n° 104  

Comment ils nous ont volé la coupe du monde 

Par Camille Vandendriessche, Cyril Pocréaux |

La Coupe du monde de foot au Qatar s’ouvre au mois de novembre. Et son tapis rouge se déroulera sur un cimetière d’ouvriers, sur des affaires de corruption, sur un scandale écologique.
Lever le voile sur tout ça, malgré nos souvenirs et nos rêves de gosses, c’est aussi raconter la mondialisation par le ballon…


 Un dîner presque parfait

23 novembre 2010 : ce soir-là, en approchant de l’élysée à l’invitation de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, Michel Platini ne se doute pas de l’engrenage dans lequel il s’apprête à mettre le doigt. Après tout, il n’est pas inconcevable qu’une ancienne légende du foot français, par ailleurs président de l’UEFA, la puissante fédération européenne de football, soit invitée à dîner par le Président.

Mais en s’asseyant à table, l’ancien numéro 10 ne peut masquer sa surprise. Outre Nicolas Sarkozy, Claude Guéant (le secrétaire général de l’Élysée) et Sophie Dion (la conseillère pour le sport) deux invités dont il ignorait la présence ont pris place autour de la table : Tamim al-Thani, le prince héritier du Qatar (devenu depuis émir du petit état du Golfe), et Hamad ben Jassem al-Thani, le premier ministre qatari de l’époque. Platini fait vite le lien : dix jours plus tard doivent être décidées les villes qui accueilleront les Coupes du Monde 2018 et 2022. Or le Qatar candidate pour cette dernière. En tant que patron de l’UEFA, son vote et sa capacité à faire pencher la balance seront décisifs. Pour « Platoche », c’était déjà bouclé. Il voterait, pour 2018, pour l’Angleterre ou le duo Belgique/Pays-Bas. Et il avait par ailleurs déjà soufflé aux états-Unis que son choix se porterait sur eux pour 2022. « Surtout, il a été très clair sur le fait qu’il ne soutiendrait pas le Qatar », ajoute un témoin, cité par Mediapart. « Un succès russe pour organiser l’édition 2018 et une victoire du Qatar pour 2022 seraient très mauvais pour l’image du football et de la FIFA », avait glissé Platini quelques mois avant le dîner élyséen.

Et pourtant…
Et pourtant, ce soir-là à l’élysée, entre fromage et dessert, sous les ors de la République, l’ancien milieu de terrain du carré magique est cerné. Et, pour une fois, pas moyen de s’extraire de la nasse par une ouverture lumineuse. Nicolas Sarkozy fait passer le message : il faut que le Qatar obtienne l’organisation de la Coupe du monde 2022. Ce soir-là, « il m’a dit que les Qataris étaient des gens bien », confiera Platini quelques années plus tard. « Bah, oui… Il me l’a fait comprendre (qu’il voulait que le Qatar obtienne la Coupe du monde). » Sepp Blatter, alors président de la FIFA, la fédération internationale, l’a réaffirmé dans son livre : Michel Platini lui a confié avoir accepté de voter pour le Qatar lors de ce déjeuner au vu de l’insistance de Nicolas Sarkozy, l’ancien président évoquant même les « intérêts supérieurs » de la France. « Sans l’intervention au dernier moment de Sarkozy sur Platini, le Qatar n’aurait jamais eu la Coupe du monde », assure Blatter. Platini jure ne pas avoir été influencé. Mais le fait est que, dix jours plus tard, en Suisse, le vent a tourné. Le Qatar, à la surprise générale, décroche l’organisation de la Coupe du monde 2022, avec 14 voix contre 8 pour les états-Unis.

Mais au fait… Pourquoi ?
Pourquoi une telle insistance ? Quels « intérêts supérieurs de la France » étaient ainsi en jeu pour justifier un tel lobbying ? La France qui pèse en faveur du Qatar, c’est un coup de billard, à deux voire trois bandes. Mais qui n’a pas grand-chose à voir, finalement, avec l’intérêt national, ni avec celui du sport.
Car les premiers au courant du dîner du 23 novembre, les premiers à s’en réjouir, ce sont des hommes d’affaires. Qui, tous, ont le bon goût d’être des proches de Nicolas Sarkozy. Sébastien Bazin, d’abord. Président pour l’Europe du fonds américain Colony Capital, détenteur du Paris Saint-Germain, il est en quête d’un repreneur pour le club parisien, endetté jusqu’au cou. Une quête qui aboutit lors de ce déjeuner à l’élysée, puisque le Qatar accepte à cette occasion de racheter le club de la capitale. C’est en tout cas ce que suggèrent dès le lendemain les SMS trouvés dans le téléphone portable de Bazin, dont les enquêteurs se sont saisis. « NS m’a rappelé. (…) Le deal aura lieu après le 2 décembre » (soit le jour de l’attribution de la Coupe du monde), tapote Bazin le 24 novembre, au lendemain du déjeuner de l’Élysée, à un proche. De fait, six mois plus tard le Qatar rachètera le PSG pour quelque 64 millions d’euros, selon les Football Leaks, via un fonds créé spécialement pour l’occasion, QSI. « Si la vente du Paris Saint-Germain au Qatar a eu lieu après le vote, c’est que c’est 100 % lié. Le Qatar devait remercier un peu la France… », observera Sepp Blatter. Bazin, passé par la suite à la direction d’Accor, le groupe hôtelier propriété de Colony Capital, nommera en février 2017 Nicolas Sarkozy au conseil d’administration du groupe… Bazin, donc, mais aussi Arnaud Lagardère, un intime de Sarkozy. Suite au fameux déjeuner du 23 novembre, magie du hasard, un fonds souverain qatari, Qatar Investment Authority, devient le premier actionnaire du groupe Lagardère. Qui, après sa défaite à la Présidentielle de 2012, lui confiera deux missions comme avocat, et dont il intégrera même le conseil de surveillance le 27 février 2020.

