Première publication avant mise à jour le 3 mars 2023
Avec son nouveau livre "Les Ogres", le journaliste Victor Castanet met en lumière les dérives terribles des crèches privées. Comme un écho à l’enquête de Fakir, qui en 2023 racontait déjà les maltraitances institutionnelles dans ces établissements, au nom de la rentabilité et du profit... On vous l’offre ici en lecture libre.
« Poules », « moutons », « bétail », « troupeaux », « machines »... Les professionnelles de la petite enfance ne sont pas tendres avec nos bouts de chou. Peut‑être parce qu’elles sont elles‑mêmes malmenées, au nom de la rentabilité ?
« Poules », « moutons », « bétail », « troupeaux », « machines »... Les professionnelles de la petite enfance ne sont pas tendres avec nos bouts de chou. Peut‑être parce qu’elles sont elles‑mêmes malmenées, au nom de la rentabilité ?
« Les professionnelles de la petite enfance sont en grève, aujourd’hui. Un mouvement national qui devrait trouver un certain écho, puisqu’une crèche sur deux gardera porte close… » En émergeant, j’entends s’accumuler les revendications, dans mon poste : « manque de personnel, sur‑occupation généralisée, salaires trop faibles ». En lutte avec mon oreiller, je ne fais pas le lien de suite, mais l’histoire, atroce, qui m’avait marquée, remonte vite, je m’en souviens maintenant… Le 22 juin, à Lyon, une petite fille de onze mois était décédée dans une micro‑crèche, du groupe People & Baby. La présumée coupable était pourtant expérimentée, diplômée d’un CAP petite enfance. Elle était seule pour assurer l’accueil des enfants, à 7h30 du matin. Agacée par les pleurs de la fillette alors qu’elle faisait le ménage, elle lui aurait fait ingérer du Destop pour la calmer. Le bébé succombera quelques heures plus tard... Face à l’indignation générale, le gouvernement avait déclaré « se saisir du sujet ».
Faut que je me lève, préparer la petite, aller voir si sa crèche est ouverte.
***
De retour (coup de chance, la crèche était ouverte), je regarde les mesures que le gouvernement avaient prises, à l’époque. Enfin, « prises »… Envisagées, plutôt. Et encore : des « mesurettes », on va dire. Élisabeth Borne avait annoncé vouloir créer 200 000 places en crèche d’ici 2027. Par quel miracle ? En publiant deux décrets : un pour réduire la surface minimale par enfant de 7 à 5,5 m² dans les grandes villes, l’autre pour autoriser le recrutement de personnel non qualifié afin de pourvoir les quelque 9 000 postes en rade dans les crèches françaises – une sur deux manque de bras. Moins de surface par enfant, moins de personnel qualifié : voilà la réponse du gouvernement. Problème réglé…
Devant ce tableau, j’envoie un message à Charline. « T’es toujours d’accord pour me raconter ton histoire ?
— Ah c’est drôle, je parlais justement de toi il y a quelques jours. J’espérais vraiment que tu me recontactes. »
Charline, je l’avais croisée lors d’une bouffe entre vieux amis qui ne s’étaient pas vus depuis longtemps. Elle s’était faite plus grave, quand on avait évoqué le cas de nos gamins. « Les crèches, vraiment, ça va très mal. On entend parler des accidents, du manque de personnel, mais c’est tout le système qui est pourri, et personne n’agit ! Moi, dans mon ancienne crèche, j’ai tiré la sonnette d’alarme, mais rien. Alors, je suis partie.
