n° 107  

Bienvenue en sous-France

Par Cyril Pocréaux |

« La dépression, personne ne la comprend. On nous considère comme déviants. Avant, je pensais que j’étais seule… » Ils sont de plus en plus nombreux, pourtant, nos enfants et nos ados, à survivre en souffrance mentale. Pour y répondre, on manque de moyens, de lits, de lieux, de personnels, de vocations. Malgré les alertes, tout le monde s’en fout : notre jeunesse brûle et on regarde ailleurs. Nos dirigeants les premiers.


 CMP de Rosny‑sous‑Bois (93), le 13 avril. 9h20. Bureau d’accueil.

« Alors, là, tu vois, dans ces deux gros classeurs jaune et violet, tu as les enfants en attente. Cette partie‑là, c’est les "prioritaires". Et là, la pile qu’on fait dépasser, c’est les "urgents". Des gamins qu’on devrait recevoir vraiment tout de suite, au plus tard dans les trois mois, parce qu’il y a un vrai risque. Mais pour eux, c’est neuf mois d’attente, en moyenne… Et après, quand on les a reçus pour l’entretien d’accueil, ils ont encore une seconde liste d’attente en interne pour voir une psychomotricienne, un groupe thérapeutique, ça peut durer plusieurs mois encore. On doit choisir entre des enfants qui ont tous besoin de soin. ça me rend dingue.
—  Ah oui, quand même… Et pour les
"prioritaires", alors ?
—  Les prioritaires, on les recevra jamais,
je te le dis honnêtement.
—  Ah.
—  Moi, je pourrais pas, franchement, m’occuper de ces dossiers, ça me serait insupportable. Normalement c’est Sabine, notre secrétaire, qui gère ça. C’est le poumon de tout ce qu’on fait ici, mais cette semaine elle est en arrêt maladie. Et quand elle est pas là, c’est l’enfer.
—  Elle est pas remplacée ?
—  Naaan, tu rigoles… On n’a ni le temps de former quelqu’un, ni le budget. »

C’est Géraldine, l’une de nos Fakiriennes sur Paris, qui m’avait alpagué un jour, au coin d’une table de vente : « Faut vraiment que tu fasses un dossier sur la pédopsychiatrie, c’est le bazar. On n’a plus aucun moyen, on est débordés par le nombre de gamins… » Elle m’a relancé, et re‑relancé, pour que je m’y colle. Elle avait raison, et elle a gagné : ce jour‑là, me voilà dans les locaux du centre médico‑psychologique (CMP) de Rosny‑sous‑Bois, en Seine‑Saint‑Denis, lisière nord‑est de Paris. C’est là, dans cette petite zone pavillonnaire, que bosse Géraldine, psychologue pour enfants. « Le nerf de la guerre, pour nous, c’est le temps. On a quoi ? Deux cents jeunes patients en tout, environ, ici... »
Le téléphone sonne.
Géraldine répond : son rendez‑vous de 9h30 n’est pas venu, alors elle se glisse dans le rôle de la secrétaire.

Je soupire, pendant les coups de fil. Et je repense à toutes les alertes qui avaient sonné à mes oreilles, depuis que Géraldine m’avait parlé du sujet. Tout récemment, même, en mars 2023 : un rapport de la très sérieuse Cour des comptes avait tiré, une nouvelle fois, la sonnette d’alarme. Que disait‑il ? Qu’en France, environ 1,6 million d’enfants et d’ados présentent un trouble psychique ou psychiatrique.
Problème : la moitié seulement sont suivis. Dans le secteur hospitalier – pour la grande majorité en ambulatoire, c’est‑à‑dire en rentrant chez eux le soir. Ou alors en CMP, les centres médico‑psychologiques, comme à Rosny, ou encore par les psys, en libéral. Du moins, pour ceux qui ont les sous. Ou qui trouvent des médecins, vu que la profession est un désert (voir pages 10 et 12).

Je reviens sur les classeurs violet et jaune, ça me perturbe, ces grandes feuilles classées avec des gens, des enfants, des drames potentiels, qui attendent, qui espèrent, cet océan de peines que l’équipe doit vider à la petite cuillère.
« Et les autres, alors ? Toute la grosse pile ?
—  On a décidé de supprimer la liste. Faut pas se leurrer : on ne les recevra jamais. On a dit aux familles de trouver une autre solution.
—  C’est‑à‑dire ?
—  Il faut qu’ils trouvent en libéral. Mais les psychologues ne sont pas remboursés, et les psychiatres pratiquent les dépassements d’honoraires. Alors, ils sont nombreux à ne pas pouvoir faire suivre leur enfant. »

