n° 108  

Dans la cuisine de Darwin (n° 108)

Par Darwin |

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.


Payez-vous une star !

Le Courrier picard, 23 mai 2023.

Saviez-vous qu’il existe, à Cannes, un marché noir pour aller voir un film en projection officielle, un film qui sortira en salles quelques semaines plus tard ? Cela dit beaucoup de la puissance du conditionnement opéré par l’industrie du divertissement. La présence des stars est vue comme exceptionnelle, comme si leur apparition dans un lieu suffisait pour que leur prestige déteigne sur celui ou celle qui les approche – quand bien même ils ne lui parleraient même pas. Des gens sont donc prêts à débourser 20 000 euros pour passer une soirée avec Leonardo. Comme si sa réussite garantissait son omnipotence et son omniscience (« s’ils en sont arrivés là, c’est qu’ils sont intelligents… »), et permettait aux happy fews de restaurer leur propre estime. Sur mon mur est punaisé depuis longtemps un extrait du catalogue de « stars » qu’on peut se payer pour une soirée, un dîner, une conférence, en déboursant quelques milliers d’euros. Ça va du prof d’université à Bernard-Henri Lévy. Il paraît que les tarifs de ce genre de prestations flambent depuis la sortie du Covid. Idem pour des shows plus classiques. Billie Eilish, l’une des artistes les plus chères du moment, demande entre 1 et 3 millions d’euros pour un concert unique. Je l’ai même récemment vue à la télé pour un concert contre le réchauffement climatique ! Elle veut bien mettre en garde contre la flambée de la planète, mais la flambée des tarifs de ses concerts ne la dérange pas, visiblement.

On vend du rêve, l’illusion d’être plus important, d’accéder à la notoriété, à travers une fétichisation poussée à l’extrême des personnalités. Quelques exemples : Justin Timberlake a croqué dans une tartine puis l’a posée avant de répondre à une interview. Le DJ l’a récupérée et vendue 1000 euros sur eBay. Un mouchoir usagé de Scarlett Johansson est parti pour 5300 dollars. Et 5099 dollars pour le souffle de Brad Pitt et Angelina Jolie enfermé dans une boîte. William Shatner, Capitaine Kirk dans l’ancienne série Star Trek, s’est fait enlever un calcul rénal : il l’a revendu 25 000 dollars. On est face à des Midas modernes, comme si tout ce qu’ils touchaient se transformait en or. Or la légende se termine mal pour le roi...

La loi des plus forts

Télérama, 3 juin 2023.

Ce droit des plus forts, il débute avec le mouvement des enclosures, au XVIIe siècle, en Angleterre : les propriétaires fonciers déjà riches s’approprient les terres communes en les entourant de barrières, puis forcent les tribunaux à valider leur forfait. Aujourd’hui, le « codage juridique » est un processus par lequel un bataillon d’avocats se saisissent de n’importe quel produit pour permettre à leurs riches clients de se l’approprier, ou d’en avoir la maîtrise. Que ce soit inscrit dans la loi. Or, si elle n’est pas toujours juste, on a tendance à la croire, simplement parce que c’est la loi. En fait, elle n’est jamais autre chose que l’expression d’un rapport de forces, rapport aujourd’hui défavorable au peuple. Pascal avertissait à ce propos dans ses Pensées  : « La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. » Ici, la force se travestit en justice pour ne plus être contestée. C’est un débat sur lequel s’opposaient déjà Socrate et Calliclès, dans l’Antiquité. Ce dernier disait que la loi faite pour les plus faibles conduisait au nivellement par le bas. Aujourd’hui, les plus forts font la loi à leur avantage, font du terrain juridique un espace d’interprétation de la loi destiné à légitimer et pérenniser leur pouvoir.

On en a un autre exemple avec les ISDS (Investor State Dispute Settlement), qui ouvrent la possibilité pour les firmes d’attaquer des états si elles estiment leurs intérêts particuliers menacés (on vous racontait tout ça dans le Fakir n° 92, lors de notre reportage à l’ONU, souvenez-vous). C’est comme ça que Veolia a attaqué la Lituanie parce qu’elle avait décidé de mettre fin au contrat de chauffage, aux tarifs trop élevés, pour la ville de Vilnius. On se retrouve avec un méta-droit, au-dessus de celui de l’ONU : le droit du commerce.
Dans Théorie et pratique, Kant montrait qu’une loi n’est juste que si tout un peuple a pu donner son assentiment à son sujet. Or les lois sont adoptées, aujourd’hui, quasi-clandestinement, sans l’assentiment de la majorité. Kant serait surpris de voir comment fonctionne notre démocratie aujourd’hui…

Aidons les riches !

Challenges, 16 février 2023.

Si même Challenges critique une mesure pour les riches, c’est qu’il y a un problème, non ? L’aide à l’emploi de personnes à domicile est devenue un vaste détournement légal d’argent public. à l’origine, elle était destinée à faciliter la garde d’enfants ou l’aide aux personnes âgées, en permettant de déduire 50 % de ses recettes de ses impôts. Mais elle est désormais utilisée, par les plus riches en particulier, pour des services de confort : des cours de yoga, des massages, du jardinage… Au point que ces « services » – yoga, sophrologie… – représentent aujourd’hui 50 % du coût de la mesure, contre 8 % pour les gardes d’enfants, et 28 % pour le soin aux personnes âgées. Mieux, ou pire encore : les 10 % des Français les plus riches se partagent près de la moitié des crédits accordés par l’état pour ces aides à domicile… Des députés ont essayé de réduire ces niches fiscales, mais la droite s’y est opposée.

On en revient à ce qu’on disait sur la loi des plus forts : les lois bénéficient des labels « démocratie », « République », alors qu’elles ne sont que légales sans être légitimes, et uniquement représentatives de quelques intérêts particuliers. Pas de ceux du peuple.