— Ah ouais, faudra qu’on en reparle, je répondis, histoire d’être poli. Quelqu’un reprendra du fromage ou je peux finir ? »
Cette fois, je fais preuve de plus d’attention, quand elle me raconte son expérience traumatisante dans une crèche, en Bourgogne. Une crèche municipale, mais gérée par le privé – une délégation de service public. « J’ai été embauchée en 2014 par le groupe La Maison Bleue, comme directrice. Je n’avais pas encore les trois années d’expérience nécessaires pour diriger une structure, mais ils se sont débrouillés pour que ça passe. C’est courant, ces petits arrangements avec la loi... » Charline débute, pleine d’enthousiasme. Mais, bien vite, elle jongle avec les problèmes et les contraintes qu’on lui impose : pression pour remplir au maximum l’établissement, familles traitées comme des vaches à lait, personnel soumis à des cadences infernales. « La question qui revenait tout le temps, c’était le taux d’occupation. On avait le droit à 10 % en plus de marge, donc pour une crèche de vingt places, il ne fallait jamais dépasser vingt‑deux enfants. Mais le groupe filoutait en faisant une moyenne sur la journée, car tous les enfants n’arrivent et ne repartent pas au même moment. Du coup, dans les faits, on pouvait exploser les quotas sur certaines plages horaires… Et moi, j’avais pas assez de lits pour accueillir les enfants, et pas assez de professionnelles pour respecter les taux d’encadrement.
— Et tu en parlais à ta direction ?
— Oui mais… J’ai découvert que ces boîtes organisent un fonctionnement en autarcie. En tant que directrices, on avait pour consigne de ne pas échanger avec les crèches alentours. On avait aussi pour ordre plus ou moins explicite de ne pas contacter la CAF ou la PMI. En cas de problème, il fallait se référer à la coordinatrice régionale. On me disait "c’est pas grave s’ils n’ont pas de lit, ils peuvent dormir dans la salle de jeux…" Tout ça pour gagner plus d’argent…
— Et les enfants dans tout ça ?
— Pff, bientôt, on les rendra avec du caca sur eux en disant qu’ils avaient déjà utilisé leurs deux couches de la journée… »
Violence silencieuse
Derrière l’image, on retrouve la violence silencieuse que la Nation réserve aux vulnérables : les personnes âgées, les malades, les handicapés, les chômeurs, les pauvres, les prisonniers, les demandeurs d’asile, etc., etc. Et aussi les bébés, donc ?
Je me suis souvenu, à ce moment‑là, qu’une de mes cousines, Sylvie, était elle aussi de la partie. Je lui ai passé un coup de fil. Et avec de dix années de crèche au compteur, elle finit par reconnaître avoir été maltraitante, à force de courir partout. Elle cherche ses mots, qui finissent par sortir. « Il m’est arrivé, oui, d’attraper un enfant par l’épaule, d’être brusque avec lui, "Tu viens là !", de le secouer, elle confie. À Lyon, j’avais cinq bébés à m’occuper. J’en avais un à qui je donnais le biberon, un deuxième que je faisais manger et un troisième que je berçais dans son transat avec le pied. Et j’en avais deux autres qui hurlaient de faim dans leur parc, mais ils devaient attendre parce que je n’avais que deux bras ! J’étais à bout, j’en pouvais plus… Heureusement, il y avait des collègues à qui je pouvais passer le relais, sinon au bout d’un moment j’aurais commis une faute professionnelle.
— Et les enfants, comment…
— Les gamins ? Ils sont clairement traités comme du bétail. En ville, on garde des troupeaux. Quand on doit s’occuper de dix bébés, on n’a pas le temps de s’asseoir avec un enfant, d’organiser des activités. Des bébés en bas âge pouvaient rester toute une matinée sur le tapis sans qu’on s’en occupe. Je l’ai fait moi‑même, je l’avoue… »
Les parents le savent : un bébé, ça demande une attention de tous les instants. Il a besoin d’affection, de douceur, de câlins. Il faut en permanence le porter, le bercer, lui parler, lui fredonner des comptines, le rassurer. Lui accorder du temps, quoi ! Pourtant, à un adulte pour cinq bébés, la loi est respectée. Mais les fautes, elles, les fautes insupportables, sont inévitables, à ce tarif‑là.
