n° 109  

" Ce sont des apprentis-sorciers "

Par Cyril Pocréaux |

Pour comprendre l’explosion des prix de l’énergie, et de nos factures, et comment remédier à tout ce bazar, on a discuté avec Anne Debrégeas, ingénieure et économiste de l’électricité. Elle est bonne pédagogue : on a tout compris !


Fakir : Pour commencer, j’aimerais qu’on explique l’explosion des prix de l’électricité. En gros, c’est que le prix de l’électricité, au niveau européen, est aligné actuellement sur celui du gaz, c’est bien ça ?

Anne Debrégeas : C’est essentiellement pour cette raison, en effet. C’est ce qu’on appelle le coût marginal : quand on décide à quel prix on va fixer l’énergie, on évalue le coût de revient d’une unité supplémentaire de la ressource la plus chère. Longtemps, ce fut le charbon, en particulier à cause des taxes pour son mauvais bilan carbone. Actuellement, c’est le gaz, dont les prix s’envolent. Il y avait déjà des tensions sur le gaz en 2020, 2021, et l’invasion de l’Ukraine a aggravé les choses. Les avaries du parc nucléaire ont également alimenté cette flambée, avec des prix de l’électricité passés bien au-delà des prix du gaz, les acteurs anticipant (ou spéculant sur...) un risque de coupure. En tout cas, oui, le prix est indexé sur la ressource la plus chère.

F. : Ce sont des règles européennes censées régir le marché, mais on voit que ça ne marche pas, actuellement, avec des gens qui reçoivent des factures de plusieurs milliers d’euros. Je pose une question bête, mais quand un système fonctionne mal, on ne peut pas le changer, au moins temporairement ?

A. D. : Quand ils ont vu que ça ne fonctionnait pas, que les entreprises partent s’approvisionner aux États-Unis ou au Canada, que des communes aujourd’hui rognent sur leurs services publics, l’Union européenne a consenti, exceptionnellement, à ce que des mesures temporaires soient prises. En France, ça a donné le bouclier tarifaire. Mais tout changer en restant dans un système concurrentiel... non, on ne sait pas faire. Il faudrait rémunérer plus encore les producteurs, les inciter sans cesse à produire ce qu’il faut, quand il faut, pour qu’il y ait adéquation entre la demande et l’offre. Sinon, il y aurait une méthode simple…

F. : Ah...

A. D. : ... et pas très compliquée : revenir à un système public de production et de distribution de l’énergie. Ça ne remettrait pas grand-chose en cause, en plus, au niveau européen.

F. : On y reviendra, mais je voulais évoquer un autre point, pour l’heure. On s’est penché dans ce numéro sur l’éolien, et on a appris que les fournisseurs d’électricité devraient reverser 8 milliards d’euros à l’État, en 2023, en grande partie grâce à l’éolien. Ils ont empoché tellement de bénéfices qu’ils doivent en rendre – c’est dans leurs contrats. Qu’en pensez-vous ?

A. D. : Le coup de l’État qui gagne de l’argent... c’est une manière de voir biaisée. On pourrait très bien imaginer que, plutôt qu’avoir un prix garanti mais en contrepartie un système de remboursement du trop-perçu, l’État leur achète à tel prix fixe, et revend au même prix aux consommateurs. Mais non : pour faire croire que le libre marché fonctionne, on imagine un système hyper compliqué, où on achète au prix du marché, puis on reverse le trop-perçu à l’État, on y ajoute le prix du chewing-gum et l’âge du capitaine, et on espère ensuite, en croisant les doigts, que l’État rendra cet argent aux consommateurs. Sans compter que certains fournisseurs, quand le prix du marché est passé au-dessus du prix garanti par l’État, ont cassé leur contrat pour ne pas avoir à reverser les bénéfices. Ce système est hallucinant. Il ne correspond à rien.

F. : Les « fournisseurs » d’électricité, quel est leur rôle exactement, dans L’histoire ? Car les producteurs, on comprend bien, mais les fournisseurs, à partir du moment où le réseau de distribution existe déjà, on ne voit pas très bien...