Le téléphone sonne. « D’accord… crises répétées au quotidien… »
« C’était le directeur d’une école, justement. C’est très difficile avec un jeune. Beaucoup d’enfants nous arrivent à trois ans, l’âge où ils entrent à l’école, parce que les instits se rendent compte qu’il y a un problème. »

Le téléphone sonne.
« C’était pour une petite fille, elle a huit ans, elle est complètement éclatée dans sa tête. Il s’y passe des choses assez violentes, qu’elle nous raconte, enfin, quand on peut la comprendre, car elle a du mal à s’expliquer, elle n’a aucune cohérence… Bon, le père estime qu’elle est juste un peu inattentive. Parfois, les parents, souvent les pères, sont dans le déni. »
Le téléphone sonne.
Le téléphone sonne.
Le téléphone sonne…

Je m’échappe du bureau d’accueil, du coup.
Je croise des parents qui descendent du premier étage, au sortir de leur réunion de groupe. Parce c’est ça, aussi, le traitement des troubles psy chez les enfants : soigner les familles. Ouvrir la parole, éviter le repli sur soi. Alors, une fois par mois, certains parents se retrouvent, partagent leurs maux, qu’ils pèsent un peu moins lourd, peut‑être. Trois mamans semblent s’interroger du regard : OK, Marie‑Jeanne, Marine et Emma sont partantes pour en parler. « Oui oui, parce que c’est un sujet important, il faut que les gens sachent », justifie presque Marie‑Jeanne en prenant une chaise, dans la pièce d’à côté. Son petit garçon, William, huit ans, passe d’une vidéo à l’autre sur le smartphone, pendant que maman parle.

Marie‑Jeanne : « On se sent délaissées, abandonnées avec nos problèmes. Pour William, il m’a fallu deux ans pour avoir un orthophoniste au téléphone. Et après, encore deux ans pour avoir un rendez‑vous avec lui. J’ai commencé à chercher, il avait cinq ans. Il va en avoir neuf. On n’a pas encore d’aide : le dossier MDPH est en cours. La Sécurité sociale rembourse 750 euros pour un bilan qui coûte 2500. Moi, toute seule, je ne peux pas.
Marine : On est démunies, complètement : on ne sait pas comment les accompagner, nos enfants. Heureusement, ça nous fait du bien de discuter entre nous. On s’aperçoit que les problématiques sont souvent les mêmes, surtout dans le rapport à l’école. Quand on fait des démarches pour avoir une AESH, ça bloque. Parce que si la personne n’est disponible qu’à temps partiel, je devrai le garder le reste du temps, et je ne peux pas.
Fakir : Mais c’est pas légal, ça, non ? L’école ne peut pas refuser d’accueillir un enfant ?
Emma : Mais ça se passe comme ça, pourtant. Pour Nicolas, comme l’AESH n’était disponible qu’une demi‑journée, le directeur a dit non pour le reste du temps, que c’était à moi de le garder. Je lui ai dit : "S’il vous plaît, s’il vient à l’école toute la journée, il va progresser". Mais non, il n’a pas voulu. J’ai dû arrêter de travailler pour ça. Des amis en Belgique m’ont dit de nous rapprocher de la frontière, qu’on pourrait le mettre dans une école là‑bas : ils acceptent tout le monde. »

Sur le tapis, aux pieds de sa mère, Nicolas, petit bonhomme de cinq ans, s’amuse avec les figurines d’animaux. En silence : « Il a un gros problème de langage, mais on ne sait pas pourquoi » Marine : « C’est pas normal, quand même, de devoir aller dans un autre pays pour placer son enfant à l’école. Ils nous parlent d’inclusion, mais ils vont contre la loi. »
Balayons, ici, les préjugés : enfants à problèmes, familles instables ? Non : j’ai devant moi des mamans impliquées, concernées, qui prennent du recul sur leur situation, se démènent pour trouver des solutions pour leur gamin.
Marie‑Jeanne reprend : « Pour les gens, c’est comme une punition qu’on aurait méritée. Ils nous regardent et c’est comme s’ils disaient "C’est tant pis pour vous, vous n’aviez qu’à avoir un enfant normal…" Comme si un enfant, on le choisissait comme dans un supermarché ! Le regard des autres, on le subit tout le temps.
Marine : Tant qu’on ne l’a pas vécu, on ne peut pas savoir ce que c’est. Et en plus, on culpabilise. »
Le conjoint de Marine l’appelle au téléphone, d’en bas. Il faut y aller : il y a le peu de temps que laisse la vie, après les soins pour le petit. Nicolas, qui avait peur de moi tout à l’heure, me sourit.

