n° 112  

Claire Vivès : "Ça vise le salariat dans son ensemble."

Par Cyril Pocréaux |

Pour Claire Vivès*, sociologue au Centre d’études de l’emploi et du travail, attaquer les chômeurs permet aussi de ne pas améliorer les conditions du salariat.

*Dernier ouvrage (collectif) : Chômeurs, vos papiers ! – Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage ? – Raisons d’agir.


Fakir : Les chiffres du chômage, c’est une sorte de jungle, loin du chiffre unique qu’on nous sort à chaque fois…

Claire Vivès : Je suis assez d’accord : même quand on travaille sur le sujet, comme moi, c’est très complexe. En tout cas, on ne peut pas prendre un chiffre unique. Et beaucoup de données sont contre-intuitives.

F. : Pour quelle raison ?

C. V. : Une des pistes tient dans ce que l’on appelle parfois le « halo du chômage ». On ne le retrouve pas dans les chiffres du Bureau international du travail (BIT), ni pour partie dans ceux de France Travail. Quand on fait des enquêtes de données, et non purement administratives, on découvre par exemple que des personnes se retirent d’elles-mêmes de la demande d’emploi. Plus souvent des femmes que des hommes, d’ailleurs, des gens souvent moins diplômés, ou qui vivent des processus d’auto-disqualification.

F. : Et qui n’apparaissent plus nulle part, donc ?

C. V. : C’est l’une des pistes, en tout cas. Une autre piste, c’est le constat que, dans une certaine forme de précarisation, les gens passent du travail au chômage, de l’un à l’autre, beaucoup plus fréquemment qu’avant. Et donc qu’un pan des gens en recherche d’emploi ne se voit pas dans les chiffres.

F. : L’explosion des contrats courts en est un autre signe ?

C. V. : Le CDI reste le mode d’emploi majoritaire, mais un phénomène est apparu il y a une dizaine d’années, une grosse tendance : des contrats courts de plus en plus courts. On a estimé que ce serait un « tremplin » vers un CDI. Mais à quoi assiste-t- on ? à un effet d’enfermement dans ce système : les gens restent prisonniers de contrats courts. Aux deux bouts de la pyramide des âges, c’est plus compliqué : les jeunes ont une période d’accès au CDI beaucoup plus longue, et les seniors connaissent plus de difficultés à conserver le leur.

F. : J’en viens aux « réformes », nombreuses, du gouvernement depuis 2018. L’un des arguments pour les enchaîner est de dire qu’elles ont eu des effets positifs sur le chômage. C’est vrai, selon vous ?

C. V. : Il faut bien distinguer les discours et les chiffres. Je n’évoque pas ce que je pense des réformes sur le fond, mais leur impact. Actuellement, moins de 40 % des chômeurs sont indemnisés en France. Quand Gabriel Attal dit que réduire les droits va avoir tel ou tel effet, ça ne peut concerner au mieux qu’un tiers d’entre eux.

F. : Mais les politiques menées ont-elles vraiment fait baisser le chômage ?

C. V. : On ne le sait pas : les réformes de 2019-2021 sur le montant des allocations, l’éligibilité, la dégressivité sont toujours en cours d’évaluation. évaluer les effets d’une réforme du chômage, c’est très, très long. Il faut attendre que les personnes concernées par la réduction du temps d’indemnisation, par exemple, arrivent éventuellement en fin de droits, puis qu’elles trouvent ou pas un nouvel emploi… C’est très long.

F. : On ne peut donc pas dire, à ce stade, que ces réformes ont eu un effet ?

C. V. : Non, ni qu’elles vont créer 200 000 ou 400 000 emplois comme je l’ai entendu. Ne serait-ce que parce qu’un emploi, du CCD d’une journée à un CDI, c’est très différent. L’hypothèse la plus vraisemblable est que cette politique soit menée dans un but d’économies. Mais six milliards par an c’est peanuts si on compare avec l’aide annuelle aux entreprises, par exemple [NDLR : 200 milliards par an].

F. : Alors quel est l’objectif réel ?

C. V. : Je pense que le fond du discours vise avant tout le salariat, dans son ensemble. Le but est que les gens acceptent des emplois qu’ils n’accepteraient pas normalement, parce que les conditions proposées sont trop basses, dégradées. L’enjeu est plutôt là : comme on choisit de ne pas améliorer la situation (salariale, conditions de travail…) des personnes en emploi, on s’attache à détériorer la situation de ceux qui n’en ont pas. On s’attaque aux conditions de l’indemnisation. Sans comprendre, d’ailleurs, que les mêmes personnes sont concernées par l’un et l’autre, de plus en plus souvent.

F. : C’est-à-dire ?

C. V. : On nous présente une figure du chômeur unique : quelqu’un qui ne travaille pas du tout, qui ne cherche pas d’emploi, et qui attend de toucher ses droits au chômage. Au-delà du fait que cette notion est juridiquement fausse (un chômeur doit faire la demande d’un emploi pour être considéré comme tel), les chiffres de contrôle des inscrits à France Travail montrent que les demandeurs d’emploi en cherchent bien un, très majoritairement : les sanctions ne concernent que 15 % des personnes contrôlées. Cela bat en brèche l’idée de « profiteurs ». Par ailleurs, on trouve des gens qui passent sans cesse du chômage à l’emploi. Je pense que la présentation du gouvernement est surtout un moyen d’opposer les gens qui travaillent et ceux qui ne travaillent plus. C’est un outil politique, la construction d’un ennemi.

F. : à ce point ?

C. V. : En tout cas, les offensives qui vont toutes dans le même sens finissent par faire système. On fait pression sur le demandeur pour soit travailler à n’importe quel prix, soit ne plus s’inscrire. Lors du premier quinquennat Macron, on nous avait vendu un système, qu’importe si on y croyait ou pas, où la flexibilité horaire était censée s’accompagner, en contrepartie, de nouveaux droits : attacher les droits à la personne et pas à un contrat, une formation tout au long de la vie… Tout ça a disparu. Maintenant, c’est plutôt « tu bosses et tu te tais ».