La justice française cherche aujourd’hui à déterminer si ces éléments – et d’autres – sont constitutifs d’un « pacte corruptif ». Claude Guéant et Sophie Dion ont été entendus à ce titre par les magistrats. Une chose est sûre : le 23 novembre 2010, les participants au désormais fameux dîner de l’élysée en sont sortis repus. Mais l’action du Qatar pour obtenir la Coupe du monde ne s’est pas limitée aux frontières hexagonales.

Phaedra Almajid, à l’époque membre du comité de candidature Qatar 2022, accuse des hauts responsables qataris d’avoir offert 1,5 million de dollars à trois membres africains du comité exécutif de la FIFA. Aux états-Unis, le procureur fédéral de Brooklyn estime que plusieurs membres du comité de la FIFA ont été soudoyés : le Brésilien Ricardo Teixeira, le Paraguayen Nicolás Leoz et l’Argentin Julio Grondona auraient « reçu des pots-de-vin ». La justice suisse s’intéresse elle aux « bonus » (plus de 21 millions d’euros au total) que se sont offerts les dirigeants de la FIFA de l’époque, fin 2010. Et on en passe…

En janvier 2013, l’hebdomadaire France-Football, au fil d’une longue enquête, reproduira un mail du secrétaire général de la FIFA, Jérôme Valcke. Qui lâche, sans ambiguïté : « Ils ont acheté le Mondial 2022. »
Une nouvelle ère commençait.

Diffuseurs : le baiser de la mort

Non content d’obtenir l’organisation de la Coupe du monde 2022, l’événement sportif le plus regardé sur la planète avec les Jeux olympiques, le Qatar va aussi le diffuser dans le monde entier via sa chaîne BeIN, antenne sport d’Al-Jazeera. Dont l’influence dépasse largement celle qu’on prêtait, il y a quelques années encore, aux simples télévisions.

Les plateformes de diffusion ont même pris, pour une large partie, le pouvoir sur le foot. La justice française s’intéresse, par exemple, au contrat signé en novembre 2010 par le Qatar, via Al-Jazeera, avec la FIFA : pour quelque 300 millions de dollars, la chaîne qatarie s’offrait le droit de retransmettre les Coupes du monde 2018 et 2022. Avec un addendum au contrat : 100 millions supplémentaires serait versés à la fédération internationale de foot si, par bonheur, l’organisation revenait au Qatar pour 2022. De quoi faire réfléchir, à trois semaines du vote d’attribution du Mondial… De fait, ce « bonus » fut bien versé à la FIFA, dans la foulée du vote du 2 décembre 2010.

Deux ans plus tard, en 2012, un nouveau venu BeIN Sport étalait ses cartes sur la table des droits à diffuser le foot français. Pourquoi cette arrivée sur le marché ? C’est un des points que les juges soupçonnent avoir fait partie de la transaction à l’élysée, lors du fameux dîner du 23 novembre 2010, en contrepartie du soutien français à la candidature qatarie : que l’émirat achète, chèrement, les droits télé du football français. C’est que cette bataille pour les droits à diffuser, qui court alors depuis trente ans, va bientôt entrer dans une nouvelle dimension, et met en jeu des sommes exponentielles. En trente ans, les prix d’achat ont déjà été multipliés par mille ! Autant d’argent qui ruisselle, ensuite, sur la Ligue, et les plus gros clubs. BeIN arrive, donc, sur le marché français, armé de moyens incomparables avec ceux des autres acteurs de l’audiovisuel français. Pour une dizaine d’euros par mois, la chaîne propose la Ligue 1 et la Ligue 2, mais aussi des championnats étrangers, la Ligue des champions, l’Euro de foot, la NBA, la NFL, le rugby et d’autres sports encore… Ils cassent le marché. Le système n’est pas rentable ? La bulle grossit sans cesse ? Qu’importe. BeIN, au bout de trois saisons, affiche un déficit qui dépasse le milliard d’euros ? Le Qatar a les moyens d’assumer.

Cette bulle, pourtant, a failli mettre le foot français à genoux. En 2018, la société sino-espagnole Mediapro promet avec BeIN et Free plus d’un milliard chaque année au foot français. Les clubs de Ligue 1 sabrent le champagne. « Quand ils ont vu l’argent qui allait arriver, ils ont tous augmenté leur budget. Ils n’avaient encore rien touché qu’ils avaient déjà tout dépensé !, se souvient Samuel (un prénom d’emprunt), technicien audiovisuel dans le foot français. La plupart des clubs étaient pourtant dans une situation limite. Ce qui les maintient en vie, c’est les droits télé. Du coup, ils se sont retrouvés dans la merde... » Car la bulle Mediapro explose vite. Fin septembre 2020, l’entreprise ne peut plus payer la LFP : la belle maison n’était qu’un château de cartes. Le foot français risque la banqueroute. Plusieurs clubs se voient déjà déposer le bilan. La LFP retombera au dernier moment sur ses crampons, en confiant la diffusion de son championnat à… Amazon !

 Jouer au foot sur un cimetière

Ce 2 décembre 2010, une douce brise flotte dans les rues de Doha. Jusqu’à ce que la nouvelle arrivée de Zurich ne fasse monter la température d’un cran. Sepp Blatter vient de l’annoncer, à la surprise générale, depuis la Suisse : le Qatar organisera la Coupe du monde 2022.
En quelques minutes, ce jeudi soir, des milliers de Qataris descendent dans les rues. Des kilomètres d’embouteillages s’étirent dans les rues de la capitale, d’habitude calme.

