n° 106  

Dans la cuisine de Darwin (n° 106)

Par Darwin |

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.


Retraités (du capitalisme)

Version Fémina, janvier 2023.

Cet article m’inspire une réflexion : le capitalisme saccage tout, mais arrive également à faire du blé avec ce saccage. Il malmène les écosystèmes, mais parvient à faire du blé avec les quelques enclaves intactes qui restent, en y envoyant les gens se laver de toutes les saloperies qu’il leur fait vivre à longueur de temps. Le serpent se mord la queue et s’empoisonne lui‑même.
Ici, donc, on nous parle de « Luxe, calme et volupté », comme Baudelaire dans Les Fleurs du mal. Mais à qui s’adresse‑t‑on, pour proposer des retraites « à méditer face aux gorges du Tarn », à 2000 euros par personne pour cinq jours ? Un cadre à la retraite perçoit en moyenne une pension 2,5 fois supérieure à celle d’un ouvrier. Et il peut espérer vivre jusqu’à 82 ans, contre 76 ans pour le second, qui vivra en outre sa retraite en mauvaise santé – j’ai malheureusement pu le constater avec mon père, lui‑même ancien ouvrier…
Bref, à 2000 euros pour quatre nuits, donc, on achète le droit de ne pas avoir de télé, ni de wi‑fi, dans un « décor bohème ». En somme, on paie pour se passer de ce que le capitalisme nous fourgue le reste du temps. Cela m’évoque les films d’anticipation que je regardais gamin (je vous conseille Zardoz, en 1974, avec Sean Connery !), qui mettaient en scène deux mondes, un pour l’élite et un autre des bas‑fonds. Dans ces mondes où la nature entrait dans une phase de destruction totale, cette élite se payait le droit d’avoir accès à une eau pure, à de beaux paysages… Le luxe était là, non plus dans le fait de posséder quatre cents paires de chaussures ou tant de voitures, dans une étonnante inversion de la hiérarchie.
En latin, l’étymologie de retraite signifie « tirer en arrière », « revenir aux sources ». Voilà, désormais, le véritable luxe : vivre comme nos grands‑parents, sans pollution. Nous y sommes, aujourd’hui, du moins pour certains, comme Bill Gates, qui s’achètent des îles dans des endroits privilégiés : les riches s’épargnent les saloperies qu’ils répandent.

Le marché à pleines dents

Elle, 8 décembre 2022.

Le marché investit tout, y compris les territoires corporels qu’il n’avait pas conquis jusque‑là. On connaissait la surprenante manie à se faire refaire les lèvres vaginales, mais la nouveauté, c’est donc les bijoux pour dents : on customise l’entrée du tube digestif, en somme. La bouche devient un débouché. L’industrie du luxe ne sait plus à quelle partie du corps s’en prendre. Le même procédé est toujours à l’œuvre : certaines personnes exposées médiatiquement sont sollicitées pour lancer la mode, comme les chanteuses Rosalia ou Angèle. Comme l’expliquait le philosophe Jean Baudrillard, l’exemple est donné de là‑haut, puis devient une nouvelle norme.

Tout ça est simple, mais sale, non ? J’imagine les morceaux de matière alimentaire qui viennent se coller là‑dedans… C’est une cosmétique antinomique, en somme, qui se saborde elle‑même. À l’image d’une société française qui voit disparaître ses classes moyennes, on a d’un côté les sans‑dents dont parlait avec mépris François Hollande et de l’autre les dents artificiellement blanchies et customisées. On est sur une radicalisation de la différence entre riches et pauvres. Quand bien même ces accessoires sont de mauvais goût, ils sont une nouvelle manière de se signaler comme appartenant à la classe supérieure.
Et puis, à force de passer du temps à se maquiller, à sauver sa gueule au sens propre, on n’a plus le temps d’aller manifester contre la réforme des retraites !

Emily pas jolie

Télé 7 jours, 26 décembre 2022.

Où l’on apprend, donc, que les séries ont une influence énorme sur les réservations d’hôtels ou de séjours dans les lieux qu’elles mettent en scène. C’est lié à un phénomène : plus le réel devient inquiétant, et plus on plonge volontiers dans la fiction – celle des séries télé et de Netflix, ici, donc. On y trouve un monde rassurant, où les actions obéissent à un ou deux sentiments, guère plus. Il faut du lourd, du pathos, de l’action, bref de la prise d’otage émotionnelle pour exciter le spectateur, puis le laisser en rade, captif, puis lui filer de la pub à avaler. Parfois, le schéma narratif est même écrit et mis en place pour valoriser un certain produit qu’on trouvera dans la pub juste après. C’est le fameux « temps de cerveau disponible  » théorisé par Patrick Le Lay, l’ancien patron de TF1. Un colonialisme mental qui appauvrit l’imaginaire, et doit rendre notre cerveau ramollo.
à l’origine de tout cela, on trouve aussi le concept du désir mimétique chez Aristote : l’homme aime imiter par nature, car il y prend du plaisir. à force de regarder les séries, en somme, les gens finissent par désirer ce qu’ils y voient. Certaines séries aujourd’hui te proposent même des liens sur leurs sites pour acheter la table ou la veste qu’utilisait le personnage dans l’épisode que tu viens de voir. Une étude sur la série The Office avait mis en lumière 1400 placements de produits dans ses divers épisodes. La frontière entre réel et fictionel s’efface, et tout devient publicité.