès, au contraire. Il aimerait bien ne pas faire rire, il aimerait bien comprendre, il s’applique, mais malgré ses efforts il dit des bêtises, parce qu’il est non comprenant.
Quand j’étais gosse, j’étais le premier à en rire, maintenant, j’ai une grande compassion pour cet écolier au regard vide. Je pense à mes enfants.
Heureusement, on ne pourra même pas se moquer d’eux à l’école. Ils n’iront jamais à l’école. »

Il paraît qu’on a lancé des cours d’empathie à l’école. Mathieu et Thomas en sont de grands enseignants.
Ils nous enseignent aussi l’importance de ces petits moments qui paraissent insignifiants, mais qui sont ô combien précieux. J’ai bien conscience de la chance que j’ai d’aller glisser, sur la pointe des pieds et dans mon habit de petite souris, lorsqu’une dent d’un de mes enfants tombe, une pièce sous l’oreiller. Et de voir leur joie au réveil.

« Dans un sketch inoubliable, Pierre Desproges se venge de ses jeunes enfants et des horreurs qu’ils lui offrent pour la fête des Mères et des Pères.
Moi, je n’ai pas eu à me venger. Je n’ai jamais rien eu. Pas de cadeau, pas de compliment, rien.
Ce jour-là, pourtant, j’aurais donné cher pour un pot de yaourt que Mathieu aurait transformé en vide-poche. Il l’aurait habillé avec de la feutrine mauve et il aurait collé dessus des étoiles qu’il aurait découpées lui-même dans du papier doré. Ce jour-là, j’aurais donné cher pour avoir un compliment mal écrit par Thomas, où il aurait réussi à tracer, avec beaucoup de difficultés : "Je tème bocoup".
Ce jour-là, j’aurais donné cher pour un cendrier biscornu comme un topinambour, que Mathieu aurait fait avec de la pâte à modeler sur lequel il aurait gravé "Papa".
Comme ils ne sont pas comme les autres, ils auraient pu me faire des cadeaux pas comme les autres. Ce jour-là, j’aurais donné cher pour un caillou, une feuille séchée, une mouche verte, un marron, une bête à bon Dieu… »

Et que leur offrir, à eux ? Jamais ils ne réclament le dernier jeu à la mode. Et il n’existe pas de fiche technique pour s’occuper d’un enfant handicapé. Alors on bricole, on tâtonne…

« Thomas ne va pas très bien. Il est nerveux malgré les calmants. Il a parfois des crises où il est très violent. Il faut quelquefois le faire interner à l’hôpital psychiatrique… Nous allons le voir la semaine prochaine, déjeuner avec lui. Comme c’est bientôt Noël, j’ai proposé à l’éducatrice de lui apporter un cadeau, mais lequel ?
Elle m’a dit qu’ils écoutaient de la musique toute la journée. Toutes sortes de musiques, même de la classique. Un pensionnaire qui a des parents musiciens écoute du Mozart et du Berlioz. J’ai pensé aux "Variations Goldberg", une partition écrite par J.-S. Bach pour calmer le comte de Keyserling qui était un monsieur très nerveux. à l’IMP, il y a certainement beaucoup de comtes de Keyserling qui ont besoin d’être calmés, J.-S. Bach ne peut que leur faire du bien. Je leur ai apporté le disque.
L’éducatrice va tenter l’expérience. Si un jour Bach pouvait remplacer Prozac… »

Malgré l’IMP, demeure ce doute : s’il m’arrive quelque chose, qui s’occupera de mon enfant ?
Parfois, cette question n’a plus lieu d’être, car survient cette anomalie pour tout parent : voir son enfant partir avant soi.

« Mathieu est de plus en plus voûté. Les kinés, le corset en métal, rien n’y fait. à quinze ans, il a la silhouette d’un vieux paysan qui a passé sa vie à bêcher la terre. Quand on le promène, il ne voit que ses pieds, il ne peut même plus voir le ciel.
Un moment, j’ai imaginé fixer sur le bout de ses chaussures des petits miroirs, comme des rétroviseurs qui lui refléteraient le ciel…
Sa scoliose a augmenté, elle va bientôt provoquer des ennuis respiratoires. Une opération sur la colonne vertébrale doit être tentée.
Elle est tentée, il est totalement redressé.
Trois jours plus tard il meurt droit. Finalement, l’opération qui devait lui permettre de voir le ciel a réussi. »

