n° 107  

Dans la cuisine de Darwin (n° 107)

Par Darwin |

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.


Colonialisme temporel. Elle, 5 janvier 2023.

On assiste à un tourisme à deux vitesses : soit la Costa Brava avec buffet à volonté, soit des destinations plus particulières, désormais. Ici, ce sont les « zones bleues mondiales », comme les montagnes de Sardaigne, ou les îles d’Okinawa au Japon, d’Icarus en Grèce, Nicoya au Costa Rica… Ce sont, en fait, les lieux où les humains bénéficient de la plus forte longévité. On vous propose sur place la vie des nonagénaires et centenaires du coin. Plein d’études ont été menées sur le sujet, qui présentent comme raisons de cette longévité un inventaire à la Prévert : des relations sociales saines, manger des noix, avoir la foi, de la sympathie, manger du curcuma ou des céréales entières, que les femmes soient autonomes ou que ces enclaves soient isolées.

C’est le problème des riches : ils ont déjà un paradis, et ils veulent y rester. Avant, le paradis était une promesse pour après la mort. Maintenant qu’on a balayé les religions, on tire le plus possible sur la vie. On passe donc d’un colonialisme touristique spatial, des cinq étoiles dans des pays où rien ne va, à un colonialisme temporel : rester sur terre quelques années de plus. Les riches dans les zones bleues, et pour les pauvres, les écosystèmes détruits. Cela préfigure peut‑être la carte du monde telle qu’elle sera dans les années 2050, les riches dans les coins où on ne suffoquera pas, les autres ailleurs. En tout cas, les plus aisés ont renoncé à collectionner les voyages, comme par le passé : l’enjeu est désormais la qualité de vie.

Nos vies prisonnières. Version Femina, février 2023.

Avec les smartphones, les écrans, on se déserte soi‑même, comme l’évoque l’article. Comme l’évoque cet article on en arrive à un tarissement de l’individualité. J’avais lu une interview d’Aza Raskin, qui se définit lui‑même comme l’inventeur du scroll infini, la manie de passer d’une image à l’autre sur son téléphone, afin de nous rendre plus accroc. Aza Raskin est un repenti. Et pour lui, il a ouvert la boîte de Pandore. Il a fait le calcul : son invention fait perdre chaque jour à l’humanité l’équivalent en temps de 200 000 vies !

Le philosophe Theodor Adorno disait de la société capitaliste productiviste est si aliénante qu’on doit trouver des modes de loisirs qui ne rompent pas trop clairement avec elle, sous peine de ne jamais vouloir retourner y vivre. On instaurerait donc une continuité entre le travail et les loisirs. Les écrans de nos téléphones remplissent parfaitement cette fonction. Selon une étude du King’s College de Londres, citée par The Guardian, le journal anglais, 42 % des jeunes de moins de 24 ans testés étaient à classer dans la catégorie « accros » : ils ressentaient un manque s’ils en étaient privés, un besoin compulsif de l’utiliser, et passaient au moins cinq heures par jour dessus. Le tout grâce aux algorithmes d’Aza Raskin qui vous retiennent captif. On écarte toute sérendipité : on ne laisse plus faire le hasard. Or le tabac, l’alcool sont addictogènes, on mène des campagnes de prévention pour en limiter l’impact, pourquoi pas avec le smartphone ?
Dans Fahrenheit 451, le roman d’anticipation de Ray Bradbury publié en 1953, l’auteur avait imaginé un futur où les citoyens seraient contrôlés et abrutis par de grands écrans placés partout dans les maisons. Il avait vu juste, sauf sur un point : les écrans se sont faits tout petits. Selon l’association Pièces et main‑d’œuvre, l’étape suivante, dans cinquante ans ou moins peut‑être, ce sera sans doute la puce implantée dans le cerveau qui supplantera notre cinéma intérieur…

Le coming‑out de la bordélique. Elle, 9 février 2023.

Cet article est énorme : une redoutable femme d’affaires qui fait son coming‑out de souillon désordonnée… Marie Kondo est « la papesse nippone du rangement », apprend‑on. Elle a deux séries sur Netflix, sur le feng shui, et a organisé tout un business autour d’un concept : faire place nette. C’est l’adepte du nettoyage de printemps permanent, en somme, pour un intérieur où tout est tiré au cordeau, où le lit doit être fait au carré, où il faudrait se comporter comme un sadique envoyant tout valser si quelqu’un a le malheur de laisser un pli. Bref, on développe des tocs, des troubles obsessionnels compulsifs de l’ordre.
Ici, pourtant, Marie Kondo explique qu’elle est « une grand professionnelle du rangement », mais que désormais elle « prône un mode de vie déboutonné ». Et que ce qui est important maintenant, elle qui a toujours eu un emploi du temps serré, c’est de passer du temps avec ses enfants. « Ma maison est en bazar, mais la façon dont j’utilise mon temps est la bonne. »

Cela m’évoque ce que disait Roland Barthes, qui expliquait que les fiches cuisine du magazine Elle nous vendent le fantasme de la ménagère « parfaite » : on les regardait et les collectionnait tout en sachant très bien qu’on ne pourra jamais les réaliser. On n’aura pas le temps !
Ici, une bordélique fait son coming‑out, donc. C’est à l’image d’un capitalisme qui n’en est plus à une contradiction près, à un mensonge près, qui est disposé à nous vendre n’importe quoi pour prospérer, de la malbouffe puis des régimes, des sodas puis une désintoxication au sucre. Dans ce monde, « le vrai n’est plus destiné qu’à être un moment du faux », comme disait Guy Debord…