« Un enjeu prégnant de santé publique. »

Les dépenses totales dédiées à la prise en charge de la psychiatrie infanto‑juvénile représentent environ 3 milliards d’euros, chaque année, en France.
Problème : ça craque, malgré ça, de partout, avec 800 000 gamins laissés sans soins. ça craque à l’hôpital, d’abord, parce qu’entre « 1986 et 2013, 59 % des lits de pédopsychiatrie ont fermé », alors que la population des moins de 16 ans restait stable, notent les magistrats de la Cour des comptes. Dans les CMP, ensuite, très inégalement répartis sur le territoire, avec des attentes de six mois, un voire deux ans avant de pouvoir décrocher un rendez‑vous, note le rapport. Côté libéral, enfin, puisque les pédopsychiatres disparaissent : leur nombre a chuté de 34 % entre 2010 et 2022.

Et sinon ? Huit départements n’ont toujours aucun lit d’hospitalisation pour les moins de dix‑huit ans. Trente‑deux – un tiers du territoire – ne comptent qu’un seul pédopsychiatre. Tout ça alors que « la part des adolescents atteints d’un syndrome dépressif a plus que doublé, passant de 10 % à 22 % ».
Bref : on a de plus en plus de besoins, mais de moins en moins de bras, de cerveaux et de lits pour y répondre. Au point que le Président de la Cour pointe l’urgence, solennellement, pour tancer les « faiblesses de l’organisation de soins de pédopsychiatrie », les « carences de la politique de prévention », la « gouvernance des politiques de santé peu efficiente ». Et de prévenir : y remédier « est un enjeu prégnant de santé publique ».

 13h30. Repas d’équipe.

Ça ne me surprend guère : à table, on parle boulot. « Même sans moyens, on arrive à sortir de l’isolement, assure Sarah, pédopsychiatre. On a créé l’an dernier trois nouvelles structures sur le pôle, sur la périnatalité, les troubles du comportement alimentaire, et une unité familiale. L’ARS nous subventionne en fonction des projets qu’on présente. Les autres actions, on les mène à moyens constants, en bidouillant. Enfin, bref. On arrive quand même à faire des soins de qualité. Pour ceux qu’on peut accueillir, en tout cas… » Dans le coin, les familles cumulent, souvent : troubles pour les gamins, et soucis économiques pour les familles. Mais c’est donc surtout, comme partout, le nombre de jeunes en attente qui pose souci. Le CMP, ici, dépend de Ville‑évrard, l’hôpital qui couvre une douzaine de villes du 93. Une trentaine d’enfants attendent une place à l’hôpital de jour. Alors, ils débarquent au CMP, souvent. « On porte plein de situations qui devraient être prises en charge par les instituts médico‑éducatifs, les IME, soupire Guillaume, pédopsy lui aussi. Mais comme l’état sous‑investit dans ce domaine du médico‑social, les familles n’y trouvent pas de place, et viennent nous voir. Le 14 décembre, on a fait une manif avec les parents : il y avait 2000 enfants sans solution en IME ! Et nous, dans l’autre sens, on adresse chaque année une quarantaine d’enfants à l’hôpital, qui ont besoin d’un suivi quotidien. Sur les quarante, ils en accueillent huit, environ. Alors, on continue à accompagner des enfants qui vont très mal mais qu’on ne pourra pas suivre au jour le jour. Et ça nous empêche d’en suivre d’autres qui ont, eux, des troubles psychiatriques.
Sarah : Quand on entend les politiques dire qu’on ne trie pas les enfants… Si, on les trie, en fait. »

Je reviens dans le bureau de l’accueil.
Amélia, assistante sociale, a repris un temps le rôle de la secrétaire.
Elle raconte, entre deux coups de fil. « Y a bien un IME en attente d’ouverture à Montreuil, mais ça fait trois ans que ça dure. Trois ans que les parents attendent. Alors, ils craquent. C’est compliqué de se projeter, hein, quand votre enfant est sur liste d’attente depuis deux ans, et qu’on vous dit du jour au lendemain que c’est fini… Parce que ça change tout le temps, en fonction des gens qui décident. On avait beaucoup de départs en Belgique avant, des mamans qui arrêtaient même de travailler pour ça. Depuis les reportages télé montrant des maltraitances dans des instituts belges, ça s’était calmé. Mais là, c’est reparti. »
Le téléphone sonne.

Il tient à ça, donc, l’avenir de nos gamins en souffrance ?
à la bonne volonté individuelle d’une adjointe
au maire ?
à un reportage télé ?
à quelques lignes budgétaires ?