Il est pourtant un résident qatari, au moins, dubitatif. Depuis 2007, le Français Stéphane Morello vit dans le petit état du Golfe. Il y a travaillé comme entraîneur de foot, pendant une saison. Mais depuis bientôt deux ans, il est prisonnier du désert, sans pouvoir travailler. Sans, surtout, avoir le droit de quitter l’émirat.
« À mon arrivée en 2007, tout se passait pourtant très bien, avec un contrat d’une année renouvelable. » Tout se corse à son retour de vacances, au début de l’été 2008. « Un nouveau président était en poste. Il avait décidé de tout changer. Les meubles, la tapisserie, le comptable et bien sûr l’entraîneur. »

L’entraîneur, du coup, qui demande le paiement de ses indemnités. C’est là qu’il se heurte au système de la kafala  : au Qatar, comme dans les autres pays du Golfe, un travailleur étranger dépend de son parrain, auquel il doit payer le droit de travailler. Et qui a tout pouvoir sur la suite de sa carrière. Même obtenir un visa pour quitter le pays passera par le bon vouloir de ce « sponsor ». Interdit de travailler et de quitter le Qatar, Stéphane Morello restera ainsi près de cinq ans en zone de transit. Il sera finalement libéré fin 2013, et vit désormais en Amérique du Sud.
D’autres travailleurs français ont longtemps été dans le même cas, dont certains footballeurs, à l’instar d’Abdeslam Ouaddou. « Le Qatar m’a traité comme un esclave », tranche l’ancien défenseur de Valenciennes, retenu pendant plusieurs mois, en 2012, après deux saisons passées dans l’émirat. « Le système de kafala, c’est de l’esclavagisme moderne. Les conditions de vie pour les travailleurs émigrés sont inhumaines. » Le monde allait bientôt s’en rendre compte…

« Plus de 6500 travailleurs migrants morts en dix ans ! » En février 2021, l’article du Guardian fait l’effet d’une bombe, en levant le voile sur les chantiers du Mondial. C’est que pour accueillir une Coupe du monde au beau milieu du désert, dans un état qui ne dispose d’aucune infrastructure pour recevoir un tel événement, ni de stades ni suffisamment de routes, il faut construire à marche forcée. Plusieurs nouveaux stades climatisés (il y en aura sept lors de la compétition), 45 000 chambres d’hôtel, un métro, un aéroport, et même une nouvelle ville, censée accueillir la finale… Pour ce chantier titanesque, le temps est compté, et la main d’œuvre locale limitée. Il faudra pourtant bien faire avancer les choses, coûte que coûte.

Que révèle, donc, l’enquête du journal anglais ? Que plus de 6 500 travailleurs migrants originaires de cinq pays (l’Inde, le Pakistan, le Népal, le Bangladesh et le Sri Lanka) sont morts au Qatar entre 2011 et 2020. Soit deux par semaine. Et encore : ce macabre bilan ne tient compte que des migrants de cinq états. Les Philippines ou le Kenya, l’Ouganda ou le Soudan, entre autres, comptent eux aussi plusieurs centaines de milliers de travailleurs délocalisés dans l’émirat. Mais aucun d’eux n’a pu, ou voulu, fournir de statistiques sur les accidents qu’ils ont subis.

Alors, écoutons les paroles, plus que les chiffres. « Sur le chantier, je devais soulever de grosses pierres. Chacune pesait entre 50 et 60 kilos. Je m’attachais une serviette autour de la tête, je posais ces pierres sur ma tête, je montais les escaliers avec. Ils nous ont fait travailler tellement dur et ne nous ont même pas payés... » C’est Laxman Kamati, ancien travailleur népalais sur un chantier qatari, qui raconte ça à Amnesty International. Luke, agent de sécurité originaire du Kenya, a lui aussi témoigné : « Je n’ai eu qu’un seul jour de repos pendant toute ma première année au Qatar. On se levait à 3h00 du matin chaque jour. Depuis le campement, on avait deux heures de route pour aller au chantier. On y travaillait pendant 12 heures, on ne dormait que quatre heures par nuit. Puis, le cycle infernal recommençait. C’était vraiment dur, je voulais envoyer l’argent à ma mère qui avait besoin d’aide, mais ce n’était pas suffisant. Tu sentais que tu avais atteint tes limites, mais tu devais gagner ta croûte, alors tu endurais tout. » Le tout à 60 voire 80 heures par semaine, selon d’anciens ouvriers. Un rapport de l’ONU rappelait pourtant que les conditions de température rencontrées sur les chantiers, avec parfois plus de 50°C au compteur, pouvaient provoquer des dégâts irrémédiables sur l’organisme.

Les autorités qataries, elles, ont affiché leur propre bilan des accidents du travail, en dénombrant « seulement » 37 décès chez les ouvriers concernés par la Coupe du monde. De fait, du Pakistan au Népal, les familles des ouvriers décédés ne parviennent jamais à connaître les causes du drame…
« Ils l’ont cherché pendant quatre jours avant de retrouver le corps de mon mari », raconte Mairul Khatun, la veuve de Mohammad Naddaf, un travailleur népalais. « Des lambeaux de chair s’étaient détachés de son corps. Il n’était pas en état d’être ramené ici. Je n’ai pas pu le revoir. Il était parti au Qatar pour travailler comme homme de ménage mais une fois là-bas, il a dû travailler sur un chantier, transporter des briques et des pierres. Lui disait qu’il faisait trop chaud pour travailler dehors avec une pelle, qu’il voulait rentrer au Népal. Son employeur n’a rien fait pour ça. »
Les organisations internationales ? Elles font mine de s’étonner.
La FIFA, du bout des lèvres, « espère des changements sociaux positifs ». Le Parlement européen se dit lui « préoccupé ». On espère que leur « préoccupation » n’empêche pas les parlementaires de dormir… Parce que, sur le terrain, malgré les promesses de réforme de la kafala, rien n’a changé. Les autorités le savent : les ouvriers n’ont ni le temps, ni les moyens de se battre pour leur statut.

