Des petits bourgs aux métropoles, de l’usine à la France agricole, de la maison de retraite au terrain de football, morceaux de vies et propos rapportés de cette France invisible qu’on croise sur les routes.
Cette France qu'on rencontre
“Dix contre vingt mille, y a de la marge...”
Le Croisic, 16 juin 2023
« C’est con, proteste le député Ruffin, on a fait vingt kilomètres en mer pour voir la première éolienne flottante de France, et pourtant elle ne tourne pas ! »
Ça me va plutôt, à moi, si on ne reste pas trop longtemps sur l’eau. Déjà, avec cette mer pourtant plate, au large du Croisic, j’ai du mal à digérer ma pizza… « Dans ce coin, quand le vent se lève, les vagues peuvent aller jusqu’à 20 mètres de haut, nous raconte Bertrand Alessandrini, directeur général de la Fondation OPEN-C. C’est d’ailleurs pour ça qu’on pose nos éoliennes flottantes aussi loin, le rendement est beaucoup plus efficace au large. Et puis les riverains se plaignent moins quand elles sont aussi éloignées des côtes.
— Et comment ça tient debout ?
— C’est un système d’ancrage, un peu comme pour les navires, ça se monte très facilement. Et ça se démonte aussi. On n’aura aucun mal à les démanteler.
— Ça a que des avantages, du coup. Vous êtes combien à travailler dessus ?
— On est une trentaine d’ingénieurs et dix chercheurs, en tout. »
C’est quand même pas beaucoup, quarante personnes. Alors même si ça tangue, que le réseau ne passe pas, le député-chef nous commande : « Faut choper des infos sur le nombre de chercheurs qui bossent pour le CEA.
— Le quoi ?
— Le Commissariat à l’énergie Atomique ! Et combien pour le projet Manhattan, sur la bombe nucléaire, pendant la guerre, aux états-Unis. Voir si on est à la hauteur d’une économie de guerre… » Les chiffres tombent quand on remet le pied sur la terre ferme : plus de 20 000 chercheurs salariés au CEA, 1000 lorsque le centre a été créé. Pareil pour le projet Manhattan : 1000 à la création, 38 000 trois ans plus tard.
On a de la marge avec les renouvelables…
“Mieux que les travailleurs détachés !”
Saint-Nazaire, 16 juin 2023
« Avant, plus de la moitié de la boîte, c’étaient des ouvriers. Aujourd’hui, sur les 3200 salariés des chantiers, la majorité sont des cadres. Par contre ils emploient 7000 sous-traitants… » Alain et ses collègues travaillent sur les chantiers de l’Atlantique. « Les sous-traitants, ils n’ont aucune obligation de nous fournir des infos sur leur paie, leurs horaires… En gros on sait qu’il y a pas mal de travailleurs détachés dedans, des intérimaires, des auto-entrepreneurs…
— Des auto-entrepreneurs aussi ?
— Oui, ils font ça, maintenant, aussi. L’autre fois, ils sont allés voir les gars d’une boîte de sous-traitance espagnole qui bossaient avec nous. Ils ont proposé aux cinq de basculer en auto-entrepreneurs.
— Et ils ont accepté ?
— Oui, notre direction est arrivée avec les contrats sous le bras, le modèle pour qu’ils fondent leur entreprise. Quatre sur cinq ont accepté, et leur boîte a dû fermer, du coup. Mais on est habitués. La direction a toujours été à la pointe sur les “montages exotiques”. Elle a une armée d’experts juridiques et financiers qui ne servent qu’à ça : dès qu’une loi sort, ils cherchent comment la contourner ou en tirer profit. » [1]
Malgré « le sentiment de se faire baiser en permanence », eux restent fiers de leurs « compétences de dingue » : « Après, faire des bateaux de croisière, on sait que c’est pas l’avenir. On pourrait faire des trucs plus utiles, des bateaux pour transporter les éoliennes en mer, par exemple. Pourquoi ces bateaux sont fabriqués en Hollande alors qu’on a toutes les compétences sur place ? »
Mais le réchauffement climatique, la direction « s’en fout » : « Tant qu’ils pourront cracher du paquebot, ils cracheront du paquebot… »
[1] Voir aussi à ce sujet la Cuisine de Darwin (108).