C’est un paradoxe.
Être à la fois triste, mais aussi, ça ne s’avoue pas, soulagé par un départ.
La personne polyhandicapée, c’est une espérance de vie de 40 ans.
On aimerait s’échapper, loin de tout ça, jusqu’à parfois envisager des solutions radicales :

« Quand je suis seul en voiture avec Thomas et Mathieu, il me passe quelquefois dans la tête des drôles d’idées. Je vais chercher deux bouteilles, une de Butagaz et une de whisky, et je les viderai toutes les deux.
Je me dis que si j’avais un grave accident de voiture, ce serait peut-être mieux. Surtout pour ma femme. Je suis de plus en plus impossible à vivre, et les enfants qui grandissent sont de plus en plus difficiles. Alors je ferme les yeux et j’accélère en les gardant fermés le plus longtemps possible. »

Et si un espoir demeure, il est peu probable de le trouver dans ce monde :

« Il paraît qu’on va se retrouver un jour, tous les trois. Est-ce qu’on va se reconnaître ? Comment vous serez ? Comment vous serez habillés ? Je vous ai toujours connus en salopette, peut-être que vous serez en costume trois-pièces, ou en aube blanche comme les anges ? Peut-être que vous aurez une moustache ou une barbe, pour faire sérieux ? Est-ce que vous aurez changé, est-ce que vous aurez grandi ? Est-ce que vous allez me reconnaître ? Je risque d’arriver en très mauvais état. Je n’oserai pas vous demander si vous êtes toujours handicapés…Est-ce que ça existe les handicapés, au Ciel ? Peut-être que vous serez devenus comme les autres ?
Est-ce qu’on va pouvoir enfin se parler d’homme à homme, se dire des choses essentielles, des choses que je n’ai pas pu vous dire sur Terre parce que vous ne compreniez pas le français et que moi, je ne parlais pas le lutin ?
Au Ciel, on va peut-être enfin se comprendre.
Et puis surtout, on va retrouver votre grand-père. Celui dont je n’ai jamais pu vous parler, et que vous n’avez jamais connu. Vous allez voir, c’est un personnage étonnant, il va certainement vous plaire et vous faire rire. Il va nous emmener faire des virées dans sa traction, il va vous faire boire, là-haut on doit boire de l’hydromel. Il va rouler vite avec sa voiture, très vite, trop vite. On a pas peur. On a rien à craindre, on est déjà morts. »

On ne sort pas indemne de la lecture de ce livre. Ni d’une rencontre avec des enfants polyhandicapés.
Côtoyer la souffrance de ces familles m’a appris à cesser de les juger, définitivement. Une collègue me disait : « Tu es trop indulgent avec les parents. Madame Behna, elle est têtue, mais moi aussi ! »
Je n’imaginais pas mon métier comme une confrontation, comme une lutte pour avoir le dernier mot. Mais elle, si. Elle devait avoir raison, elle est devenue chef de service.
J’ai préféré la proximité des enfants, continuer à chanter, à simuler une chute pour les voir rire… Jean-Louis Fournier, lui, ne le pouvait pas, publiquement :

« Un père d’enfant handicapé doit avoir une tête d’enterrement. Il doit porter sa croix, avec un masque de douleur. Pas question de mettre un nez rouge pour faire rire. Il n’a plus le droit de rire, ce serait du plus parfait mauvais goût. »

La question le taraude, évidemment : aura-t-il été un bon père ?

« J’ai parfois l’impression d’avoir laissé des traces, mais de celles qu’on laisse après avoir marché sur un parquet ciré avec des chaussures pleines de terre et qu’on se fait engueuler. Quand je regarde Thomas, quand je pense à Mathieu, je me demande si j’ai bien fait de les faire.
Faudrait le leur demander.
J’espère quand même que, mises bout à bout, toutes leurs petites joies, Snoopy, un bain tiède, la caresse d’un chat, un rayon de soleil, un ballon, une promenade à Carrefour, les sourires des autres, les petites voitures, les frites… auront rendu leur séjour supportable. »

J’en suis convaincu, leur séjour parmi nous n’aura pas été vain.
Et loin des idées nauséabondes qui affirment qu’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien, les plus fragiles nous parlent.
Ils sont les gardiens de notre humanité.