Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.
Dans la cuisine de Darwin (n° 111)
Les déserteurs du réel
Télérama, novembre 2023.
Il fallait s’y attendre : à force de voir évoluer des personnages de série, les gens se voient eux-mêmes comme des héros de fiction. C’est une nouvelle mode : se faire des films au propre comme au figuré, avec prises de poses, danses sur un passage piéton comme dans le film La La Land, tout ça bien sûr à poster sur les réseaux sociaux. C’est amusant quand on est gamin, ou ado, mais de là à le refaire quand on est adulte… Le problème, avec ce genre de comportements : on s’enferme dans une version édulcorée de la réalité. Les gens désertent le réel pour intégrer la fiction. Et à force, si tout devient une fiction en vidéo, on risque de ne plus avoir de prise sur rien.
C’est une nouvelle étape, qu’on franchit ici. Ces gens ne sont pas fous, non, mais, contrairement à ceux qui reviennent dans le monde réel quand ils posent leur manette de jeu, ils continuent de croire à leur fiction. C’est une forme nouvelle de désinvestissement du monde. Peut-être est-ce à cause d’un quotidien qui devient chaque jour plus âpre, plus difficile ? En philosophie, on définit l’Homo sapiens par le savoir technique, ou par le rire – pour Bergson, ou par la conscience pour Descartes. Pour Paul Ricœur, ce qui nous singularise c’est qu’on ne cesse de se raconter des histoires. Mais avec les nouvelles technologies, on peut se laisser enfermer dedans.
Tout cela est validé par les médias mainstream. Ici, une psychologue nous explique qu’elle trouve ça très bien. On nage pourtant dans une aliénation de son rapport au réel. Sans compter que « l’énergie psychique est en quantité limitée », comme disait Freud : ces considérables hémorragies d’énergie, en fuyant dans la fiction, sont autant de forces en moins pour changer le monde.
La lutte des classes à quatre pattes
Elle, avril 2023.
Les animaux ont eux aussi, pour beaucoup, leur lot de souffrance. Et puis, voilà Choupette, à qui son maitre Karl Lagerfeld a légué 4 millions d’euros. Elle n’a bien sûr pas pu les toucher elle-même : c’est l’ancienne gouvernante du couturier, Françoise Caçote, qui est chargée de gérer cette fortune pour elle. Choupette « vit à Paris et est entourée d’amour ». Elle dispose d’un compte Instagram fort de 258 000 abonnés. à titre de comparaison, Claire Nouvian, une héroïne qui se bat pour les océans avec son ONG Bloom, en compte 67 000.
Évidemment tout cela relève aussi de la stratégie commerciale pour continuer à faire vivre les marques de Karl – pardon, de « papa » comme l’écrit Choupette quand elle poste un message sur les réseaux sociaux. Claire Nouvian devrait acheter un chat.
On pourrait s’en amuser, mais il est tout de même étrange de constater qu’on sacralise une espèce au moment où on saccage la biodiversité. On sait en plus à quel point l’industrie de la mode joue un rôle grave dans l’effondrement de l’environnement. 70 % des insectes ont disparu en cinquante ans, mais tout va bien pour Choupette, brossée six fois par jour et qui voyage en sac Vuitton. Quand je vois les chats galeux et pouilleux d’un refuge de la SPA où j’amène des provisions, je me dis que les inégalités touchent autant les animaux que les humains...
Il y a aussi un monstre d’égoïsme, dans tout ça : Karl Lagerfeld, pour qui le monde et l’écologie peuvent bien continuer à s’écrouler… Précisons enfin que, comme Choupette n’est pas une contribuable, elle ne paie pas d’impôts sur cette somme qu’elle a touchée.
Au-delà de la farce, il y a là une vraie défaillance de l’état, et de nos opinions publiques : car ce genre d’informations, on les boit comme du petit lait…
Ma gentille entreprise
Parents, juin 2022.
Face aux démissions dues aux conditions de travail, les grandes entreprises ont lancé des chasseurs de tête sur la piste des travailleurs les mieux formés. En les appâtant avec ce que l’état devrait nous fournir : des places en crèche, une protection sociale… Ce publi-reportage déguisé sort les violons et chante les louanges de grands groupes – ici, des entreprises de conseil – qui occupent la place laissée vacante par l’état depuis les années 80. Cette solution nous est présentée comme l’avenir. Problème : ce système reste profondément inégalitaire, et réservé aux salariés les plus diplômés, bossant dans de grosses boîtes. Comme l’état se défausse du secteur de la petite enfance, qu’il sous-finance, qui ne fonctionne donc plus, cela oblige les gens à se tourner vers le privé.
Revenons un peu en arrière : au XIXe siècle, énormément de femmes travaillent, et doivent s’occuper en même temps des enfants. Après la première Guerre mondiale, l’abbé Lemire, un député du Nord, essaie de faire voter une loi qui alloue des ressources aux mères de famille également ouvrières. La loi ne sera pas votée, mais elle deviendra une référence dans les décennies suivantes pour ceux qui veulent changer les choses.
Par la suite, les femmes ne sont plus considérées que comme des variables d’ajustement des politiques natalistes. Elles sont incitées, tour à tour, soit à pouponner, soit à aller travailler. Aujourd’hui encore, si les crèches se multiplient dans l’entreprise, ce n’est pas par humanisme ou féminisme mais par opportunisme : venez travailler chez nous, vous aurez de quoi faire garder vos marmots. Vous êtes moins formées ? Vous avez suivi moins d’études ? Tant pis pour vous. Vous n’aviez qu’à mieux planifier vos maternités.