En cette semaine de commémoration des victimes des attentats, dix ans, déjà, on se demandait comment causer des victimes, et de Charlie. C’est Cavanna qui disait, parait-il, que « les hommages, c’est vraiment de la merde ! ». Alors, on s’est dit que le plus simple était encore de les relire, les Bernard Maris, les Charb, en textes comme en dessins…
Charlie : oncle Bernard contre les gourous
D’autant qu’on s’est souvenu que Gilles Raveaud, prof d’éco, venait de ressortir, aux éditions Points, la version actualisée* d’un petit bijou : Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles. Un bouquin de Bernard Maris, Oncle Bernard pour les intimes, qui date de 1999 mais n’a pas pris une ride. Maris qui n’en pouvait plus « d’entendre des bêtises à la télévision et à la radio, de les lire dans les journaux, sous la plume de ‘‘journalistes économiques’’ qui ne sont pas économistes, ni vraiment journalistes », dixit Raveaud, son ancien collègue comme prof à la fac. On y apprend davantage sur l’économie en 150 petites pages qu’en 150 ans à regarder la télé. La poésie de la plume en prime. Un exemple ? Voici : « Savez-vous que les déchets, la transformation des forêts en latérite, les bidonvilles qui ceinturent les villes à la place des campagnes, la dépense d’essence dans les embouteillages, la mutation de l’eau en poison, l’agrandissement du trou d’ozone sont de la ‘‘richesse’’ ? »
« Le chapitre 18 est vraiment chouette », me confiait Gilles, au téléphone.
Alors, on l’a pompé, sans vergogne, et on vous le remet ici.
Et on y ajoute des dessins de Charb. Ils sont vieux, forcément, mais, magie du talent, restent totalement d’actualité – malheureusement…
Cyril Pocréaux (et merci à Élodie pour son téléphone-scan !)
« Qu’avez-vous fait de la maison ?
Economie : oikos nomos, gestion de la maison.
Qu’avez-vous fait de la maison ? Qu’avez-vous fait de la maison, vous qui utilisez l’économie pour vendre des salades ?
Et de quoi parlez-vous ?
Mystère des langues de bois, dont on fait les matraques...
La vôtre est rude. Elle assomme mieux qu’une autre. Elle est d’ailleurs en passe d’acquérir le monopole du matraquage, en vertu d’une grande loi économique de l’épuisement de la concurrence par les monopoles. Vous avez monopolisé le discours politique. L’espéranto économique, la novlangue, règne sans partage. « Les mots démonétisés » (Aragon).
Tout, le sport, la culture, la religion, la médecine, l’éthique, la biologie, le droit, est pollué par l’offre et la demande. Partout, l’algue tueuse du coût et de l’efficacité.
Ricardo posait la question du partage, Marx celle de l’exploitation. Walras préféra poser celle de la valeur, et après lui tous les économistes : Pareto, Hicks, Debreu. La valeur, dirent-ils, est quelque chose de « subjectif ». Et les prix définissent la valeur. Seigneur ! Quelle chute ! Ramener la somptueuse valeur à un vulgaire prix ! « Tout ce qui a un prix n’a pas de valeur ! » (Nietzsche).
Méditez, les économistes.
La « valeur »... Savez-vous vraiment ce qu’est la valeur ? Avez-vous réfléchi au poids de ce mot que vous utilisez – moins souvent, il est vrai, vous préférez le mot « richesse ». La France de plus en plus riche, l’entreprise productrice de richesses...
Vous croyez-vous sincèrement autorisés à utiliser le mot richesse ?
Savez-vous que les déchets, la transformation des forêts en latérite, les bidonvilles qui ceinturent les villes à la place des campagnes, la dépense d’essence dans les embouteillages, la mutation de l’eau en poison, l’agrandissement du trou d’ozone sont de la « richesse » ?
La productivité, la compétitivité, ou le bonheur ?
Savez-vous — bien sûr vous savez — que la mercantilisation de l’air, de l’eau, et des gaz à effet de serre que respirent les hommes est une création de « richesse » ? Car il y aura bientôt des marchés de gaz à effet de serre, avec une offre, une demande, des prix, donc de la richesse !
Savez-vous que plus l’eau devient rare, dégueulasse, donc chère, plus les hommes s’« enrichissent » dans votre système ? Que plus le monde est empoisonné, plus il est riche, par simple effet de rareté ?
O miracle de l’économie politique libérale qui sut transformer le mal en bien, le déchet en produit, appelant blanc ce qui était noir et richesse ce qui n’était que misère !
Au fait… Qui fait la richesse de votre arrogante industrie du tourisme ?... Notre-Dame, construite pour des pauvres, ou les entrées des villes, avec vos monuments à vous, construits également pour des pauvres, Leclerc et Castorama ?
