n° 103  

Dans la cuisine de Darwin (n° 103)

Par Darwin |

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.


Ce que démontre la montre

Challenges, septembre 2021.

Quand je vois ce genre d’articles, je me dis qu’il faut légiférer : légiférer, oui, sur la consommation des riches. On ne devrait pas être autorisés à commercialiser des montres à 800 000 euros. Leur fabrication n’est possible qu’au prix de crimes et d’un cortège de misères. Celle des chercheurs d’or et d’argent, d’abord, qui travaillent dans les rivières. Leurs diamants sertis, combien de gamins sont allés les chercher au fond des mines en Afrique ? Sébastien Bohler, l’écrivain et rédacteur en chef de la revue Cerveau et Psycho, explique que le capitalisme jusqu’au-boutiste est une fuite en avant. Qu’on est tous capitalistes, à notre niveau, pour libérer la dopamine et les endorphines que procure l’accumulation : on capitalise, on thésaurise, et même les gens pauvres ont de ce fait l’impression d’être riches. Ceux qui en ont les moyens, financièrement et intellectuellement voudront s’offrir cette montre. D’autres viseront une collection de timbres...
Le sociologue américain Thorstein Veblen expliquait bien en quoi l’économie est dominée par la tendance à se comparer avec autrui. L’industrie et le commerce reposent en fait sur cette injonction, sur cette incitation à se sentir supérieur aux autres. Ces montres à 800 000 euros sont en fait les pointes les plus avancées du capitalisme des objets de distinction. Il nous faudra stimuler et rechercher autre chose que ces passions-là, qui nous poussent à désirer ces crimes de joailler.

Les nouveaux hommes (et femmes) sandwiches

Elle, 8 juillet 2021.

Quand on parle d’« académie », je pense d’abord à celle fondée par Platon en 360 avant JC. Pendant trois siècles, elle a accueilli librement tous les esprits curieux. Platon souhaitait voir appliquer une rigueur au maniement des concepts. Dans Gorgias, un de ses dialogues, il expliquait qu’un orateur l’emporterait toujours devant un médecin en cas de débat. Il incitait à se méfier de la maîtrise de l’art oratoire.

Vingt-quatre siècles plus tard, nous voici donc avec la Tik Tok Academy. L’académie du vide. On y apprend à gesticuler, dans des poses sensuelles qui confinent au ridicule. Comme si la féminité, c’était ça : un tour de poitrine, des fesses rebondies... Alors que ce qui te signale comme femme, c’est un geste, une attitude. Enfin… à ce niveau de mise en valeur de ses atours, on en arrive au grotesque. Il y a une formule de Guy Debord dans la Société du spectacle qui explique qu’à un certain degré d’accumulation, le capital transforme les Hommes en image, en pure apparence. C’est ce que vivaient, d’une certaine façon et jusqu’au milieu du XXe siècle, les hommes sandwiches, dans un rôle infamant pour eux.

C’est pourtant ce qu’on met aujourd’hui en avant, à nouveau, avec les influenceurs : au prix d’une perte totale de dignité, ils deviennent les vitrines de marques. Et on les forme, donc, à la Tik Tok Academy. Cap à franchir : 100.000 followers. Les recrues sont « nourries et logées », en échange de quoi tous les bénéfices qu’ils génèrent vont à l’agence. On nage en pleine exploitation, avec des jeunes qui ne sont que des gamins, de la chair à Internet… Il y a un concept grec, le Kalos kagathos, qui enjoint d’ajouter à la quête de la beauté celles de la bonté et de l’intelligence. Ici, dans ce nouveau type d’académie, pour ces jeunes influencés qui veulent devenir influenceurs, on développe juste une capacité esthétique pour être un faire-valoir des marques.

Boîtes à classes

Biba, février 2022.

Bonne nouvelle : créer sa boîte serait fun et cool. Il suffirait de vouloir pour pouvoir ! Sauf que cela ne se passe pas comme ça. On le sait depuis Bourdieu et les Héritiers, au moins : il existe un capital de confiance en soi. J’avais, au collège, un pote d’une famille très favorisée. Il ne travaillait jamais avant les devoirs. Il savait que, même s’il les ratait, il serait recasé quelque part. De mon côté, fils d’ouvrier, je ne pouvais pas me permettre de les bâcler. Pourtant, plus on va dans les classes défavorisées et moins on parle de faire des études : il y a un évident manque de confiance en soi. Un complexe d’imposture et d’infériorité que traînent plein de gens.

Mais ici, justement, point de ça. Chloé par exemple se lance comme coach spécialisée « en acné ». Ses voyages dans les pays anglo-saxons, son poste dans un grand groupe, le fait d’être « relayée par des amies influenceuses » semblent lui donner sa légitimité… Elle a également été « aidée par un coach en business ». Juste une question : d’où lui vient l’argent pour le payer ? C’est étrange : la mise de départ n’est jamais évoquée. Je passe sur les conseils bidon qui nourrissent l’article : « Faites des recherches sur Internet », « prenez votre temps »… Si vous bossez à la chaîne à l’usine ou au Mac Do, comment vous faites, avec ces conseils à la con ?

Un documentaire télévisé a suivi, chaque année pendant 25 ans, l’évolution d’une classe d’âge. On voit se dessiner les trajectoires, et c’est poignant. Comme celle de cette jeune fille partage la chambre de son petit frère braillard, et qui n’a pas d’autre option pour étudier que d’aller sous l’abri bus en bas de chez elle, dans le froid. évidemment que sa copine qui travaille dans de bonnes conditions a déjà pris de l’avance sur elle, dès le collège. Non, il ne suffit pas de « miser sur les réseaux sociaux ». Certains itinéraires de vie sont, dès le début, quasi tracés.