Hayat, Sandie, Assia, Aline... En préfecture, je les accompagnais avec fierté, côte à côte pour les AESH. Pendant que Macron et les autres voudraient les diviser...
Choisir son champ
« J’ai dû laisser ma maison, et là, dans deux mois, je suis dehors… Avec mes trois enfants… Je ne sais pas où je vais dormir… »
On est à la préfecture de la Somme, dans la salle République.
La ministre du handicap, ou plutôt la « Secrétaire d’état en charge des personnes handicapées », Sophie Cluzel, est en visite à Amiens. Et, entre ces rendez-vous officiels, à la Croix-Rouge, au Conseil départemental, dans une école, j’ai insisté, réclamé, tempêté, pour qu’elle rencontre des AESH, « Accompagnantes d’Enfants en Situation de Handicap ». Les héroïnes de notre film, Assia, Sandie, Hayat, et Aline – en grande angoisse, donc.
« J’ai déposé des dossiers dans les offices HLM, mais mon dossier n’est pas prioritaire. Parce que j’ai encore une maison. Mais il faut attendre que je sois à la rue ? Qu’on me sépare de mes enfants ? Comment je vais faire ? »
Toutes exposent, et avec conviction, et avec la gorge nouée, et avec la voix qui se brise, leur situation : « C’est un métier qu’on adore, on aide les petits, on les voit progresser… mais avec 734 €, c’est pas possible ! Moi, je fais des ménages à côté… Et à la fin de l’année, AESH, j’arrête. »
Elles sont trois, Sandie, Hayat, Aline, à avoir pris cette décision : arrêter.
Et c’est moi qui prends le relais : « Vous vous rendez compte, madame la ministre, que c’est une perte pour la France ? Pour les enfants handicapés ? Je veux dire, elles se sont formées, auto-formées, comment on s’occupe de l’autisme, les différents troubles, les dys, les hyperactifs, elles sont dévouées pour faire ça, toute la journée, mieux, elles aiment ça, elles ont maintenant de l’expérience, et pourtant elles vont abandonner leur métier… Tout ça, parce que l’état, le ministère de l’éducation, fait trois sous d’économies, ne les paie pas au salaire minimum dans ce pays, le Smic… Et il va falloir recruter de nouvelles AESH, qui ne seront pas formées, tout reprendre à zéro… »
La ministre écoute.
Puis répond.
Longuement : qu’elle comprend les difficultés, qu’elle les connaît, qu’elle lutte pour ça depuis des années, bien avant son entrée au gouvernement, etc.
J’ai un peu oublié, c’était en février.
Surtout, mon attention flottait.
J’éprouvais une fierté, c’est vrai, d’avoir bousculé l’agenda, de les avoir amenées là, entre la préfète et la ministre, et qu’une heure durant, avec la nuit dehors, elles se lâchent franchement. Autre chose, aussi. Vous avez entendu leurs prénoms, Assia, Sandie, Hayat, Aline, ça dit un peu de leurs origines, de souche et maghrébines. Mais il n’y a que moi qui y songe, ici, elles sont là, simplement, comme des Françaises, comme des travailleuses, comme des copines. Et c’est beau, je trouve, depuis des mois que la France s’enlise, ou plutôt les médias, le petit monde politique, dans les polémiques à la noix, « groupes de parole non-mixtes », « islamo-gauchisme », et je ne sais pas trop quoi.
Et c’est reparti pour un tour, aujourd’hui : « Emmanuel Macron s’alarme d’‘‘une société qui se racialise’’ ».
