Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.
Dans la cuisine de Darwin (n° 104)
Entrer dans la télé, fuir la réalité
Le Courrier Picard, juin 2022.
On est en pleine dystopie, avec une fiction transplantée dans le réel… Un type a eu l’idée de créer une franchise « Camping paradis », avec cahier des charges, inspirée de la série télé de TF1 (et en partenariat avec la chaîne), où tout est toujours bien qui finit bien. Une version idéalisée des vacances. Le code couleur est le bleu, les voiturettes de golf circulent comme dans la série… Soixante-dix campings sont déjà sous franchise. Et ça continue, l’un d’eux ayant récemment ouvert près d’Abbeville, à Bouillancourt-sous-Miannay. C’est « le rendez-vous des stars », clame la publicité : Francky Vincent, le chanteur de zouk, pourra même venir animer une soirée. « Le monde de la télé s’invite dans vos vacances », fait miroiter leur site. « Vous allez rêver en vrai ! » Et les élus locaux se pressent à l’inauguration : la gloire, c’est d’être adoubé par Camping Paradis.
Ici, on est à l’inverse du film de Woody Allen, La rose pourpre du Caire : le héros y tombe par mégarde dans l’histoire du film qu’il regarde, et cherche à en sortir. Là, les gens veulent au contraire entrer dans la télé, dans la série qu’ils suivent. Dans un contexte hyper anxiogène, le seul univers qui n’est pas porteur d’angoisse est à leurs yeux celui que leur propose le petit écran : une série gnan-gnan, où les adultes se comportent comme des enfants, sans aucune malice ni ironie. Bref, on fuit le réel.
Pour mieux ne rien en changer ? Marc Augé, ethnologue de la proximité, l’a écrit dans des textes consacrés à Disneyland, entre autres : aujourd’hui, les gens veulent visiter en vrai les décors de leurs fictions préférées. Du tourisme au carré... Mais n’oublions pas ce que ça implique : un retour encore plus désenchanté à la réalité.
Monaco à la mode persane
Elle, juin 2022.
On apprend dans cet article que des gens en vacances à Monaco vont prendre leur avion pour faire l’aller-retour chez leur coiffeur, à Londres… Les dames tiennent des blogs « lifestyle » ou donnent des conseils de décoration d’intérieur, non pas par nécessité financière, pensez, mais pour avoir quelque chose à raconter dans les dîners monégasques. On embauche des coaches de coaches… Ici, vous n’êtes pas chez les riches, mais chez les plus riches des riches. à dix millions de patrimoine, vous êtes considéré comme pauvre. ça m’a rappelé Les lettres Persanes de Montesquieu, où Usbek et Rica écrivaient à leurs amis restés en Perse, en découvrant Paris : « Voilà une société de gens qui prennent toujours et ne rendent jamais, qui accumulent sans cesse. » Ou encore : « Les maisons sont si hautes qu’on jurerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. » Sur le Rocher c’est à peu près ça.
Monaco bénéficie d’un service promotionnel permanent grâce aux journaux comme Gala et autres, qui nous parlent de « Albert », « Stéphanie », « Charlène » - désignés par leurs prénoms pour créer une proximité factice avec une population qui ne pourra jamais avoir ce qu’ils ont. Cela m’évoque un débat qu’on trouve dans Germinal, de Zola, entre Lantier, l’ouvrier syndicaliste, et Souvarine, l’anarchiste qui veut tout faire sauter. Ce dernier estime que le problème des pauvres est qu’ils ne veulent pas changer le système, mais être à la place des bourgeois. Et justement : Gala et les autres, quand ils nous parlent de Monaco, permettent de rêver, d’imaginer être un jour Calife à la place du Calife. Si bien que leurs lecteurs ne veulent plus changer les choses.
Nos mortifères contradictions
Elle, septembre 2021.
On ne peut pas en permanence gommer nos contradictions. On ne peut pas être diabétique et bouffer du sucre à tout bout de champ. Pourtant, on voit fleurir ce « en même temps » dans un nombre important d’articles. Tout le paradoxe est là : des magazines comme Elle ou Marie-Claire accordent de plus en plus de place à l’écologie. Ce n’était pas le cas à une période encore récente. Mais dès les pages suivantes, on assiste au grand écart, avec des publicités pour des bijoux de luxe, par exemple, dont la consommation est un non-sens écologique. Parfois, même, les deux thèmes se confondent, avec une main sertie de bagues et de bracelets de luxe, pointe avancée de l’ultra-capitalisme, qui écrase une canette en plastique – geste censé être écologique…
Nous sommes en permanence bombardés de stimuli par les influenceurs et la publicité, stimuli qui nous poussent à consommer. ça tabasse nos rétines. Et ça fonctionne : René Girard, dans Le désir mimétique, ou Emile Durkheim, l’un des pères de la sociologie, ont montré que le conformisme social est à la base de nos comportements : on désire quelque chose parce que les autres le possèdent déjà. Les philosophes de l’école de Francfort l’avaient noté en s’exilant aux états-Unis : ils considéraient que les sons et les images dont étaient cernés les New Yorkais les prédisposaient à surconsommer.
C’est que le système consumériste use d’un arsenal dont il ne peut pas se priver. La publicité lui permet de débrider certains contrôles cérébraux, d’enflammer le cerveau et le système limbique. Cet emballement provoque une dérégulation émotionnelle, qui entraîne celle du marché, impliquant à son tour une prédation écologique. Aussi rappelons cette évidence : sur certains sujets, on ne peut pas être dans le « en même temps », vouloir ménager la chèvre et le chou. Ce qu’on veut, c’est sauver nos quartiers, pas Cartier…