A. D. : Ah, les fournisseurs... Ils achètent pour revendre, et font éventuellement un peu de démarchage en plus. En fait, ce sont des traders, ni plus ni moins. EDF a d’ailleurs une filiale, EDF trading, basée en Grande-Bretagne. Ces fournisseurs, en fait, font vivre tout un écosystème de consultants, de banques, de cabinets. On s’entend dire depuis vingt ans qu’on va mettre des contraintes sur leurs activités, mais rien ne vient. Je recevais récemment un monsieur, futur lanceur d’alerte, qui travaille chez un fournisseur et qui m’expliquait à quel point ils se font des marges énormes. Ils arrivent à vendre des contrats à des prix deux à trois fois supérieurs au bouclier tarifaire ! Ils battent tous leurs records.

F. : Tout ça, on ne le voit pas forcément.

A. D. : Il faut absolument qu’on arrive à intéresser les gens à ces questions, à les impliquer dans des choix décisifs pour le pays. Parce que non, on n’aura pas de production d’énergie sans nuisances, parce qu’on est dans une situation de crise extrême, qu’on est obligés de renouveler nos parcs. Sur quels leviers doit-on jouer, dans quelle proportion, le nucléaire, les renouvelables, le levier de la sobriété, la relocalisation des industries ? Tout cela, c’est à nous d’en décider, on ne doit pas laisser ces choix au privé. Un travail en amont a été effectué par les ONG et les institutions, mais il nous faut maintenant organiser un vrai débat public sur ces sujets, qui se terminerait, pourquoi pas, par un référendum.

F. : On voit fleurir des initiatives citoyennes : des coopératives de production locale d’énergie solaire ou d’éoliennes. Quel regard portez-vous dessus ?

A. D. : Disons que je ne peux pas être contre, bien sûr, mais ça me semble un mirage, au vu des enjeux. Un mirage qui empêche de se poser la question de la sortie de l’énergie du marché. On occupe la galerie avec de tout petits projets, comme avec les efforts du colibri. Qu’on pousse à la production décentralisée, oui, mais ça ne doit pas empêcher de revendiquer et de remettre en place une péréquation nationale : que tout le monde, sur le territoire, paie l’électricité au même prix. C’est invraisemblable que le fait que la péréquation n’est pas respectée ne soit jamais mis en avant, alors que cela figure dans le code de l’Énergie, qui dit que c’est un service public. Or, actuellement, on a un projet porté par l’Europe qui va à l’encontre de cette péréquation.

F. : Comment on peut inverser la tendance ?

A. D. : Il y a déjà un enjeu majeur à ne plus financer les traders, les banques qui prêtent, le système privé. Tous les exemples montrent que quand le marché de l’énergie a été libéralisé, ça a produit des catastrophes. En Californie, en 2001 déjà, les acteurs privés avaient simulé une indisponibilité pour faire flamber les prix. Résultat : on a eu quarante jours de coupure complète, et ça a coûté une fortune à l’État pour tout remettre en ordre. Aujourd’hui, nos faillites de PME viennent des tarifs de l’électricité, en grande partie, et ils alimentent aussi une bonne part de l’inflation.

F. : Allons-y : vous évoquiez le fait de revenir à une gestion publique de la production d’électricité. Les obstacles, ce serait quoi, aujourd’hui ?

A. D. : Techniquement, il n’y en a aucun. Structurellement, on pourrait créer un monopole public avec un seul acteur qui possède les moyens de production, en tout cas les plus gros, qui aurait la charge de les faire fonctionner et payer aux consommateurs, en fonction d’un coût de production nationale. Mais bon. J’ai l’impression que nos décideurs ne savent même pas comment tout ça fonctionne. Ils nous pondent de ces mesures... Comme elle voyait que vraiment, ça ne marchait pas, l’UE a mené, pendant un an, des « concertations » – dont les résultats n’ont jamais été dévoilés. Mais on sait ce qu’il est sorti des réflexions de la Commission, même si cela doit encore passer au Parlement : pas question de remettre en cause les prix du marché, ni le rôle des fournisseurs, pas de prix réglementés, mais l’ambition de « stabiliser » le marché avec des contrats long terme pour les acteurs privés. Bref, le patron d’EDF, qui a été renationalisé, va devoir vendre la production de son parc nucléaire, aujourd’hui amorti, peu cher et à de très gros clients – ceux qui négocient le mieux en tout cas. C’est une sorte de vente à la découpe, et ce sera pire encore qu’avant. Ce sont des apprentis sorciers.