Pourtant, partout en France, le constat est le même : « remplissage » et « sous‑effectifs » chroniques finissent par générer de la maltraitance sur les enfants. Suite au décès de la fillette de onze mois dans une crèche lyonnaise, les témoignages de parents sont remontés, par centaines, sur les réseaux sociaux, dans les médias. Tous plus effrayants les uns que les autres. À Villeneuve‑d’Ascq, une mère découvre au moment du bain différentes traces de coups sur le corps de son fils de deux ans. À Lyon, une autre récupère sa fille de quatre mois avec, sur le visage, des marques rouges qui laissent deviner une gifle d’adulte. À Courbevoie, un bébé d’un an est oublié dans le dortoir en fin de journée. Son père doit appeler la police pour pouvoir entrer dans l’établissement fermé et récupérer son fils. Aux Mureaux, la mère d’un garçon de deux ans suspecte des violences de la part des puéricultrices. Chaque matin, l’enfant hurle en arrivant à la crèche. « Dame méchante, dame méchante », répète‑t‑il. Un jour, elle décide d’aller le chercher une heure plus tôt que d’habitude. « Une professionnelle me dit que les enfants sont dans le jardin, racontait‑elle à France Info. Quand je descends l’escalier pour faire le tour, j’entends hurler sur mon fils, d’une manière très méchante. Je me précipite et je vois une autre dame les deux mains sur ses épaules en train de le secouer, et mon fils en pleurs, tétanisé. »
Un business comme un autre
Qu’on le dise, ici, qu’on prévienne toute ambiguïté : ces actes sont inexcusables. Mais ces femmes – car ce sont très majoritairement des femmes qui exercent ce métier – sont‑elles toutes mauvaises, par nature ? Y a une autre hypothèse : ce bordel mortifère est le résultat d’un système qui, en plus de maltraiter ses enfants, maltraite ses principales actrices. Parce que pour les personnels, c’est pas franchement la joie non plus. à courir partout, à porter trop de gamins dans tous les sens, les éducatrices et auxiliaires de puériculture, sur qui rogne la direction, s’épuisent, comme chez Charline. « J’avais tout le temps des arrêts maladie non remplacés. Celles qui n’étaient pas en arrêt devaient faire des heures sup’ pour compenser, et du coup s’épuisaient au point de se retrouver elles‑mêmes en arrêt. Le serpent qui se mord la queue… Pour les familles, aucune bienveillance : toute absence, pour maladie ou congés imprévus par exemple, eh ben on facturait quand même.
— Et tu acceptais ça ?
— Je me sentais prisonnière du système, mais j’ai réagi quand je suis devenue maman. En revenant de congé mat’, j’avais pris un peu de distance avec tout ça. Je me suis dit : "Stop, t’arrêtes tes âneries ! Ta priorité, c’est les enfants et l’équipe, sûrement pas les exigences du groupe." À partir de là, j’ai freiné des quatre fers et je me suis concentrée sur le bien‑être de l’équipe et des familles. Je bidouillais beaucoup les plannings pour arranger les parents. Je leur demandais des courriers antidatés tout le temps pour les congés. Je bidouillais aussi les absences pour maladie pour ne pas les facturer, parce qu’on a des enfants malades toutes les semaines. Mais bon, je me tirais une balle dans le pied…
— Pourquoi ?
— J’avais des bénéfices inférieurs aux autres crèches. Or – c’est dingue, mais c’est comme ça – les subventions aux groupes privés dépendent des taux d’occupation et de facturation. Dans mon coin, régulièrement, plusieurs crèches associatives ne savent pas si elles pourront payer les employés à la fin du mois. La CAF ouvre un boulevard à ces pratiques à la surpopulation dans les crèches ! »
C’est que la petite enfance, comme le reste, est devenu un business.
Les crèches dépendent en partie des mairies, qui ont tendance, de plus en plus, à renvoyer la patate chaude aux communautés de communes, qui en profitent pour serrer la vis. Mais c’est surtout côté Caisse d’allocations familiales que le bât blesse, donc, et sérieusement. La situation a commencé à se gâter en 2003, pour Cyrille Godfroy, du SNPPE (Syndicat national des professionnels de la petite enfance), quand la CAF, donc, met en place une tarification « qui impose à l’ensemble des gestionnaires de remplir les établissements pour être rentables », expliquait‑il à Mediapart. La Tarification à l’acte (qui met déjà l’hôpital public à bas) sauce pitchouns, en gros. Le ver entre alors dans la pomme. Et il la dévore presque tout entière avec la libéralisation de l’accueil en crèche, décidé moins de deux ans plus tard. Bientôt, comme dans les Ehpad, les hôpitaux ou les prisons, toutes les dépenses seront disséquées, arbitrées et rationalisées, de la masse salariale au chauffage jusqu’au nombre de couches et de petits pots. Même les crèches qui ne cherchent pas à faire de marge peinent à échapper aux fléaux de la sur‑occupation et du sous‑encadrement. Les dérives n’ont pas seulement cours dans le privé : les structures publiques et associatives sont soumises aux mêmes conditions de financement de la CAF. Les familles et le personnel en paient aussi le prix.