Pour tenir, en face, les salariés du CMP et du CATTP – une structure pour les cas les plus compliqués, avec moins d’enfants dans la file – les 19 salariés, donc, déploient des trésors d’inventivité, pour les 200 jeunes qu’ils accueillent. On m’avait prévenu, déjà, à Ville‑Evrard, n’ouvrant les portes qu’à moitié, peur d’être maltraités dans un article, après tout le reste : « Attention, déjà qu’y a une crise des vocations… » Alors, il faut le dire : ils font un travail formidable, ces femmes, ces hommes, elles et ils se débrouillent avec des morceaux de bouts de ficelles, et ne reçoivent en retour, souvent, que le sourire d’un gamin. Il en faut, des doses d’amour, et de vocation…
Je les ai vues, avec Sandrine, jeune fille prostrée dans la voiture, refusant de sortir, en conflit avec sa maman, perdue comme elle, petit bout de jeune fille, « entre tristesse et colère », que l’école aimerait voir continuer mais qui « sait que c’est nul, ce qu’elle fait ».
Je les ai vues, en thérapie de groupe pour deux petits gamins autistes, Géraldine, émilie, Claire, passer une heure à analyser chaque mouvement, à interpréter chaque geste, chaque signe, « il a réagi quand je lui ai touché le dos avec la main, il a prononcé ton prénom, il s’est tapé la tête au sol sans raison apparente, pourquoi ? »

Tout le reste, en dehors de ça, est un gâchis.
Un énorme gâchis, de vocations et de talents. C’est une amie, sur Toulouse, qui me le confiait : « Je vais quitter mon CMP, parce que je n’en peux plus de l’impossible. J’ai l’impression de faire de la merde, et c’est très lourd. Je vais quitter le service public. »
Tout ça est finalement un grand jeu de dominos, qui tombent l’un sur l’autre, l’hôpital sur le CMP sur le libéral sur les associations, et dont la dernière pièce, en bout de chaîne, n’a plus rien sur quoi s’appuyer.

 Centre Cre2ado, Amiens. Le 12 avril. 9h10.

« Profondeur », « Respire, dire, écrire », « apaisant », « réconfortant », « J’ai besoin d’être aimé », « Merci ». Sur les post‑it multicolores collés au mur, les gamins ont griffonné leurs sentiments en atelier d’écriture. Je regarde, je papillonne, pendant que l’équipe règle les derniers détails de la journée qui s’ouvre, écoute ou lit les messages laissés sur le répondeur. « Alors, Vivian : on nous demande de le recevoir, c’est une indication +++… », traduit Fabian.
Fabian, dit Chef, à Fakir, par ailleurs éduc’ spé dans la vie civile, c’est lui qui m’a ouvert les portes du lieu, où il bosse depuis quelques semaines maintenant : Cre2ado. De petits locaux complètement anonymes, quelques pièces superposées, au centre d’Amiens. « On reçoit des jeunes qui ont souvent le même profil, précise Sébastien, l’un des fondateurs de la structure : harcèlement scolaire, décrochage, agressions sexuelles… »
Nous y voilà, donc, au bout de la chaîne : quand l’hosto ne peut pas accueillir, quand les CMP débordent. Qu’il faut se tourner vers le libéral, et puis finalement vers les associations, comme celles‑ci.

