Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.
Dans la cuisine de Darwin (n° 110)
Digérés par les machines
L’Obs, septembre 2023.
On appelle ça les « Rep », ou Répliquants : un avatar, un double de soi, créé par l’intelligence artificielle, capable de simuler une discussion, et avec lequel on entretient une relation amicale ou amoureuse. Le procédé est extrêmement troublant, car il produit une image de synthèse, et même, au Japon, un hologramme sous cloche, qui va jusqu’à prendre des poses lubriques. C’est une extension du domaine du virtuel, qui gagne sur le réel. Un dispositif supplémentaire d’atomisation sociale, car ce virtuel érode notre investissement dans le rapport aux autres. Avec des conséquences déjà concrètes : aux États‑Unis, une jeune femme s’est mariée avec son Rep. Beaucoup plus grave : en Belgique, un père de famille s’est suicidé après y avoir été poussé par Eliza, son « chatbot ». De Terminator à Matrix, les films de science‑fiction ont toujours annoncé la digestion de L’Humanité par les machines. Ici, on trouve un nouvel exemple de ce capitalisme qui détruit ce qui pourrait nous lier, pour ensuite nous vendre des subterfuges censés compenser ses dégâts. À une organisation du travail aliénante et débilitante, on répond par du coaching et du développement personnel. À la sédentarité, par des séances de gym en salle chez Basic Fit. À l’atomisation sociale, par la création d’amis numériques.
Autre problème : les gens qui utilisent ces programmes ne rencontrent que des reflets d’eux‑mêmes, car votre Rep sera basé sur vos propres goûts, envies, manière de parler. De quoi être prisonnier d’une galerie des glaces numérique et glaçante. Dans Le Banquet de Platon, Socrate évoque le Kalon Kagathon, « le beau et le bon », et la volonté de s’élever dans la dignité d’être humain, de s’améliorer sans cesse. Ici, ça ne passe plus par la confrontation à l’autre et au réel, mais juste par le fait de s’enfermer dans un entre‑soi grâce à des algorithmes. La surprise que représente l’autre, son visage, ses affects, on passe désormais à côté. L’autre, c’est l’aléatoire qui devient indispensable, dépositaire d’une partie de notre mémoire, de notre vécu. Les grands groupes de la Silicon Valley prospèrent sur nos solitudes, sans avoir la moindre expertise en santé mentale. Et finalement, l’Intelligence artificielle nous confine dans un rôle de consommateur, même au coeur de notre intimité.
Les plaisirs modestes
L’Obs, août 2023.
Marx disait qu’avec le travail, on échangeait le fruit de notre usure contre les fruits de l’usure des autres, pour manger, se vêtir, s’informer… Cet article nous montre que même quand on est pauvre et qu’on gagne à la Française des Jeux, il est difficile d’oublier comment on a trimé, et ce que contient de souffrance et de fatigue un blouson à 150 euros. Quand on a conscience de ça, parce qu’on s’est levé des années aux aurores, on ne jette pas l’argent pas les fenêtres. Avoir trimé toute sa vie empêche de se fermer à la douleur du monde.
Les Tuche, les personnages du film, en fait, n’existent pas : dans la vraie vie, les gens modestes qui deviennent riches dépensent peu, épargnent, continuent souvent à travailler. En tout cas, les faits sont formels : ils montent peut‑être de quelques degrés sur l’échelle du confort quand ils deviennent fortunés, mais on ne passe pas du stress de la condition ouvrière à la détente du millionaire. Seuls ceux qui ont toujours été habitués à l’aisance et à l’argent vivent ainsi : les héritiers, en somme. Arthur Schopenhauer, le philosophe allemand, disait que l’existence est un balancement incessant entre l’envie et le dégoût, et que notre but doit être de réduire ce mouvement de balancier. Ces anciens pauvres qui consomment peu appliquent spontanément ce principe. S’ils sont héritiers, c’est d’une sagesse populaire. Consciente des dangers de l’excès et de la nécessité de se contenter de plaisirs modestes.
Sauver les apparences
Télé 7 Jours, 25 septembre 2023.
Voilà que les têtes de gondole du capital viennent remédier aux excès du capitalisme… Cristina Cordula, qui depuis des années est l’égérie de l’industrie cosmétique et de la fast‑fashion, celle qui a inventé la culpabilité vestimentaire (en te sortant une vacherie accompagnée d’un « ma chérie »), cette pasionaria au service d’un consumérisme débridé et de l’obsession narcissique, Cristina, donc, est aujourd’hui censée nous donner des leçons, car récemment intronisée chantre de l’écologie. C’est de la pure dissonance cognitive… M6 a ainsi, dans chaque segment, une figure de proue pour nous inciter à consommer davantage. Etchebest pour la bouffe, Courbet pour les bons plans conso…
Le problème, c’est que ces gens‑là structurent nos imaginaires, et attisent nos convoitises. C’est ainsi qu’un système à bout de souffle perdure : on reprend les mêmes pour nous faire croire qu’on change. C’est peut‑être le fameux « en même temps » macroniste… Qu’une représentante de la pensée consumériste, exacerbant la compétition des apparences, soit recyclée de la sorte laisse craindre qu’on sauve les apparences, mais pas la planète.
Par Darwin, avec Cyril Pocréaux