Allons ! J’ai peine à croire que dans vos moments de lucidité, entre deux tranches de viande frelatée, deux lampées de fuel, et deux heures perdues à courir pour gagner cinq minutes de temps, ou quelques francs dans un mauvais article fourgué à un journal, vous ne réfléchissiez pas à la « richesse »... Pauvre richesse... Au fond, les économistes de l’équilibre et de l’offre et de la demande, les Walras et Pareto, ignorent tellement l’humanité qu’ils ont tenté de purifier l’économie politique, la vieille économie de Smith, Malthus, Ricardo et Marx, qui sentait la sueur du travail et le trop-plein de population, avec sa cohorte de famines, d’épidémies, de lèpres et de guerres — tiens... l’épidémie est revenue...
[…]
Beauté ou laideur ?
C’est exactement ce que voulurent faire Walras, Pareto et Debreu : purifier l’économie. La laver de toute corruption humaine. Quoi de plus net, clean, rigoureux, équilibré, qu’un mathématicien ne parlant pas de la vie des hommes, horreur ! mais de l’équilibre général ?
Alors les économistes... Pourquoi ne pas revenir aux sources de l’économie ?... A la question du partage ? A la question fondamentale posée par Ricardo ? Pourquoi 60% du produit national aux salaires, aujourd’hui, contre 70% il y a vingt ans ? Que se passe-t-il ? Faut-il 50-50 de salaires et profits ?
Et pourquoi ne pas réfléchir un peu ? Qu’est-ce que le virus capitalisme sous sa dernière mutation ? Qu’est-ce que ce capitalisme qui a transformé la lutte des classes en lutte des vieux contre les jeunes ?
Alors la richesse, les économistes ?
Qu’est-ce que la richesse, au-delà de l’eau transformée en poison, de l’eau polluée transformée en eau pure, de la terre transformée en lisier ou du lisier transformé en engrais ?
Qui a réfléchi aux rapports entre éthique, esthétique et économie ? Personne.
Si. Keynes.
Son testament fut de prôner une économie seconde, subalterne, soumise à l’éthique et à l’esthétique... On est loin de la « relance par la consommation et la construction d’autoroutes » !!! Pourquoi ne pas lire Keynes ? Et Smith ? Pourquoi ne pas revenir à la science économique comme « science morale » ?
Avez-vous réfléchi au fait qu’une civilisation comme Venise avait tout axé sur la beauté, alors que votre civilisation tellement puissante a tout fondé sur la laideur ? Pourquoi un bâtiment chargé d’abriter des trains est une merveille (Orsay) et un bâtiment chargé d’abriter des livres et des penseurs une abomination (la Très Grande Bibliothèque), une mauvaise copie de Sarcelles ?
Du temps perdu à gagner sa vie…
Vous êtes-vous promené sur le pont d’Austerlitz ?
Regardez l’aval, Notre-Dame, et l’amont, Bercy, cette tour HLM allongée, hideuse... Bercy, allégorie de l’économie, nouvelle religion, contre Notre-Dame, allégorie de la vieille religion...
Que de progrès et de « richesse », avec Bercy n’est-ce pas ?
Quelle est votre religion ?
La productivité, la compétitivité, ou le bonheur ?
De quoi parlez-vous ? Du bonheur ? Alors dites : « Cette année, selon l’INSEE, l’augmentation prévue de bonheur sera de 2,75%. En données corrigées de l’inflation, les hommes sont cent fois plus heureux qu’il y a cent cinquante ans. » Ensuite, allez vous promener avec vos étudiants dans le métro. Ou dans une banlieue. Ou dans les sinistres « beaux quartiers » où des vieillards traînent leur ennui et l’allongement de leur espérance de vie.
Mais le bonheur est-il l’allongement de l’espérance de vie ?
Alors dites-le, et allez vous promener dans un mouroir.
Mais peut-être parlez-vous du bien-être ?
Alors, allez vous promener dans les supermarchés de salles de bains et d’électroménager pour penser et réfléchir, plutôt qu’au Louvre. Et si vous recevez chez vous, avant de servir votre viande aux anabolisants, offrez la contemplation de votre lave-vaisselle : vous avez mis tant d’heures à le conquérir ! Tant d’heures passées dans les embouteillages et derrière un bureau ! Tant de temps méritait d’être compensé par tant de bien-être, je le reconnais.
Montaigne vous envie. Mais sans doute n’avez-vous plus le temps de lire Montaigne, vous qui passez votre vie à gagner du temps.
Et si la question que devaient désormais se poser les économistes était : « Qu’est-ce que la richesse, et comment la partager ? »
Mais peut-être votre religion est-elle la croissance ? Toujours plus ? Mais plus de quoi ? De logiciels pour décerveler ? De temps perdu à gagner sa vie ?
Qu’avez-vous fait de la maison, messieurs les économistes, vous qui étiez chargés d’aider à la gérer ? Qu’est devenue cette maison ? Etes-vous fiers de sa façade ? En connaissez-vous toutes les pièces, les recoins ? Suffit-il d’accumuler des étages et des étages ?
Pourquoi ne réfléchissez-vous plus, messieurs les économistes ? Pourquoi avez-vous abandonné la maison aux voleurs et aux faiseurs de tags ?
Où êtes-vous, dans la maison, pendant que d’autres, en votre nom, la saccagent ?
Bernard Maris
* Lettre ouverte…, Bernard Maris (présentation de G. Raveaud), Points, 176 pages, 8,95 €.