Au final, donc ? Le Qatar nous offre, pleins feux, l’illustration la plus aboutie d’une mondialisation débridée, forcenée, poussée à son paroxysme, où des travailleurs du tiers-monde économique traversent les continents pour piocher le désert, sans aucun droit, et envoyer quelques sous au pays en espérant faire subsister leurs familles en retour. Et quand la mort frappe, tout s’effondre, à l’autre bout de la planète. Manju Devi, une Népalaise, a elle aussi perdu son mari, Kripal Mandal, au Qatar : « Quand il était en vie, nous comptions sur sa capacité de toucher un salaire. Sa mort, c’était aussi la disparition du gagne-pain de notre famille. Alors, nous mangeons ce que nous pouvons trouver, peu importe ce que c’est. »
à leur corps défendant, les spectateurs qui prendront place dans des stades qataris s’assiéront sur cette misère.
Et sur un cimetière.

 Écologie, schizophrénie, hypocrisie.

« Franchement, ça relevait de la science-fiction. On évoquait des nuages synthétiques créés pour se poser sur le dessus des stades et y apporter de la fraîcheur… » Directrice de recherches spécialisée dans le sport à l’Iris, l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques, Carole Gomez se souvient encore avec étonnement du dossier de candidature qatari à l’organisation de la Coupe du monde 2022. « Ça a eu une conséquence : beaucoup de pays candidats n’ont pas du tout pris au sérieux la candidature du Qatar, considérée comme un peu fantasque. Cela faisait sourire. »

Mais ça, c’était avant. Avant que le Qatar ne soit effectivement désigné pour accueillir l’édition 2022. Une fois la stupeur passée, il a bien fallu se pencher sur les conditions, concrètes, de l’accueil d’une Coupe du monde en plein désert, sans aucune infrastructure adaptée, en plein été, par des températures avoisinant les 50°C.
Et là, le sourire s’est figé.
On a entendu parler, d’abord, de stades climatisés. En plein air, ouverts, en pleine chaleur, mais climatisés. Quand ils ont compris que cela ne relevait pas de la farce, les experts en climat et sur l’impact environnemental ont écarquillé les yeux. « À partir du moment où c’est climatisé à ciel ouvert, il y a une perte d’énergie considérable… C’est une évidence et une aberration », se désolait éric Aufaure, de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). « On va augmenter les puissances pour que le public ressente un rafraîchissement mais la déperdition est énorme », embrayait Sylvain Krummenacher, un de ses collègues. Sans compter qu’un système de climatisation a pour principe de rejeter de l’air chaud dans l’air ambiant, en dehors de la zone qu’il doit refroidir. Dans tous les grands centres urbains, la clim’ est ainsi synonyme de réchauffement des températures. Sans compter, encore, la surconsommation électrique, majoritairement produite par des centrales thermiques au Qatar, qui découle de la climatisation.

Déraisonnable ? Inconscient ? Fou ?
Peut-être. Mais le Qatar l’a déjà fait. Lors des Mondiaux d’athlétisme de 2019, la première très grande compétition sportive accueillie sur son sol, 3000 bouches d’aération faisaient chuter la température au bord de la piste, alors qu’elle dépassait allègrement les 40 dans l’air ambiant. « Dans les hôtels, dans le stade, dans les bus, en plein d’endroits, la température était abaissée entre 15 et 18°C, spécialement pour la compétition, se souvient Etienne, un journaliste qui couvrait l’événement. Au Khalifa Stadium, qui accueillera des matches de la Coupe du monde de foot, c’était climatisé aussi. Tout autour de la piste, il y avait un système de souffleries qui balançaient de l’air froid dans les moindres recoins. Même dans les tribunes, on ne sentait pas la chaleur ambiante. Une véritable aberration écologique… » En 2015, en catastrophe, un vote de la FIFA décalait, pour la première fois dans l’histoire, la Coupe du monde en hiver ce qui n’empêchera pas de pousser la clim’ a fond dans les stades.

Mais les enceintes climatisées, pour symbolique qu’elles soient, ne sont peut-être pas le pire. Un autre gouffre écologique tient dans un constat : en 2010, tout est à construire, au Qatar, pour accueillir un tel événement, ses dizaines de délégations, ses centaines de milliers de supporters, ses médias : routes, hôtels, aéroport, métro et… stades ! Il faudra en bâtir sept en vue de l’événement. Sans oublier, cerise sur le gâteau, la ville de Lusail, prête à accueillir 250 000 personnes pour le match d’ouverture comme pour la finale, mais créée de toutes pièces, de A à Z ! Au total, un budget de 200 milliards de dollars est annoncé : dix fois plus que des Jeux olympiques. Pour un festival d’émissions de CO2… « Actuellement, les grands contributeurs sur le bilan carbone sont les grands événements, avec deux postes d’émissions de CO2 énormes : le transport des spectateurs et la construction des stades », analysait sur France 24 Mathieu Djaballah, maître de conférences à l’université Paris-Saclay. En juin 2021, un rapport de la FIFA indiquait que la Coupe du monde 2022 générerait l’équivalent 3,6 millions de tonnes de dioxyde de carbone. Soit davantage que ce que le Monténégro, l’Islande et la République démocratique du Congo produisent en un an. Et 50 % de plus que ce que le Mondial avait généré en 2018, en Russie.