F. : Vous parliez du bouclier tarifaire...

A. D. : Oui, et heureusement qu’il a existé. Mais le gouvernement a annoncé sa fin en août, en même temps qu’une hausse de 10 % des tarifs. Alors que si le consommateur payait l’électricité au prix qu’elle coûte vraiment à produire, il serait gagnant par rapport à ce qu’il paye avec le bouclier tarifaire. Agnès Pannier-Runacher (ndlr : ministre de la Transition énergétique) se dit sans doute que les gens ont six mois difficiles à tenir, et qu’après ça passera. Comme Thierry Breton (ndlr : commissaire européen) nous le disait il y a deux ans... On peut mettre dessus toutes les rustines qu’on veut, on ne peut pas laisser ce système au marché. Il faut vraiment leur reprendre le guidon des mains.

F. : Je reviens donc à votre idée de retour à un monopole public. On s’opposerait à l’Europe, non ?

A. D. : Oui, mais je ne pense pas qu’on nous enverra les chars, non ? Pourquoi refuserait-on de revenir à un système public ? Je ne vois pas. RTE, par exemple, a le monopole du réseau, eh bien on pourrait très bien lui confier toute la gestion du système. Quitte à indemniser les producteurs, comme Iberdrola, sur la durée de vie de leurs installations, quitte à garder de la concurrence sur la construction des centrales ou des parcs, mais le propriétaire serait public. Quand vous faites construire une maison, elle n’appartient pas au constructeur, mais à son propriétaire, non ? Tout ça ne nécessite même pas de remettre en cause les règles du marché au niveau européen. Au lieu d’avoir plusieurs acteurs français sur les bourses européennes (qui se mettent en concurrence pour coordonner la production des différents pays), on n’en aurait qu’un. Et voilà. Je ne vois pas comment ça peut faire trembler l’Europe, ni la complexité d’en arriver là, si ce n’est d’affronter les lobbies, car tout cela représente une énorme manne financière.

F. : Je vais me faire l’avocat du diable, et vous connaissez l’argument : les grands projets pour produire de l’énergie coûtent cher, l’éolien offshore en particulier, et l’État n’a pas les moyens d’investir autant...

A. D. : Bien sûr qu’ils nous disent ça. Mais vous croyez que les grands groupes qui viennent sur ce marché sont des mécènes ? Ils investissent, mais, très vite, font une marge importante.
Si l’État investit à leur place, il va récupérer tout, très vite, et peut même ne pas emprunter s’il réinvestit rapidement les bénéfices d’un parc dans la construction du suivant.

F. : L’objectif du zéro carbone en 2050, vous y croyez ?

A. D. : Dans l’absolu, ce serait possible, même si ce serait très, très dur, quels que soient les scénarios. Mais là, non. On se met trop de bâtons dans les roues.

Libéralisation : "ils ont supplié à genoux !"

"Le marché de l’énergie a été libéralisé, au niveau européen, en 1996, et le principe a été décliné en France dès la fin des années 90, d’abord pour les très grosses entreprises et les administrations, puis jusqu’aux particuliers, en 2007. Au début, beaucoup d’entreprises ont opté pour suivre le prix du marché, et non plus les tarifs réglementés par l’État : le prix du gaz était très faible, et ça tirait tous les prix vers le bas. Mais quand les prix ont augmenté, les mêmes ont supplié, littéralement, l’État de les reprendre aux tarifs réglementés. Avant d’obtenir, plus tard, d’être à nouveau indexés sur les prix du marché..." C’est le même principe, finalement, qui régit les affaires, dans le monde merveilleux de la concurrence libre et non faussée : privatiser les profits quand on peut en faire, et mutualiser les pertes (avec la collectivité) quand on en subit...

Anne Debrégeas, ingénieure et économiste de l’électricité, porte-parole de SUD-énergie

Propos recueillis par Cyril Pocréaux