La pièce d’à côté, peu à peu, se remplit : les jeunes arrivent pour leur demi‑journée.
En attendant que le petit groupe soit complet, on bavarde autour d’un café, avec l’équipe.
Sébastien : « J’ai travaillé vingt ans au CHU d’Amiens, j’étais coordonnateur d’un centre d’accueil de jour pour adolescents. Les docteurs Mille et Boudaillez, des précurseurs, y ont été parmi les premiers à mêler psychiatrie et pédiatrie. L’idée, c’était d’accueillir les ados pendant leur hospitalisation, et sans blouse blanche. On les recevait dans de vieux préfabriqués, mais c’était l’âge d’or, on a réussi à faire des choses incroyables avec les gamins. Puis le docteur Mille a eu une inspiration : accueillir les ados en amont et en aval de leur hospitalisation. Ça a eu un vrai effet sur la prévention des suicides.
Puis, à l’hôpital Sud, on nous a mis dans un immense bloc, sans fenêtre, sans ouverture sur l’extérieur. Les ados l’appelaient
"le frigo". Même moi, j’ai fait les tests, mon taux de vitamine D avait chuté ! Puis ils ont tout regroupé, hôpitaux nord et sud, pour cause de "rationalisation".
Et puis, l’arrivée de la tarification à l’acte, la T2A à partir de 2004 a tout fait exploser : il fallait entrer dans les grilles pour avoir des crédits. Et le problème, c’est que recevoir des ados en amont des crises pour leur éviter l’hospitalisation, ou en aval pour prévenir la récidive, ça ne rentrait pas dans les grilles de la T2A. Alors qu’une tentative de suicide, quelque part, il fallait la traiter, donc l’hôpital était subventionné pour ça. Bref, c’était une logique complètement incompatible avec tout ce qu’on faisait depuis des années : il fallait, désormais, que les ados soient rentables.
Alors, en 2017, je suis parti faire ma vie ailleurs.
Mais avant, on a mené un dernier combat : ils voulaient fermer le centre de jour pour les jeunes, à cause d’une
"confusion dans l’orientation d’un budget". Toute l’équipe s’est mise en arrêt. Notre pétition a réuni 3500 signatures, il y a eu du remue‑ménage médiatique. Et on a gagné : ils ont continué à accueillir, un peu, les ados. »
Julie a bossé avec Sébastien, de petits bouts de contrats en CDD renouvelés, pendant six ans : « On devait trouver des mécènes, des sponsors pour financer notre activité, on ne coûtait rien… Mais peu à peu, ils ont tout vidé de sa substance initiale. Les dernières années, on passait notre temps à pleurnicher pour obtenir des choses. C’était une mainmise comptable totale sur l’hôpital. » Julie a dit stop, elle aussi.

J’en suis sûr, maintenant : la situation de la pédopsychiatrie, ce n’est pas de l’incompétence, de la part de nos dirigeants. C’est le fruit d’une idéologie profondément ancrée chez eux, à vouloir faire des économies, pardon, « rationaliser », à voir le monde à travers des tableaux de chiffres pour mieux faire correspondre la réalité à leur vision.
C’est la même logique à l’œuvre, pour nos gouvernements successifs, depuis dix, vingt ans. La santé mentale des gamins ? Ce n’est pas leur projet, qui ne rêve que de « start‑ups », de « disruptions » et de « premiers de cordée ».

Et revient, encore, ce sentiment de gâchis. « On est sortis abîmés de tout ça, reprend Julie. Il a fallu du temps pour se remettre en selle, parce qu’à la fin, on était mal. »
Sébastien : « C’est de la maltraitance institutionnelle, pour les ados comme pour les soignants. La DRH, je lui avais dit : et si c’était vos enfants qui devaient être accueillis ici, qu’est‑ce que vous feriez ? Elle n’a rien dit, et elle a regardé ses godasses… Après ça, j’avais en moi une colère, une rancœur de toute cette injustice, cette violence qu’on avait subie. Tant de travail pour ça… J’ai essayé d’ouvrir un cabinet en libéral, les médecins m’envoyaient des ados, mais c’était seulement ceux dont les familles pouvaient payer. Ça m’a posé un problème éthique, j’étais mal à l’aise. Alors, j’ai pris mon bâton de pèlerin. Je suis allé convaincre les anciens, comme les docteurs Mille et Boudailliez, pour voir si on ne pouvait pas faire autre chose, nous‑mêmes… »

Cre2ado allait naître en 2020, une structure baroque, associative, sans chef, autogérée, appuyée sur des subventions comme celle de la Fondation de France, puis de l’ARS, au bout d’un an. Faute de fonds suffisants, le centre n’ouvre qu’une journée par semaine, le mercredi. Le reste du temps, il faut bosser ailleurs – Julie est AESH, par exemple.
Précision : c’est gratuit, pour les familles des ados qui viennent (sur conseil de l’hôpital d’un médecin, d’anciens collègues du réseau...). Les vingt‑cinq places disponibles sont prises, désormais. « Même nous, on ne se doutait pas, après la crise du Covid, du nombre d’ados en souffrance », soupire Julie. Sébastien abonde, en secouant la tête : « On a fait une journée portes ouvertes en 2021 : 140 personnes sont venues, c’était incroyable ». Les jeunes, les parents, aussi. « Ils venaient, restaient, squattaient la place des ados, parce qu’ils vont mal également. On a dû créer un groupe pour les parents, sur un autre créneau, avec d’autres professionnels. » Les jeunes, eux, doivent être volontaires pour pousser la porte. « Et à partir de là, on ne sait pas si on les accueille pour trois mois, un an ou plus… » On est là sur le dernier des dominos. Mieux vaut qu’il reste debout.