Il faut le dire, ici, quand même : la FIFA aurait pu s’en douter. Car le Qatar, s’il n’a jamais encore pris part à la Coupe du monde de foot, reste le champion du monde du jour du dépassement (la date à laquelle un état a consommé toutes les ressources primaires et énergétiques qu’il était censé absorber en un an) : le 9 février de chaque année, il a déjà tout englouti. Et avec 37 tonnes par habitant, le pays est celui qui rejette le plus de CO2 par habitant dans l’atmosphère. Alors, imaginez pour une Coupe du monde, quand il faut mettre les petits plats dans les grands…

Quand même, tout cela est un peu gros.
Difficile à faire avaler.
Carole Gomez le rappelle : « Les opinions publiques ont énormément évolué en douze ans. Le Qatar ne pouvait pas imaginer, au moment de leur désignation, que les polémiques atteindraient un tel niveau. » Alors, il faut sauver le soldat Coupe du monde des délires écologiques. C’est là que le greenwashing entre en piste. Le Mondial 2022 présentera donc ainsi un « bilan carbone neutre », fanfaronnait en octobre 2018 le ministre de l’Environnement du Qatar. Le président de la FIFA, Gianni Infantino, répétait la promesse, tout sourire – sans toutefois préciser par quel miracle il y parviendrait. Ah si, pardon : par la « compensation carbone » (à coups de « fermes à gazon » temporaires installées… dans le désert). L’ONG Carbon Market Watch a elle pondu un rapport au printemps 2022 : la « neutralité carbone (du Mondial) n’est tout simplement pas crédible », observe Gilles Dufrasne, chargé de mission de l’organisation. « Malgré un manque de transparence, les preuves suggèrent que les émissions de cette Coupe du monde seront considérablement plus élevées que prévu »

« La volonté de faire des efforts se heurte à une limite : la remise en cause totale du modèle économique du sport professionnel, estime Mathieu Djaballah. On préfère voir l’écologie comme un geste du quotidien plutôt que comme un problème macro. Dans le cas des grands événements, le but premier reste toujours d’attirer des spectateurs du monde entier. Il y a donc une profonde schizophrénie. »
Dont la Coupe du monde 2022 ne devrait pas nous aider à guérir.

 « Le football n’est plus un jeu. »

Le Qatar, un cas isolé ? On entend, d’emblée, venir les contre-arguments. « Le Qatar, c’est un cas à part. Un dérapage de l’histoire. » Désolés : on craint que non. Parce que la Coupe du monde au Qatar, ses histoires de gros sous, ses conditions de travail inhumaines, ses scandales écologiques, et le ballon rond qui n’est, finalement, qu’un paravent à des intérêts géopolitiques, économiques et financiers, la Coupe du monde au Qatar, donc, n’est qu’un avatar, un des points culminants d’un système sur les rails depuis longtemps, d’un train qui file à toute allure vers le mur : toujours plus d’argent, toujours moins de droits, toujours moins d’écologie.
Qu’on remonte la chaîne, les échelons, un par un, des derniers événements, à l’aube des années 2020.

En octobre 2021, c’est, en France, la Ligue de football professionnel qui annonce que la rencontre entre Monaco et Lyon, comptant pour la 23e journée de Ligue 1 et prévue en février 2022, se jouera en… Chine. Une « opération ambitieuse », selon Jean-Michel Aulas, le président lyonnais : ne plus se contenter uniquement du marché français, ou européen, en termes de merchandising ou de droits télé. Pour la santé des joueurs, pour l’écologie – 17 000 kilomètres d’avion en 48 heures pour jouer un match à l’autre bout du monde - on repassera. La Ligue a finalement fait marche arrière. Mais un premier jalon est posé.

Passons, maintenant, au niveau européen. Depuis des années, joueurs, médecins, entraîneurs se grattent la tête, veulent alléger un calendrier trop chargé, des matches tous les trois jours, les organismes qui cèdent. Malgré ce constat, l’UEFA, la confédération européenne, a eu l’idée de génie : ajouter encore des rencontres au programme… Au printemps 2022, l’instance européenne validait en effet la nouvelle formule (mise en place prévue en 2024) de « sa » Ligue des Champions, la plus prestigieuse compétition de clubs au monde. Davantage d’équipes pour la disputer (36 contre 32 auparavant), et des dizaines de matches en plus. Donc, davantage de recettes aux guichets, de droits télés (ils ont bondi de plus de 50 % par rapport à ceux de la période précédente). Davantage de paris en ligne.
Et davantage de profits envisagés pour les plus gros clubs, assurés, ou presque, de disputer un maximum de matches. C’est que la glorieuse incertitude du sport fait rarement bon ménage avec la voracité financière… Et encore, le projet de Superligue, ligue fermée inventée au printemps 2021 par plusieurs grands clubs européens sécessionnistes, qui promettait des bénéfices en milliards dès la première saison, a-t-il dû être remisé au placard. La faute à la fronde des supporters à travers toute l’Europe, ulcérés de voir les intérêts financiers primer sur l’amour du jeu et le brassage des équipes.
Mais qu’on se le dise, qu’on le comprenne bien : « Le football n’est plus un jeu, mais un secteur industriel. Et il a besoin de stabilité. » Dans la bouche de Florentino Pérez, le président du puissant Real Madrid, la confidence prend les accents d’une banale évidence, à laquelle il faut se soumettre. Ou disparaître.

***

« Toutes ces querelles d’aujourd’hui sont un peu tardives ! Il aurait fallu en parler avant ! Lorsque la Coupe du monde a été attribuée, je n’ai pas vu beaucoup de manifestations ! » Le monde du foot, et du sport en général, n’a jamais aimé les contestations. L’apolitisme érigé en règle sacrée est même, pour lui, une sorte d’assurance-vie : la certitude de pouvoir être présents dans tous les pays, quels que soient les régimes. Alors, quand Noël Le Graët, le président de la fédération française de foot, prend la parole pour évoquer la Coupe du monde au Qatar, les milliers de morts sur les chantiers, la communauté LGBT qui s’inquiète (voir page 15), c’est bien pour défendre le Qatar. Et balayer les contestations. « On va faire le mieux possible pour respecter le pays et se respecter nous-même », conclue Le Graët.
Ah ben, si tout le monde se respecte, alors…