Heureusement, il y a suffisamment de paravents pour que tout ça ne se voie pas, ne s’entende pas. Un joli vernis, une jolie peinture pour repeindre l’affaire. « Le site internet de La Maison Bleue, ça fait rêver, rit (jaune) Charline : leur pédagogie est sublime, les parents sont satisfaits à plus de 90 %, le bonheur, quoi ! Sauf qu’ils surtout sont au taquet sur le marketing. » Et pour cause : selon l’IGAS, l’Inspection générale des affaires sociales, les crèches privées, c’est chaque année 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires en France. Un business, avec ses parts de marché à conquérir. Charline est vite mise au diapason. « On nous avait demandé, à toutes les nouvelles directrices, si on avait connaissance dans notre coin de crèches qui allaient mal pour les racheter. Comme le groupe est basé à Paris, on était un peu son "œil de Moscou" dans les départements. » Ça ne lui plaît pas trop, cette prédation. « À l’époque, il y avait deux crèches dans le secteur qui n’allaient pas très bien, mais je n’ai pas transmis l’info. Ils n’ont jamais mis la main dessus, et c’est pas plus mal. »
Gentils gendarmes
On se dit, quand même : il a bien des contrôles ? Des vérifications, pour s’assurer que tout fonctionne à peu près bien ? Des organismes chargés de regarder tout ça ?
Le problème, c’est que ces organismes sont justement ceux qui doivent maintenir le système debout, sans en avoir les moyens.
Charline, par exemple, a fini par braver les consignes de sa direction, et a tout balancé à la PMI et la CAF. « Ils ont multiplié les visites et les demandes de vérification. Ce cirque a duré quasiment un an. De toute façon, faut savoir que les contrôles sont presque toujours prévus à l’avance... » CAF et la PMI peuvent en effet s’avérer très prévenantes, au sens propre du terme. Sylvie me le racontait : « Pour les contrôles de la PMI, on ne sait pas comment, mais on était prévenues à l’avance. On recevait des consignes pour mettre en place des jeux, que la crèche brille comme un sou neuf... Tout était nickel. Alors que le reste du temps, j’ai vu plein de fois des gamins laissés seuls dans leur coin. »
Charline reprend : « Un jour, la CAF envoie finalement un contrôleur dans ma crèche.
Or quand j’allume le logiciel de gestion ce matin‑là, je n’ai plus accès aux données. J’appelle une directrice de crèche du même groupe qui devait se faire contrôler l’après‑midi : son logiciel aussi était bloqué. Alors, quand à un moment, ma coordinatrice est partie faire pipi, je dis au contrôleur : "Tous les documents que vous avez demandés, j’y ai accès normalement mais le siège a coupé l’accès aux données, pour que vous ne puissiez pas voir qu’on dépasse largement le quota d’enfants accueillis." Et il est parti… »
C’est que les groupes privés savent qu’ils ne risquent pas grand‑chose, finalement : « Dans la foulée du contrôle, ma coordinatrice a appelé une personne du siège, qui l’a rassurée en disant : "T’inquiète pas, la CAF et la PMI, on s’en occupe. Pareil que les autres." Sous‑entendu : "On fait ce qu’on veut avec eux." »
Avec 400 000 bambins en attente, pour un million de places de garde pourvues, les pouvoirs publics n’ont pas le luxe d’être des gendarmes trop sévères…
Gâchis humain
Alors, Charline, elle, s’est barrée, tout simplement : « J’ai pris le premier poste que j’ai trouvé, sur le terrain, en crèche associative. Là, j’ai retrouvé goût à mon métier, de la bienveillance, du personnel en nombre suffisant, mais cet équilibre reste fragile. Ça devient même de plus en plus compliqué. Les financements des collectivités sont en constante diminution, mais les coûts augmentent. »