 10h00

Huit jeunes sont autour de la table.
Et y a tous les profils, d’un œil ça se voit, la plus extravertie, et puis les silencieux, aussi. Hicham, qui a quoi, douze ans ? Il ne dit rien. Il y a Noémie, cachée derrière ses boucles noires, immobile, qu’on ne voit pas, qu’on n’entend pas, qu’on devine à peine, mutique. Qui répond d’un soupir, sans tourner la tête, quand on lui demande quel atelier elle veut intégrer. C’est la deuxième fois qu’elle vient.
« Purée », je me dis, et c’est pas la première fois : qu’est‑ce qui a pu arriver à une gamine de quinze ans pour se retrouver dans cet état ? On en est où, collectivement, pour en arriver là ? Et les autres, plus ouvertes, contentes de retrouver les copines, y a quoi, derrière leur touche de maquillage ?
« Alors, qui veut aller en couture ? Expression corporelle ?
—  Autour du dessin, je préfèrerais…
—  Sidonie ?
—  Couture…
—  Damien ?
—  Jeux de rôles.
—  Je sais pas…
—  Je prends aussi, c’est un début de réponse. »

Sophie donne son choix, je n’entends pas, mais je vois le truc : que tout le monde s’exprime au moins une fois, même sans parler, devant les autres. Certains partent de loin, d’un silence absolu. « Ils se socialisent entre eux, sortent de l’isolement », m’avait prévenu Julie.
Du sous‑sol à la mezzanine, par l’étroit escalier, tout le monde se répartit par activité.

 11h30

« Je suis déjà nostalgique. C’était bien, non, ce qu’on a partagé ensemble ? Y a eu des moments émouvants… » Sous le regard des post‑it collés au mur, Sara conclut l’atelier d’écriture, arrivé à son terme après plusieurs séances. On m’accorde le droit d’assister à la fin. « Ça fait du bien, sourit Céline. Ça permet de se libérer de la semaine. J’ai ma mère pour parler, mais au bout d’un moment, je crois que je la dérange, avec mes problèmes.
Sara : On est là, nous.
Céline : Voir qu’il y a d’autres jeunes dans la même situation, qu’on n’est pas toutes seules...
Sidonie : On voyage, ici. Et le groupe est bien.
Sara : C’est vrai qu’on ne se le dit jamais, ça, entre nous. Alors, merci à vous.
Hicham (que j’entends, enfin !) : Il y a du bonheur, de la liberté, de la délivrance, aussi, ici. Y a tellement d’endroits où on ne peut pas parler. On est libres, et ça, ça crée du bonheur.
Céline : Parce que dehors, les gens ne savent pas ce qu’on vit, ce qu’on traverse. Pour eux, c’est insignifiant. Ils ne comprennent pas ce que c’est la dépression.
Hicham : Le cahier d’écriture ? Je vais le garder, oui. Je vais continuer à écrire. Si je me sens mal, j’écrirai encore dedans.
Sara : Moi, je le garde précieusement. Je le relirai, dans dix ans. J’espère qu’à ce moment‑là, je serai heureuse, que je me dirai "j’ai traversé des moments durs, mais maintenant ça va bien"… »

C’est l’heure de la pause.
Dehors, je me rapproche de Céline et Sara.
Elles me parleraient, peut‑être ? Ensemble ? « On se connaît, on s’est déjà raconté nos vies, pas de problème. »
Céline, alors : « J’ai été hospitalisée, le médecin m’a demandé si je voulais venir ici, en sortant. Je me suis vite sentie bien avec le groupe.
Fakir : Ton hospitalisation, c’était pour quoi ?
Céline : Phobie scolaire et sociale, et puis dépression. J’arrivais pas à aller en cours, ou juste quelques heures par semaine.
Fakir : Mais c’est quoi, qui te faisait peur ?
Céline : On avait beaucoup de pression sur les résultats, le bac, les devoirs. Ici, je sais que je ne suis pas jugée. Les copains, les copines, ils ne posent pas trop de questions, ils font avec. Avant d’arriver ici, je pensais être la seule dans mon cas. La dépression, personne ne la comprenait. Mon père l’a très mal pris. Il ne m’adressait plus la parole. Me considérait comme anormale.
Sara : Déviante.
Céline : Exactement.
Fakir : Et toi, Sara ?
Sara : Pareil, le médecin m’a conseillé de venir. J’avais peur des autres. J’avais fait pas mal de conneries à cause des médicaments que je prenais. Fin 2021, j’ai été hospitalisée. Et puis, en novembre 2022, j’ai fait une rechute. Alors, je suis venue, et j’ai apprécié la vie, à nouveau.
Fakir : C’était quoi, le souci, pour toi ?
Sara : Des dépressions, avec à un moment des hallucinations auditives et visuelles. Y avait la pression scolaire, beaucoup de devoirs, le rapport aux autres. Je vomissais chaque matin avant d’aller en cours. J’étais pas bien dans ma peau.
Fakir : C’est dingue, parce que je me suis dit, en arrivant, que tu semblais bien, extravertie, justement.
Sara : Oui, mais non. J’étais envahie par les réseaux sociaux, aussi. Ils m’étouffaient, complètement.
Céline : Moi aussi.
Céline : Sur les réseaux, tout est fait pour faire croire que les autres ont une vie parfaite, alors on se compare, on se compare…
Sara : Le corps des autres filles, surtout. Tout est toujours parfait. Je passais ma vie avec le téléphone dans la main, même quand j’étais avec les autres. Maintenant, j’essaie de limiter tout ça. De privilégier les vraies relations.
Fakir : Et la suite, vous la voyez comment ?
(Elles prennent une grande respiration, et rigolent, franchement.)
Sara : Ça rumine, dans ma tête. J’ai peur de l’avenir, alors j’essaie de ne pas me projeter. Je vais redoubler, en tout cas, puisque je ne vais plus en cours. Plus tard ? J’aimerais bien être professeur des écoles dans le Sud. M’occuper d’enfants.
Céline : Moi, je veux juste aller mieux. C’est stressant, de pas savoir ce qui va se passer ensuite. Et plus tard, devenir auxiliaire de puériculture, peut‑être. On a mis nos vies sur pause mais il va falloir y retourner. »