En la matière, on ne jettera pas la pierre outre mesure au président de la FFF : en écartant fermement tout débat démocratique sur l’organisation des compétitions, il reste dans la droite ligne des instances internationales. On peut même dire qu’il est très en-dessous de la FIFA, quand il s’agit de fermer les yeux. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Qu’importe le régime, pourvu que les rentrées d’argent soient assurées.
Car le mercredi 24 avril 2013, c’est à une conférence de presse surréaliste qu’assistent les journalistes au siège de la fédé internationale, à Zurich. C’est d’abord le Français Jérôme Valcke, son secrétaire général, qui prend la parole : « Je vais dire quelque chose de fou, mais… un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde. Quand on a un homme fort à la tête d’un état qui peut décider, comme pourra peut-être le faire Poutine en 2018, c’est plus facile pour nous les organisateurs qu’avec un pays comme l’Allemagne où il faut négocier à plusieurs niveaux. »

Une bonne dictature, c’est quand même ce qu’il y a de mieux pour garantir que les joueurs courent vite et que le public marche droit, en somme… Et afin de dissiper tout doute, et préciser qu’il ne s’agissait pas d’une maladresse, le président Blatter lui-même en remettait une couche, dans la foulée. Devant un auditoire médusé, il évoquait la Coupe du monde argentine de 1978, celle de la junte militaire, du général Videla, des « vols de la mort » des opposants jetés d’avion dans la mer. Trente-cinq ans plus tard, voilà que Sepp passe l’éponge, et raconte sa version : « Cette Coupe du monde fut une forme de réconciliation du public, du peuple argentin, avec le système, le système politique, qui était à l’époque un système militaire »… « Et une très bonne organisation », crut-il nécessaire d’ajouter.

Il n’est guère étonnant, dès lors, de lire ou d’entendre les positions de son successeur, Gianni Infantino.
Alors que l’écologie plaide pour moins d’événements d’envergure mondiale, alors que les droits de l’Homme sont piétinés, de plus en plus souvent, édition après édition, du Brésil au Qatar en passant par la Russie, ajoutant au déni démocratique l’étalement obscène d’injustices sociales, alors que joueurs, médecins et entraîneurs se plaignent des cadences infernales, des corps qui crament, des organismes qui s’usent,Infantino, donc (qui réside au Qatar depuis quelques années), dégainait, en 2021, son grand projet pour le foot mondial : une Coupe du monde tous les deux ans (au lieu de tous les quatre ans actuellement).
Toujours plus loin, plus fort, plus rentable.
Un non-sens.

Alors, pour convaincre les récalcitrants, il sort l’argument économique, promettant des millions de retombées à chaque fédération. L’argument moral, en convoquant de hautes personnalités du jeu telles qu’Arsène Wenger, l’ancien entraîneur français d’Arsenal. En écartant les demandes des meilleurs joueurs du monde, du Français Kylian Mbappé (« Nous aimons jouer, mais c’est trop. Si les gens veulent voir de la qualité, nous devons faire des pauses ») au Polonais Robert Lewandowski (« C’est impossible pour le corps et l’esprit de performer au même niveau. »)
Et en livrant l’argument massue – c’était devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à Strasbourg : une Coupe du monde tous les deux ans, ce sera « apporter de l’espoir aux Africains, afin qu’ils n’aient pas besoin de traverser la Méditerranée pour trouver peut-être une vie meilleure, mais plus probablement la mort dans la mer ». Bref, les migrants qui fuient les conflits, ou la misère économique, resteront sans doute bien volontiers dans leur canapé pour mater les matches...

Infantino et la FIFA luttent finalement, à leur manière, contre la mondialisation et ses dérives…
Qu’on ne nous en veuille pas trop : ça va être compliqué, quand même, malgré tout l’amour irraisonné qu’on porte à ce sport, malgré nos joies, nos pleurs, nos souvenirs et nos rêves de gosses, de s’enthousiasmer pour le Mondial qatari.

La Mondialisation racontée par le ballon

On tape dans le ballon depuis la cour de récréation. Entre les buts de handball, dessinés sur le mur du préau, entre les deux gros marronniers de la cour, on s’est esquinté les genoux pour sauver un pénalty. On a fait les tournois du lundi de Pentecôte, aussi, fallait évacuer les vaches de la pâture, d’abord, enlever les bouses et passer le rouleau sur les trous de taupe.
Et le dimanche, qu’il pleuve, qu’il vente, on chausse encore nos crampons dans les vestiaires.
Que s’est-il passé, alors ? C’est le même jeu, un ballon, deux équipes, quatre poteaux, et voilà que ce sport du pauvre brasse des milliards, s’exporte comme un produit, devient la vitrine triomphante, clinquante, du capitalisme.

Que s’est-il passé ?
Rien, en fait. Juste que l’argent a envahi toute la société, lentement, depuis quarante ans, et que le football en est le miroir grossissant.
C’est une histoire économique que ce sport nous raconte, à sa manière, des années 60 à aujourd’hui, de la libération des ondes à la mondialisation des marques, jusqu’aux fonds de pension. Jusqu’à la Coupe du monde qatarie, donc, point culminant de l’absurdité d’un système.

Alors Fakir publie, à l’occasion de cette Coupe du monde au Qatar (en librairie fin octobre), une nouvelle version, enrichie, de notre livre sorti en 2015, Comment ils nous ont volé le football : la mondialisation racontée par le ballon. Un ouvrage dont on est très fiers : il avait alors obtenu le Prix lycéen du Livre d’économie.

Un bouquin pour tous publics, pour votre pote qui n’aime pas le foot, pour votre grand-mère qui ne comprend pas pourquoi vous vous excitez devant l’écran, pour ceux qui n’entendent rien au ballon rond, comme pour ses plus grands fans...

Comment ils nous ont volé le football : la mondialisation racontée par le ballon. Fakir éditions.

 « Ils risquent de tuer La poule aux œufs d’or »

Carole Gomez, chercheuse en géopolitique du sport à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et à l’université de Lausanne, évoque la Coupe du monde au Qatar. Où il est plus question de géopolitique et de mondialisation que de ballon rond…

Fakir : Qu’est-ce qui a bien pu pousser un état comme le Qatar à vouloir organiser la Coupe du monde ?

