n° 112  

Les oreilles, le cachot, la fourchette et les couilles

Par Cyril Pocréaux |

Au début, j’entendais rien à ce qu’elle me disait. Et pourtant, elle en avait, des choses à raconter, Gisèle…


« Et elle, c’est Gisèle, une abonnée Fakir. Abonnée à vie, même. Elle est super ! » C’est Nathalie, après une réunion publique à Orléans, qui me désignait une dame dans la salle. Gisèle a glissé vers moi, petite femme énergique, devant le stand Fakir. « Abonnée à vie, oui, depuis 2006, ça fait un moment ! Mais je le reçois qu’une fois sur deux, la Poste déconne. » Faudra que je voie ça avec Magalie, je me disais, j’étais embêté pour Gisèle, d’autant qu’y avait du bruit, j’entendais pas bien, et elle avait un peu de mal à articuler, il me semblait. Elle a dû s’en apercevoir et s’est excusée, de suite (alors qu’elle n’aurait pas dû) : « Je suis sourde de naissance, j’ai du mal à parler, du coup… »

J’ai trouvé ça admirable, surmonter ainsi un handicap que je n’aurais pas deviné.

« Et c’est dû à quoi, tu sais ?

— Faut que tu parles bien en face de moi, si tu tournes la tête, c’est plus compliqué.

— Pardon… C’est quoi la cause de ta surdité ?

— Aux forceps. Ils m’ont sortie du ventre de ma mère avec les forceps, ça m’a abîmé.

— Mais tu lis sur les lèvres, donc ?

— Oui, enfin, 50 % de ce qui se dit, environ. Pour le reste, je dois faire des théories pour retrouver le sens, et je comprends dix ou quinze secondes après. »

On est collés l’un à l’autre, je me penche pour que Gisèle voie bien mes questions.

« Et à l’école, ça se passait bien ?

— à la maternelle, très bien, pas de souci. C’est en entrant au CP que les choses se sont gâtées. Les gamins étaient très durs avec moi, ils se mettaient à cinq ou six personnes sur moi et me bastonnaient à la sortie, chaque soir. Ils me tapaient dessus. Avec ma mère, on a porté plainte contre l’école, plus d’une fois, mais ils disaient ’Ah non, ça ne se passe pas chez nous mais à la sortie, donc on n’est pas responsables…’

— Comment t’as fait, alors ?

— Ma grand-mère m’a appris à me défendre, des prises. La fourchette, d’abord, puis tu chopes les couilles du gamin… »

Elle mime le geste.

Je me recule, instinctivement.

« Disons que ça a un peu réglé les choses… Mais c’était quand même très dur.

— Et niveau scolaire, comment ça se passait ?

— Je me suis réfugiée dans la lecture, j’avais que ça. Ma revanche, elle a été intellectuelle. Comme ma mère ne pouvait pas me raconter d’histoires, je me suis mise à lire, à lire beaucoup. J’ai compensé ce que je ne comprenais pas par le visuel. Ma mère me fabriquait des images, plein, tout le temps, avec écrit dessus le nom de la chose représentée, en majuscules et en minuscules. J’ai appris comme ça. »

C’est le dévouement, l’amour sans faille des parents, souvent, qui comble les vides béants que laisse une société.

« à quatre ans, je savais lire. à sept ans et demi, j’avais lu Kafka, la Métamorphose. Bon, j’avais juste retenu qu’un gars se transformait en cafard, mais quand même ! C’est en le relisant plus tard, à la fac, que j’ai compris que ça parlait d’intolérance et de différence.

— Tu as pu suivre des études, donc ?

— Petite, je me suis retrouvée première de ma classe : 10/10 de moyenne. Malgré ça, le collège a refusé de me prendre : il ne voulait pas d’une gamine sourde. Ma mère s’est battue, on est allées jusqu’au tribunal. Le juge nous a dit : ’Vous allez être obligée de passer un test pour voir votre niveau.’

— C’était quoi, ce test ?

— Une journée pleine de travail et d’interros, un truc très dur. Je ne savais pas du tout si j’avais réussi, mais si. Ils ont été obligés de me prendre, mais ils m’ont dit que je ne passerai jamais en 5e. Tu parles, j’ai jamais redoublé. Mais le pire, ça a été les parents des élèves.

— Pourquoi ?

— Leur argument, c’était que ma présence dans la classe de leurs gosses allait freiner leur éducation. Et la maîtresse n’aidait pas : elle me tournait volontairement le dos quand elle parlait, alors que je savais lire sur les lèvres.

— Et j’imagine que peu de gens utilisaient la langue des signes, à l’époque. Enfin, encore moins qu’aujourd’hui, je veux dire…

— Pire que ça : c’était interdit.

— Comment ça ?

— On ne s’en rend pas compte, mais la langue des signes n’a été reconnue en France qu’en 2005 ! Et jusqu’au début des années 90, les sourds signaient sous le manteau, en se cachant. Petite, j’ai fait partie d’une expérimentation médicale, un institut dans la banlieue d’Orléans dont les spécialistes étaient formellement contre la langue des signes. Ceux qui se faisaient prendre allaient au cachot, au pain sec et à l’eau. »

Elle est intarissable, Gisèle. Elle m’explique que seuls 5 % des sourds connaissent la langue des signes, aujourd’hui. Ce qui est peu, ridicule, même, par rapport aux 7 millions de sourds et malentendants en France : 10 % de la population ! Et sur ces sept millions de personnes, très peu, 5 % seulement, le sont de naissance. Les autres le deviennent suite à un accident, un mauvais médicament… Personne n’est à l’abri, en somme. « Il faudrait envisager un enseignement bilingue, elle rêve  : français et signé à la fois. Comme ça, ceux qui deviennent sourds après coup pourraient continuer à communiquer. Parce qu’on est des animaux communicants. Si on cesse de communiquer, on meurt.

— Ben toi, t’es bien vivante, en tout cas…

— Petite, j’ai eu la haine. J’ai failli virer délinquante, parce que les seuls qui me respectaient, en fait, c’était les loubards du quartier mal famé d’à côté. Pourquoi est-ce que j’étais traitée comme un chien ? Je cherchais des réponses. Dans les années 70 j’ai vécu tout ça, j’ai vu les Arabes se faire maltraiter. Ça a poussé mon engagement politique, militant. »

Elle égrène : elle a fréquenté un nombre incroyable d’organisations, de partis, de personnalités de gauche.

« Et puis après, j’ai un peu arrêté, il y a eu la vie de famille…

— Tu as des enfants ?

— Quatre ! Mais il n’en reste plus que trois, j’en ai perdu un. »

Gisèle a 59 ans, aujourd’hui. Son histoire, son enfance, son intégration sociale aux forceps, c’est le cas de le dire, elle les a gagnées il y a cinquante ans. Où en est-on, aujourd’hui ? Juste en terminant cet article, je recevais de Kevin, l’un de nos préfets, une pétition : dans son ancien lycée de Dreux, Nolan, malvoyant, ne peut pas passer son bac car le Ministère refuse de grossir, à peine, la taille des énoncés. Alors que ses profs, eux, depuis la maternelle, font cet effort pour lui. Et on attend toujours le grand plan du gouvernement pour les accompagnantes d’enfants en situation de handicap…