Et pourtant, on sait.

Ça me fatigue, à force.
Parce que c’est toujours, invariablement, la même chose.
Que j’explique : dossier après dossier, sur les dégâts du numérique, sur l’urgence de la rénovation thermique, sur les dangers de la sous‑traitance dans le nucléaire, et j’en passe, c’est le même constat. Les institutions et organismes de tout poil, les parlementaires, même, pondent des rapports officiels qui, des années en amont, préviennent qu’on va dans le mur. Qui indiquent des solutions et le cap à suivre. Avec à chaque fois des dizaines, des centaines de données à la clé. Pour quel résultat ?
Aucun.
Les gouvernements successifs s’en cognent, au mieux, quand ils n’accélèrent pas plus franchement encore dans la mauvaise direction.
Là, il s’agit de la santé mentale des enfants, donc.
Et les rapports, ici aussi, s’empilent, pour rien.

On a déjà évoqué celui de la Cour des comptes. Il n’est pas seul, loin s’en faut :
— La Défenseure des droits, en novembre 2021. Parce qu’en vingt ans le nombre d’enfants suivis en psychiatrie a augmenté de plus de 60 %, qu’en quinze ans les hospitalisations ont doublé, les soins psychiatriques des mineurs doivent devenir une « priorité publique », selon Claire Hédon. Pas de réaction.
— Le Conseil national de l’ordre des médecins alertait, dès 2017 : le nombre de pédopsychiatres a été divisé par deux entre 2007 et 2016. « Un désastre sanitaire », pour Christophe Libert, président de l’Association des psychiatres de secteur infanto‑juvénile. Pas de réaction.
— Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), à peine 2000 lits d’hôpital étaient dédiés en 2018 aux mineurs, contre 52 000 pour les majeurs. Résultat : on envoie fréquemment les gamins à l’hôpital avec des adultes psychotiques, avec les drames – violences sexuelles par exemple – que cela implique. Au point que la Défenseure des Droits a demandé expressément au gouvernement d’interdire l’accueil de mineurs en unités psychiatriques pour adultes. Pas de réaction.
— Un rapport sénatorial, en avril 2017, exhortait à « soutenir les réseaux en pédopsychiatrie en leur donnant les moyens de fonctionner », à rouvrir « des lits hospitaliers en psychiatrie infanto‑juvénile », à augmenter « les capacités d’accueil en hôpital de jour, en centre d’activité thérapeutique à temps partiel (CATTP) ». C’est le contraire qui s’est produit.
— Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge s’inquiétait récemment que la consommation d’antidépresseurs chez l’enfant et l’adolescent a augmenté de 62 % (+ 48 % pour les antipsychotiques) entre 2014 et 2021. D’où la demande « de renforcer considérablement les moyens structurels dédiés à la santé mentale de l’enfant » et « les moyens de la pédopsychiatrie ».
Mais non : rien.
On laisse faire.
Pourtant, même sur un strict plan comptable – leur obsession – ça ne tient pas. Selon un rapport de la London School of Economics de 2014, un euro investi pour la prévention dans le secteur de la psychiatrie en fait économiser 15 au moment de traiter plus tard les maladies psychiques (qui représentent un coût de 80 milliards d’euros par an en France).
Rien.
Ah si : un numéro vert, lancé en 2018. Qui peut être utile, certes, avec plusieurs dizaines de milliers d’appels reçus. Et aussi, il y a bien cette « feuille de route » du gouvernement, publiée en 2018. Mais insuffisante, selon la Cour de Comptes : « La direction générale de l’offre de soins n’a pas pu produire de documents montrant l’avancement concret des objectifs fixés par la feuille de route ou même la méthode arrêtée pour cela, notamment par les ARS. […] On a l’impression que les plans s’empilent sans objectif clair ni calendrier de mise en œuvre », regrette le président de la Cour.