Carole Gomez : Leur position géographique, d’abord. Le Qatar, c’est un tout petit territoire, sur une péninsule, qui vit une situation compliquée par rapport à ses voisins. On n’imagine pas à quel point l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 a été un traumatisme pour le Qatar. Ils se sont promis qu’ils ne seraient pas le prochain « petit état » envahi par un voisin. Dès lors, ils ont fait le choix du sport pour apparaître sur la carte, être invité dans les tables rondes.
Le deuxième point, ce sont leurs ressources gazières et pétrolières. Elles sont importantes mais vont commencer à se raréfier. C’est analysé dans leur plan « Qatar 2030 ». Avec le sport, ils procèdent donc à une sorte de diversification économique. Ils le font aussi avec le luxe, la culture ou l’hôtellerie.
Le troisième enjeu, pour eux, c’est de se démarquer de leurs voisins dans un contexte politique très compliqué, avec des divergences importantes, notamment les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, avec qui un conflit ouvert a amené à un blocus en 2017. Le sport est une façon de ne pas être isolé. Et ça a fonctionné : de fait, le Qatar est devenu une vraie puissance sportive en une vingtaine d’années, même si les résultats de leurs équipes ne sont pas au niveau de leurs investissements.

Fakir : Ce qui n’empêche pas les polémiques...

C.G. : Quand le Qatar obtient la Coupe du monde 2022, je ne pense vraiment pas qu’il avait envisagé l’immensité des polémiques. En douze ans, les choses évoluent énormément. La question environnementale a pris une place prépondérante, celle des droits humains également, et peuvent aujourd’hui déclencher des campagnes internationales. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a déplacé en hiver cette Coupe du monde, censée se tenir en juillet. On assiste à une multiplication de critiques de plus en plus importantes sur ces grands événements internationaux, leurs budgets, leurs dépenses somptuaires… Jusqu’à assister à un phénomène majeur : la raréfaction du nombre de candidatures.

Fakir : C’est ce qui explique la bienveillance des institutions nationales ou internationales vis-à-vis du Qatar ?

C.G. : Un des éléments qui comptent, c’est bien sûr celui du modèle économique, purement capitaliste : toujours plus de moyens, d’importance, de ressources… Et là on est face à un pays qui dispose de ces ressources. En gros, contrairement à des pays qui ont été frappés par la crise économique et font face à des choix budgétaires très stricts, on est ici dans un cas où on peut organiser la compétition de manière somptuaire sans le moindre souci politique. C’était d’ailleurs clair dans la citation, terrible, de Jérôme Valcke (voir page 13) qui disait que rien ne valait mieux qu’organiser une compétition dans un pays où il n’y avait pas de contestation de la société civile… Il faisait référence au fait qu’au Brésil, en 2013, des millions de personnes dénonçaient les milliards investis pour construire les stades de la Coupe du monde 2014, alors que l’État fédéral était incapable de mettre les mêmes moyens pour l’éducation, l’hôpital public, etc.
Mais il y a autre chose : depuis la fin des années 90, des responsables sportifs soutiennent la démarche du Qatar. Ils lui ont construit une crédibilité à l’échelle internationale. Il y a aussi, pour les fédérations internationales, la volonté que le sport soit réellement mondialisé. Et, donc, que les compétitions ne se tiennent pas uniquement en Europe et aux États-Unis. Un argumentaire très largement relayé pour 2022, c’était de dire qu’un pays arabe allait accueillir la Coupe du monde pour la première fois, que c’était un symbole fort.

Fakir : Peut-être aussi avec la volonté d’aller toucher de nouveaux marchés économiques ?

C.G. : Oui, c’est certain, et le fait d’organiser cette compétition dans le monde arabe est un message adressé à l’ensemble de la zone. Il y a dans cette affaire une vision très occidentale et une forme de confiance surdéveloppée, je dirais même d’amateurisme, de ces pays occidentaux candidats, qui n’ont pas du tout pris au sérieux la candidature du Qatar, considérée comme fantasque. Bon, il est vrai que le dossier relevait complètement de la science-fiction... L’idée en tout cas est de poursuivre une mondialisation qui est déjà très aboutie dans le football.

Fakir : Qui dit mondialisation dit concurrence. Elle a lieu aussi entre sports ?

C.G. : Oui, y a une vraie concurrence entre les fédérations sportives internationales, qui se traduisent en nombre d’états membres. Le CIO ou la FIFA se targuent de compter plus de deux cents états membres, soit davantage que l’ONU. C’est évidemment un poids important. On affirme sa puissance par le nombre de pratiquants, et donc par le nombre de consommateurs de produits, d’équipements, de matches ou de compétitions en vidéo. Le football, en la matière, est au-dessus du lot, mais il peut y avoir des différences régionales : le cricket sera leader dans certaines régions de l’Asie, le basket aux états-Unis…

Fakir : Avec cette Coupe du monde, on a l’impression d’atteindre l’hubris, une démesure incontrôlée. Ce modèle-là, il pourra se répéter ?

C.G. : C’est très compliqué de répondre car ça va vraiment dépendre de ce qui se passera au Qatar. Si on a un mois de compétition avec polémiques sur polémiques, au niveau environnemental, droits humains, droits LGBT, droits des femmes, la FIFA va prendre conscience que ces éléments-là sont à prendre en compte dans le processus d’attribution.
Mais bon, la Coupe du monde masculine 2026 est déjà attribuée au trio Canada/USA/Mexique. Là aussi, en termes d’environnement, on aura droit à une belle performance... Et l’Arabie saoudite envisage de candidater pour l’accueillir en 2030, dans une espèce de duo complètement fou avec l’Italie...

Fakir : Vous vous attendez à des contestations, lors du Mondial ?