En un an de crise sanitaire, le pays compte un million de pauvres en plus, les étudiants (et pas qu’eux) font la queue pour des colis alimentaires, les fonderies ferment parce que Renault accélère sa sous-traitance à l’étranger, etc., je ne vais pas dresser le tableau des malheurs, m’enfin, les AESH, les AVS, les femmes de ménage. Et de l’autre côté, durant la même année, les milliardaires français ont vu leur patrimoine bondir de + 50 %, + 68 % après un fact-checking de France Info, je ne vous fais pas la liste, non plus, des Amazon, Sanofi, Bernard Arnault et compagnie. Et ce qui l’alarme, donc, le chef de l’état, ce n’est pas cette fracture sociale, ce fossé, ce gouffre, dans les fortunes, dans les destins, ce n’est pas « une société qui se classise », ou qui « s’inégalise », non, la menace, c’est un « concept », dit-il, la menace, « c’est une société qui se racialise ».
Ça fait des années qu’il joue à ce petit jeu, avec le feu. Qu’il sort le voile, et « la laïcité », et « les valeurs de la République » quand ça l’arrange, et que je te fais la Une de Valeurs actuelles, et que je te ponds un petit projet de loi exprès. Le but est tellement flagrant, pour lui, le président des riches, l’homme de la Commission Attali, des banques d’affaires, du groupe Bilderberg : plutôt agiter la guerre des religions que la lutte des classes. Que les Français se rangent, se divisent, en « communautés », plutôt que selon leurs intérêts, en salariés – contre les « gros », les actionnaires, les PDG.
Le jeudi 3 juin, les AESH étaient en grève. à Amiens, dans un local syndical, sous les néons, Valérie raconte son quotidien : « Le midi, je n’ai pas le temps de déjeuner. Je dois accompagner un enfant à la cantine, mais le repas coûte 3,20 €… Je n’ai pas les moyens de me payer ça, moi, avec mes 756 € ! Alors, je regarde les autres manger. »
En l’écoutant, je gribouillais un petit calcul. Pour qu’elle touche le Smic, il faudrait l’augmenter de 400 €, on va dire. Il y a 100 000 AESH, environ. Egale 40 millions. Je multiplie par douze mois. 480 millions. J’arrondis à 500. Il faudrait cinq cents millions, donc, pour que les AESH, qui permettent l’école inclusive, qu’on nous décrit comme une priorité, il faudrait cinq cents millions pour que ces « essentielles » perçoivent, enfin, le salaire minimum.
Le lendemain, le vendredi 4 juin, à l’Assemblée, on votait le « carry-back ». C’est un mécanisme financier, je vous résume : Total, en 2017, 2018, 2019, a fait des bénéfices, et a donc payé des impôts sur ses bénéfices. Mais en 2020, Covid, déficit. Eh bien, même si le groupe pétrolier a versé sept milliards de dividendes, comme une année normale, au nom de son déficit, on l’autorise récupérer l’impôt des années précédentes. En gros. Vous pigez ? Eh bien, ça nous a coûté la même somme. La même somme que la mesure qui traînera, qui ne sera pas prise, pour les AESH.
C’est le combat majeur, pour nous.
Même pas convaincre les gens : la plupart le sont déjà (voir encadré).
Non, mais ramener la bataille sur ce terrain, toujours, sur le social. Sur l’économique. Sur l’écologique. Et c’est une lutte. Contre mille bras, mille langues, mille bouches, dans les médias, dans notre camp parfois, qui veulent nous en détourner.
Coluche, se présentant à l’élection : on a intérêt à se serrer les coudes, parce qu’on est d’accord sur l’essentiel...
Militant trotskiste : L’essentiel ?
Coluche : Bah ouais, que y en a qui s’en mettent plein les fouilles pendant que d’autres croquent rien.
La majorité on l’a !
D’après un sondage de l’Ifop avec L’Huma :
« 81% des Français sont pour l’augmentation du SMIC de 200 euros net »,
« 85% des Français sont pour taxer les dividendes des actionnaires des plus grandes entreprises »,
« 78% des Français sont pour le rétablissement de l’Impôt sur la fortune (ISF) »,
« 92% des Français sont pour la baisse de la TVA sur les produits de la vie courante »,
« 93% des Français sont pour un grand plan de réinvestissement dans les services publics ».