L’hôpital craque, de partout.
Il s’effondre, même, malgré le dévouement des soignants. Parce que, depuis la crise du Covid, aucune des belles promesses de Macron n’a été tenue.
Pire : on punit, on criminalise, désormais, ceux qui osent appeler à l’aide…
Damien Maudet, notre copain fakirien devenu député, nous raconte tout ça.
Caroline, héroïne criminelle
Laval, novembre 2023.
« Monsieur le Député Maudet, ce message pour vous indiquer que je me rendrai cet après-midi au CHU de Limoges pour soutenir les équipes et exprimer mon soutien aux victimes et à leurs familles. »
Ce 28 octobre, alors que je suis dans le train, je reçois ce SMS : c’est Aurélien Rousseau, ministre de la Santé. à la suite d’un incendie au CHU de Limoges, qui a causé la mort de deux personnes, il décide de venir jusqu’à la capitale limousine.
Alors que le gouvernement s’apprête à gratter 4 milliards d’euros d’économies sur les établissements de santé…
« Le Ministre : Bonjour, monsieur le Député.
Le député Maudet : Monsieur le Ministre, c’est bien d’être là. Mais l’urgence, c’est tous les jours. Ce lundi, il y avait encore 50 personnes en attente dans les couloirs des urgences…
— … oui, évidemment. Mais je crois qu’il y a un temps pour tout. Et j’ai dit que je reviendrai parler des difficultés. Mais là, je viens soutenir les personnels et les familles. »
(Évidemment, il quittera le Ministère avant de tenir sa promesse…)
S’ensuit une visite et une rencontre avec les équipes concernées par l’incendie. En arpentant les couloirs, j’espère que quelqu’un dira au ministre ses quatre vérités. Lui racontera la pénibilité du travail, le manque de personnel, les drames.
Mais rien.
Silence. Par timidité, par crainte ? Un peu plus tard, après le départ du ministre, un agent syndiqué de l’hôpital me tire par la manche : « J’ai vu les personnels, ils étaient effondrés ! Ils m’ont dit qu’ils ont failli ne pas pouvoir se retenir ! »
Mais justement ! Il ne fallait pas se retenir !
On avait le ministre, là, sous la main, et personne n’a osé lui parler ?
C’est la question centrale, que l’on se pose toutes et tous, que je me pose en tout cas : pourquoi les soignants, qui pourtant n’ont plus rien à perdre, puisque leurs patients perdent la vie, ne parlent-il pas ?
Pourquoi ne pas dénoncer les conditions d’exercices dramatiques dans lesquelles ils exercent ?
Je veux trouver des éléments de réponse.
Alors, quelques jours plus tard, je saute dans un train, direction Laval, pour voir Caroline Brémaud.
Caroline Brémaud, c’est l’étoile de la Mayenne, celle qui a donné toute son énergie pour lutter contre le Covid. Puis, dès le mois d’octobre 2021, devant l’absence de personnel et les fermetures répétées de son service, et donc la mise en danger des habitants, elle filme son quotidien de galère pour sauver des vies. Balance sur les réseaux sociaux une photo de son visage, les mots « en grève » écrits dessus. Gros buzz, emballement médiatique, tournée des plateaux télé dont elle se sert pour défendre l’hôpital public. En 2022, elle est même élue personnalité préférée des Mayennais !
Mais forcément, ça fait tiquer, en haut lieu. Le 7 novembre 2023, le Centre hospitalier lui retire son rôle de cheffe de service des urgences. En off, on lui fait passer le message : c’est une demande de « là-haut ». Le Gouvernement passe de l’inaction à la répression…
Si les soignants se taisent, finalement, c’est peut-être aussi parce que, même s’ils sauvent des vies, le pouvoir ne se privera pas de leur pourrir la leur, de vie, s’ils l’ouvrent trop.
Le train arrive. Caroline m’attend. Tant mieux : j’ai plein de questions à lui poser.
Damien Maudet : « Directrice de crise » durant le Covid, puis cheffe des urgences, c’est une bonne situation ça ?
