Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise-t-il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.
Dans la cuisine de Darwin (n° 102)

Mémoire trafiquée
Les Inrockuptibles, août 2013
« Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde », disait Descartes… On y est : comme on ne peut pas changer l’état du monde, on fuit vers des réalités virtuelles. Cela peut être le Métavers, cet univers numérique que nous promettent les Gafam, ou même une modification de notre propre cerveau. Cet article nous explique qu’on s’y essaie ici avec les souris. Que déjà, en 2012, des expériences avaient été menées dans un laboratoire grenoblois : on orientait les comportements d’un insecte via des impulsions électriques. Imaginez : si on modifie notre mémoire, tous nos problèmes sont réglés – même si on vit dans un monde de merde.
Dans L’obsolescence de l’homme, Günther Anders, un philosophe allemand du début du XXe siècle, écrivait : « La honte prométhéenne c’est la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui‑même fabriquées. Pour combattre la honte de son corps borné vis‑à‑vis de la perfection des machines, l’homme va tenter de leur ressembler, de leur devenir consubstantiel, de s’appréhender lui‑même comme une machine pour se reprogrammer et ‘‘optimiser’’ son expérience de vie. »
Ici, c’est beaucoup plus sophistiqué : on entre dans l’ère de Total Recall de Philip K. Dick, le pape de la science‑fiction. Effacer ou changer la mémoire, c’est le stade ultime du contrôle de la population et de son mécontentement. C’est déjà un peu ce que nous proposent les programmes de divertissement : une fuite. Là, en l’occurrence, on ne suggère plus l’imaginaire, on le modifie à sa source. On est un cran au‑dessus du 1984 d’Orwell. Ceux qui mènent la danse morbide de notre monde ne vont pas s’arrêter…
La guerre des apparences
Biba, octobre 2021
C’est une escalade de l’armement dans la compétition des apparences qu’on nous propose ici. Avec un niveau de sophistication des armes jamais atteint. Un flacon de parfum connecté à l’aspect de robot qui propose une playlist, un autre robot qui diagnostique l’état de votre peau, une appli « lipscanner » pour choisir pour vous la meilleure parmi 400 nuances de rouge à lèvres. L’appareil qui mélange et dose chaque jour la crème de soin qui vous convient… Des armes futiles, 4.0. Le tout pour des sommes de 200, 250, 400 euros – évidemment.
Si tant de gens sont indifférents à la guerre économique, c’est parce qu’on leur fait croire que cette guerre des apparences est prioritaire. On leur fournit donc les armes pour être parmi ceux qui tireront leur épingle du jeu. « Autofabriquer son corps et tenter de le maintenir dans une éternelle jeunesse deviennent des impératifs mondiaux », écrivait Cédric Biagini dans La tyrannie technologique. Avant d’ajouter : « L’importance cruciale que l’on accorde à l’image de soi est une valeur cardinale de la ‘‘modernité’’... On peut soutenir hypocritement que la politesse passe par la présentation alors qu’il s’agit juste de ne pas se faire doubler dans la compétition. »
Voilà en outre le genre d’articles qui confortent les femmes dans leur rôle de séductrices. Et c’est le fer de lance de la logique capitalistique : tant qu’on s’occupe des ongles et des cheveux, on ne s’occupe pas du reste…
Vivons fâchés !
Biba, novembre 2021
Il me semble que l’agressivité est un moteur, et qu’on n’en a jamais eu autant besoin que maintenant, pour voter, se mobiliser, protester. Or cet article nous apprend à faire sa « morning routine » pour faire baisser son taux de cortisol. à choisir des aliments Good mood pour ne pas être agressif.
Il y a des conseils, aussi : « Avant de vous endormir, remerciez l’univers de vous avoir offert cette magnifique journée. » Mais franchement, comment peut‑on dire ça, alors que tant de gens vivent des journées de merde, dans des logements sans confort à cause de la pression immobilière, alors qu’on vit mille agressions du matin au soir ? Dans Happycratie, Edgar Cabanas et Eva Illouz l’écrivaient : « Partout on trouve des injonctions à l’‘‘auto‑management’’. L’individu heureux serait celui qui saurait faire preuve d’opiniâtreté, capable de dominer ses affects et, ce faisant, de surmonter toutes ses difficultés. Cette idéologie repose sur l’idée que nous pourrions maîtriser notre existence à volonté et nous pousse à croire que nous serions responsables de tout ce qui nous arrive. »
Ce n’est pas l’univers, qu’on doit remercier. C’est les gens qui luttent, qui militent, tous ceux qui ont arraché nos acquis sociaux à coups de grèves et de privations ! Ce qu’il nous faut, ce sont des cours de désobéissance civile et d’occupation des AG d’actionnaires, pas des articles qui nous apprennent à éteindre notre agressivité…