 13h55

Retour à l’intérieur.
Sébastien discute avec Fabian et Julie, juste avant les ateliers de l’après‑midi, avec de nouveaux jeunes. « Ils se sont donné rendez‑vous en ville ? C’est incroyable, ces progrès. Même les ados qui vont mal font du travail d’aidance par rapport aux autres. On le leur dit : "Accueillez comme vous avez été accueillis." De toute façon, si on ne les récupère pas à cet âge‑là, ce sera des médicaments toute leur vie, après. »
Pendant l’atelier dessin à l’étage en dessous, je vérifie mes messages.
C’est Fabian, le chef dessinateur de Fakir, donc, l’animateur. Étrange : j’entends monter une voix, deux, un rire, deux, trois. De plus en plus forts, les rires.
Je descends, à la fin de l’atelier, circonspect, c’est l’heure du goûter partagé.
J’écarquille les yeux. Les rires, ils viennent de Noémie, radieuse, Noémie qui restait cloîtrée en elle‑même, derrière ses boucles noires, quelques heures plus tôt. Fabian me regarde, ébahi lui aussi, mais sourire aux lèvres. « On ne l’avait jamais vu parler, elle montrait les gens pour ne pas les nommer, et là je la vois attraper des fous rires. Sur un atelier. » Marina aussi, qui n’en disait pas beaucoup plus, rit comme un soleil. Elles s’échangent, déjà, leurs numéros, se promettent des suites. Pensent à la suite – c’est déjà énorme.

C’est pas grand‑chose, je me dis, qu’il leur faut, pour ne pas tomber.
Ne pas être isolé, se regrouper, sans a priori. Quelques adultes bienveillants, attentionnés, pour les rattraper au bord du gouffre – elles n’en sont toujours pas très loin.
Parce que je ne me leurre pas, non plus : le chemin sera forcément très long, encore, pour Noémie, Sara, Céline, Marina et les autres. Et il faudra du monde, à leurs côtés, pour les épauler, les aider. Sébastien y croit : « Beaucoup d’éducateurs reprennent la main, veulent revenir à l’humain. Une résistance se crée. Je crois qu’ici, c’est un peu une espérance, une utopie, en ces temps de crise. »
Voilà pourquoi le système ne craque pas, en fait : il reste une étincelle d’initiatives, d’envies individuelles de lutter contre un système mortifère.

Je cours dehors, pour rattraper Marina, qui file déjà. « Ça a l’air de s’être super bien passé, avec Noémie.
Marina : Ah ouais. On ne se connaissait pas mais on a commencé à discuter, le feeling est venu, et puis voilà.
—  Et avant ? »

Elle ne sourit plus, d’un coup, et je me sens coupable d’avoir effacé ça de son visage, avec mes questions. Elle a 13 ans, aimerait jouer de la batterie dans un groupe de rock.
Marina : « J’étais très peu confiante en moi, depuis mon harcèlement en 6e, au collège. J’ai changé d’établissement. Mais ma meilleure amie a été harcelée elle aussi, du coup elle est partie. Je suis seule, à nouveau. »
Noémie passe devant nous en courant, au revoir, elle part elle aussi, va attraper son bus avec un des jeunes du centre, nouveaux copains. On les regarde s’éloigner.
Fakir : « Peut‑être un peu moins seule depuis une heure, non ?
Marina : Oui. Un peu moins seule… »

Si on ne veut pas que Marina et ses copines sombrent, et entraînent toute la société avec elles, parce que ce serait ça, la suite, il va falloir se dépêcher de renvoyer les extrémistes des économies, de la « rationalisation » de nos vies, à leur seule lecture de tableaux Excel.
Et, vite, leur reprendre les manettes, le volant, le faire pour William, Nicolas, Noémie et Sara, et tous ces gens qui se battent pour eux, qui les entourent encore de leur bienveillance.