Caroline Brémaud : Disons que ça m’a bien occupée depuis 2019, en plus des quatre enfants et de mon rôle de médecin pompier. Et de médecin de la protection civile, sur mon temps libre…
D. M. : Directrice de crise, d’ailleurs, ça veut dire quoi ?
C. B. : J’ai travaillé six jours sur sept, de neuf heures à minuit. J’ai réorganisé l’hôpital, dessiné les circuits pour que les gens ne se croisent pas, réorganisé les consultations, la salle de crise…
Tu réinventes l’hôpital tous les jours. Un jour, un médecin retraité qui était venu faire de la régulation m’a dit : « Tu pourrais être chef de n’importe quelle entreprise ! »
D. M. : Il fallait aussi trouver des blouses, des masques et tout le reste ?
C. B. : Exactement ! Je me suis débrouillée seule, parce que l’administration était démunie. Personne ne nous donnait plus rien. Un jour on me dit « il ne reste que dix blouses dans le service de l’unité Covid ». Alors, j’ai appelé toutes les entreprises qui étaient susceptibles d’avoir des blouses. Une copine aux ressources humaines chez Lactalis m’en a filé 412, qu’ils avaient en réserve pour les visites d’usine. Mais ils n’avaient pas le droit de sortir à cause du confinement. Alors, j’ai appelé la police. Une patrouille est allé chercher l’employée de Lactalis chez elle, l’a amenée à l’usine et a rapporté les blouses à l’hôpital ! J’ai fait ça plein de fois. Un jour, la police m’a dit « désolé docteur, mais on ne peut pas continuer comme ça… ». Si j’avais écouté les ordres, nous n’aurions pas eu tout ce matériel.
Cette période, ça m’a fait perdre la confiance que j’avais en nos gouvernants. Disons que je suis devenue une adulte…
D. M. : C’est-à-dire ?
C. B. : À cause des respirateurs… Un jour d’avril, on reçoit un appel de l’ARS [l’agence régionale de santé]. Ils voulaient savoir si des gens mouraient par manque de respirateurs. Je leur explique qu’on a justement des patients branchés à des respirateurs de transport, donc pas suffisamment performants. « Ce n’est pas grave ! », ils me disent. « Nous ce qu’on veut savoir, c’est si des gens meurent. Si le respirateur n’est pas performant, ce n’est pas notre problème. » Statistiquement, ça leur permettait de ne pas prendre en compte les décès ! Ils voulaient juste pouvoir affirmer que personne ne mourrait « faute de respirateurs » ! Jusqu’ici, j’avais beaucoup de respect pour l’ARS, parce que je suis une bonne élève. J’avais le respect des institutions, de ma hiérarchie. Mais là, je suis rentrée chez moi, et j’ai pleuré pendant une heure, non-stop. Je me suis dit « Tout ce qui compte, c’est leurs putain de stats de merde ! » Je suis devenue adulte ce jour-là. J’avais 39 ans, et je suis sortie de mon état d’insouciance.
D. M. : Et tu as quatre enfants en plus, dont il fallait s’occuper...
C. B. : J’en ai bavé. Mes enfants se levaient la nuit pour me faire des bisous parce qu’ils me voyaient plus. Je leur disais : « C’est dur, vous ne me voyez pas beaucoup, mais parce que ce qu’on est en train de vivre, ça sera marqué dans vos livres d’histoire. Vos enfants l’apprendront. Il se passe quelque chose d’inédit dans le monde entier. Le monde s’est arrêté. La nature a repris ses droits, on a vu la Chine sans pollution. Ce sera écrit dans vos livres d’histoire. C’est une page d’histoire qui s’écrit, et maman est en train d’en faire partie. »
Et puis j’ai souffert dans mon corps, j’ai des problèmes de santé et je n’ai pas pu prendre soin de moi pendant deux mois. J’ai mis un an à m’en remettre.
D. M. : Et pourquoi tu as continué la lutte, ensuite ?
C. B. : Le discours de Macron, le quoi qu’il en coûte, je n’y ai cru que cinq minutes. Je savais bien qu’après tout ça, ils allaient resserrer la vis et qu’ils nous feraient payer. Leur « Ségur » n’a eu aucun effet. Les conditions de travail ont empiré, on a continué à fermer des lits. Leurs 183 € du Ségur, quand t’es obligé de laisser des gens dans leur urine, ça ne change rien. Quand t’as des patients dans les couloirs, ça ne change rien.