Fanny, sa collègue – elle dirigeait la crèche d’à côté, dans le même groupe – a elle aussi fini par partir, épuisée. Direction une crèche municipale, à Auxerre. « Je me disais que dans la fonction publique, il y aurait moins cette pression de la rentabilité. Mais en fait, c’est de plus en plus présent. Les enfants sont des numéros, ni plus ni moins. Quand on les compte le matin, on saute de joie s’il y a un absent. On oublie vite ceux qui ne font pas de bruit, et on n’a pas le temps de bien s’occuper de ceux qui pleurent non plus. On n’a pas le temps, quoi ! Pour ceux qui suivent, ça va… mais ceux qui ont plus de difficultés avec le collectif, honnêtement, c’est dur pour eux. »
Preuve du mal‑être : le turnover dans la plupart des crèches est affolant. « Chaque semaine, on a droit à une ou deux nouvelles personnes sur une équipe de quatre ou cinq, s’étonne Anne, maman d’une petite fille gardée à Lyon, interrogée par France 3. C’est pas très rassurant de laisser son enfant à quelqu’un que l’on ne connaît pas… Quand une personne est là depuis trois mois, cela devient une référence, c’est dire ! »
Sylvie, elle, a carrément changé de métier, et tiré un trait sur le secteur de la petite enfance. « La violence, elle est sur les enfants, et aussi sur les professionnelles qui ne sont pas entendues. Le manque de personnel, les remplacements refusés, la sur‑occupation de l’espace, ça crée des tensions. Ça n’allait déjà pas très bien, mais plus les années avancent et plus on nous presse. Le métier s’est vraiment dégradé en dix ans. »
D’autant qu’une nouvelle forme de maltraitance – mais ce n’est peut‑être pas un hasard, après tout – apparaît dans le secteur : la violence managériale. à Auxerre, dans sa crèche municipale, Fanny espérait laisser derrière elle les cadences infernales du privé. Pas de bol : avec l’arrivée d’une nouvelle directrice de la petite enfance, les agents vont subir un véritable harcèlement moral, entre brimades, humiliations, intimidations... « C’est devenu très répressif, soupire un responsable syndical. En quelques mois, la crèche a complètement implosé, alors que ça se passait très bien avant. » « Elle a commencé par changer tout notre fonctionnement sans consulter personne, se souvient Murielle, une des puéricultrices. Elle nous déplaçait d’une structure à l’autre la veille pour le lendemain. Les parents étaient choqués. Ils ne savaient même pas qui gardait leurs enfants le matin. » Fanny se rappelle : « Elle nous pourrissait devant les collègues et les parents, et puis nous convoquait en entretien le vendredi à 16h00. C’était violent, ces entretiens, avec des menaces voilées. Moi, elle m’a dit : "De toute façon, je n’ai peur de personne, titulaire, pas titulaire, syndicat ou pas syndicat !" Tu sens bien qu’elle veut dire : "Si je veux vous virer, je vous vire !" Et après les entretiens, comme elle savait qu’on était affectées, elle appelait les directrices pour leur dire : "Attendez‑vous à avoir un arrêt lundi matin"... » Suite à l’envoi d’un tract syndical, les vingt‑cinq agents de la crèche sont convoqués sur‑le‑champ par la direction. « Ils voulaient savoir qui avait parlé, ils voulaient des noms, comme une enquête de gendarmerie, compare Murielle. Non mais c’est quoi ces façons de faire ?! Mes collègues disent qu’elles sont en deuil de leur métier. »
Sur la quarantaine d’agents répartis entre les quatre crèches de la ville, vingt ont posé leur démission, et cinq autres sont toujours en arrêt maladie. Quant aux onze agents recrutés pour compenser en partie les départs, trois ont déjà mis les voiles. « Même la psychologue qui nous a vus régulièrement pendant un an et demi a jeté l’éponge, déplore Murielle. Elle nous a dit : "Je suis désolée, je vais vous laisser, je suis en train de m’empoisonner." »
Et avec les exemples de Sylvie, de Charline, de Fanny, et de toutes les autres, c’est un gâchis humain, un gâchis des vocations, terrible, qui se dessine. Comme pour Nadège. « À force d’être critiquée, je ne savais plus ce que je faisais de bien ou de mal. Le psychologue et le médecin du travail m’ont dit de ne pas y retourner. J’ai bien fait un essai dans une autre crèche, mais je n’avais plus l’étincelle. On m’a tellement détruite que je n’ai plus envie de faire ce métier. Maintenant, je travaille derrière un bureau. »