C.G. : Le Qatar a très largement communiqué sur le fait que la politique et le sport ne devaient pas se mélanger, qu’il serait interdit de brandir des drapeaux LGBT dans les tribunes, que la consommation d’alcool serait encadrée… Pour être honnête, je crois qu’il ne va pas se passer grand-chose là-bas, tant tout sera verrouillé. Ce sera très compliqué de faire entendre sa voix. Sauf dans deux cas de figure. Si les joueurs eux-mêmes prennent la parole, d’abord. Ce qui ferait reposer sur eux la pression et des attentes qui dépassent très largement leur rôle. Mais ce n’est pas impossible, même si on sait qu’un certain nombre de fédérations nationales y sont très réticentes. Le Français Noël Le Graët a été clair sur le sujet. Deuxième levier, les sponsors. Et ça, c’est une tendance qui a émergé depuis quelques années. C’est un peu le nerf de la guerre : si des sponsors décident de se mettre en retrait, pour des questions d’image, ça peut changer la donne. Le Qatar sait en tout cas que l’attention est focalisée sur lui, et que sa marge de manœuvre est moindre qu’avant. C’est d’ailleurs pour ça que les ONG comme Amnesty n’appellent pas au boycott de la compétition : elles considèrent que c’est un moyen de pression, un levier d’action sur le Qatar.

Fakir : Est-ce qu’on est au bout d’un système ?

C.G. : Quelle est la prochaine étape ? C’est une bonne question… Vont-ils continuer d’acheter des clubs, d’investir ? Vu les moyens mis depuis des années, je les vois mal tout lâcher maintenant. D’autant que ce type de diplomatie est reprise par d’autres états, de manière assez agressive. L’Arabie saoudite, par exemple, candidate depuis 2015 à l’organisation d’à peu près tous les événements. En décrochant cette attribution de la Coupe du monde, le Qatar a tout de suite frappé très fort, et a, quelque part, décroché le Graal. Il a déjà candidaté pour accueillir les Jeux olympiques et paralympiques, mais a été recalé.
La différence, aujourd’hui, c’est que ce genre de candidatures est un caillou dans la chaussure des fédérations sportives internationales. Malgré le greenwashing, il devient de plus en plus compliqué pour elles de justifier que pendant quinze jours, ou un mois, des gens du monde entier vont se rendre sur un même site pour consommer… La dynamique de dire qu’on va planter des arbres pour afficher un bilan carbone neutre ne suffit plus, ça ne passe plus auprès des populations. Les gens prennent conscience que la meilleure manière d’avoir un bon bilan carbone, c’est de ne pas organiser ces événements.

Fakir : Je vous trouve optimiste... Que les ONG, les associations soient contre, d’accord. Mais les instances dirigeantes ont montré qu’elles s’en moquaient. Quant aux populations, tout en ayant connaissance de ces scandales, la plupart des gens sur la planète, et je m’inclus dedans, regarderont les matches.

C.G. : J’entends bien, mais j’insiste : depuis la fin des années 2010, on assiste à un vrai renversement dans l’opinion. Un exemple : alors qu’auparavant, 8 personnes sur 10 se déclaraient favorables à l’accueil des Jeux olympiques dans une ville candidate, elles ne sont aujourd’hui plus que 2 sur 10. Rien que pour les Jeux de 2024, on a assisté au retrait de Boston, de Rome, car les votes populaires étaient défavorables à leur candidature. Au point qu’il y a aujourd’hui, on l’a dit, une vraie raréfaction des villes candidates. Je ne crois pas être optimiste, non. La preuve, c’est que le CIO et la FIFA ont dû réviser leur mode d’attribution. Ils y ont mis des critères liés à l’écologie, à l’héritage… Et pourquoi ? Parce qu’ils se sentent menacés. Ils savent que s’ils n’ont plus de candidats, ils tuent la poule aux œufs d’or…

Propos recueillis par Cyril Pocréaux et Camille Vandendriessche

Quand un sportif s’essaie au boycott...

C’est l’une des questions qui poind : y aura t-il des contestations de joueurs au Qatar ? Récemment Lise Klaveness, la présidente de la fédération de Norvège a ouvertement posé la question d’un boycott à la tribune de la FIFA. Le Journal de la Réunion a lui annoncé qu’il n’évoquerait pas l’évènement.

Aux Mondiaux d’athlétisme de 2019, il est un athlète qui a eu chaud, au propre comme au figuré. Le Français Yohann Diniz, champion et recordman du monde du 50 km marche, effectuait son épreuve sur la route, en dehors du stade climatisé. Sans être forcément dans les meilleures dispositions mentales, d’ailleurs : les championnats du monde au Qatar, il n’y tenait pas que ce soit pour les droits de l’Homme ou les conditions climatiques. « Des rues commerçantes entières étaient climatisées, via le sol. Mais pour nous, les marcheurs, non. La veille encore de la course, les médecins, les entraîneurs disaient que ce ne serait pas possible d’évoluer dans une telle fournaise. Pour le corps, c’était trop compliqué, on avait une épée de Damoclès au-dessus de la tête. »

Alors, Diniz tente un coup : le boycott. « Je suis allé voir Matej Tóth, le champion olympique slovaque. Moi, j’étais champion du monde. Si on faisait un coup tous les deux, ça allait marquer les esprits. Il était OK. L’idée, c’était de se mettre sur la ligne de départ, mais de ne pas partir au coup de feu, rester là, tous les deux. Ça aurait eu un impact, ça disait ‘‘arrêtez de nous prendre pour des cons.’’ Sur la ligne de départ, je m’approche de lui. Mais là, il me dit ‘‘Je peux pas… Pour mon pays, c’est trop important que je fasse une médaille, je ne peux pas leur faire ça…’’ C’est vrai qu’on attendait beaucoup de lui. Alors, j’ai pris le départ, mais j’ai abandonné très vite. Mentalement, je n’y étais pas. Aujourd’hui, on nous demande de faire des efforts, de pisser sous la douche, faudra moins se chauffer l’hiver prochain, et c’est vrai qu’il faut de toute façon moins consommer. Et là, on nous vend ça… »