D. M. : C’est pour cela que tu te mets en grève, et que tu as monté le collectif des Gilets blancs ?
C. B. : On sortait d’un été très difficile. Je me souviens avoir dit à la fin de l’été 2021 au médecin de l’ARS que les urgences finiraient par fermer, tellement on manquait de monde. Il m’avait répondu « les urgences ne fermeront même pas une minute » ! Et en novembre, elles ont fermé. Et quelques mois plus tard, partout en France, des services d’urgences ont fermé. Pour te dire, aujourd’hui les patients ne peuvent pas accéder aux urgences de Laval entre six et vingt nuits par mois. En octobre 2021, quand je me mets en grève, il y a eu un engouement des collègues, de l’administration, des médias. J’ai été invitée au Sénat pour une commission d’enquête… Mais dès que j’ai fait des vidéos pour montrer notre quotidien, des médecins parisiens m’ont appelée. Ils avaient l’air terrorisés : « Attention, tu prends des risques pour ta carrière ! Ils vont porter atteinte à ta personne ! » à partir de là, j’ai été suivie par les Renseignements généraux… Ils étaient dans tous les événements auxquels je participais.
D. M. : La police qui t’aidait pour les blouses te piste, donc, désormais. Et l’administration, pourquoi elle te lâche ?
C. B. : Parce qu’ils veulent de la « communication positive ». « Vous pouvez mener votre combat, mais ne parlez pas de Laval, ça n’aide pas à recruter… Regardez Patrick Pelloux, personne ne sait où il travaille. Faites pareil. » Un cadre de l’établissement m’a expliqué : « Nos entreprises nous ont dit "Faites-la taire, elle nous empêche de recruter" ! » Ces grandes entreprises qui n’arrivent pas à recruter, au lieu de demander à me faire taire, elles feraient mieux de faire pression sur Bercy. Leur dire de débloquer des fonds pour la santé…
D. M. : Peut-être qu’eux, à Bercy, ils seront toujours bien soignés… Donc ils s’en fichent, non ?
C. B. : C’est une croyance ! Oui, ils pourront aller dans le privé, ou dans une autre ville, pour du semi urgent. Mais pour la vraie urgence vitale, l’arrêt cardiaque, l’infarctus, l’AVC que tu vas faire en pleine nuit, tu auras quand même ton heure et demie de route pour trouver un hôpital. Face à la détresse vitale, on est tous égaux, ou presque. Il n’y a que le président de la République qui a un médecin qui le suit en permanence…
D. M. : D’ailleurs, Macron, tu l’as déjà rencontré ?
C. B. : Non : quand il est venu en Mayenne, il a demandé que je ne sois pas là. Mais ça m’arrangeait, j’avais piscine avec mes gosses. J’ai pris cette histoire comme une fierté.
D. M. : En même temps, en 2022, t’as été élue personnalité de l’année. Tu expliques ça comment ?
C. B. : Je crois que j’ai une carte à jouer, parce je parle vrai. Je suis une nana normale, j’emmène mes gamins à l’école, je vais faire des courses, je fais des soirées où je danse debout sur les tables. Et en même temps, s’il y a une urgence vitale, je suis là.
D. M. : Tu disais que beaucoup démissionnent. Tu vas quitter l’hôpital de Laval ?
C. B. : Pas du tout ! Je préfère être là où j’emmerde le monde (rires) ! Plus sérieusement, j’aime mon travail, les gens avec qui je travaille. Je ne me laisserai pas bâillonner. Et puis si je pars, ce sera pire.
D. M. : Il y a une pétition pour que tu redeviennes cheffe, des soutiens de partout…
C. B. : La journaliste de Ouest-France m’a dit « Je suis allée interroger les étudiants de la fac de médecine, vous êtes leur héroïne. On leur dit "Caroline Brémaud", ils ont des étoiles dans les yeux ». La pétition c’est incroyable, 7000 personnes qui ont signé : les élus de gauche, de droite. Plus incroyable encore, c’est la première fois que tous les syndicats et collectifs sont d’accord pour signer un communiqué commun. Pour me défendre ! L’autre jour, au rassemblement, un agriculteur vient me voir et me lance « le monde agricole est avec toi ! ». C’est l’essentiel. Le combat doit continuer. Pas pour moi, mais pour notre santé. Faut y aller. Tiens, j’ai un cadeau pour toi, d’ailleurs : un gilet blanc. J’en ai fait faire plein. Partout en France, j’aimerais qu’il y ait les Gilets blancs de la santé...