Existe‑t‑il un autre modèle ? Comment rester imperméable aux impératifs financiers qui empoisonnent tant de crèches en France ? « La maltraitance, la pression, les burn‑outs, ce n’est pas une fatalité, mais l’osmose, ça ne se fait pas tout seul », me glisse, au milieu des gamins, Christine, l’une des six employées, quand je vais un soir récupérer ma fille dans sa crèche, une structure associative. La directrice, à côté, complète : « Ici, l’argent sert uniquement à payer les salaires et les charges de la crèche, pas à faire de marge. Donc, on n’a pas de pression financière, pas de problèmes de budget. Notre but, c’est seulement d’être à l’équilibre à la fin de l’année. » Le modèle est fragile, mais il tient. De toute façon, « moi, le salaire ne m’a jamais motivée », reprend Christine, trente années d’expérience entre crèche et milieu hospitalier.
Reste juste, juste, que les pouvoirs publics raisonnent comme Christine : organiser, réglementer, soutenir l’accueil des enfants pour qu’il soit un principe, un droit, un investissement dans le bonheur.
Tout, sauf un business.
En France, près des deux tiers des moins de trois ans sont gardés de manière informelle : les parents se démerdent, avec papy‑mamy, ou des proches. Heureusement, d’ailleurs : les capacités d’accueil, partout ailleurs, sont saturées.
Parmi ceux qui restent, un gros tiers est accueilli dans une structure collective, de type crèche ou micro‑crèche. Les deux autres tiers sont gardés par des assistantes maternelles, les fameuses « nounous ». à qui l’état a récemment accordé l’autorisation de garder jusqu’à quatre, cinq voire six enfants en même temps – contre trois auparavant. Cette politique du chausse‑pied, elle s’explique par un manque de places : en plus du million de places disponibles dans les crèches et chez les ass’ mat’, la Caisse nationale d’allocations familiales évalue à 400 000 le nombre de places nécessaire pour répondre aux besoins réels des familles. Les créer reviendrait à investir 8 milliards d’euros de plus que les 20 milliards déjà dépensés pour la cause. Dans le tableau, il faut ajouter des « inégalités territoriales considérables » selon l’Observatoire des inégalités – à se demander si on a affaire à un vrai service public.
Tout ça alors que, pour à peu près tout le monde, la place en crèche, c’est un peu le Graal. Parce que c’est le mode de garde extérieur au cercle familial le moins coûteux, d’abord. Parce que, aussi, selon une enquête diligentée par la Drees, les représentations et présupposés – quelle que soit la classe sociale, et pour des raisons différentes – font pencher pour une structure collective, plutôt que pour les nounous. Du coup, obtenir une place en crèche relève du parcours du combattant, et produit la surcharge qu’on connaît. « La lumière est sur les crèches parce que ça parle plus facilement, mais les assistantes maternelles ont tout autant de problèmes, souligne Julie Marty‑Pichon, porte‑parole du collectif Pas de bébé à la consigne. Elles gagnent environ deux euros de l’heure par enfant. Du coup, elles ne travaillent pas trente‑cinq heures mais quarante, cinquante et parfois soixante heures par semaine. Leurs amplitudes horaires sont énormes, parfois de 7h du matin à 19h. Et il y a un vrai problème de vieillissement. D’ici 2030, 40 % des ass’ mats seront à la retraite. Rien n’a été fait pour revaloriser le métier, pour recruter... » Faut dire que nos dirigeants n’ont qu’une vague idée de leur métier. Jean‑Christophe Combe, le ministre des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées, assurait ainsi récemment à l’Assemblée qu’une « ass’ mat’ » gagne « trois Smic en moyenne, un par enfant gardé ». Alors que c’est un Smic, comme base, en tout pour trois enfants. Presque pareil, vu de son ministère…