Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.
Dans la cuisine de Darwin (n° 105)
Les dealers légaux
Elle, octobre 2022.
Aux États-Unis, la famille Sackler a inventé le marketing médical. Ils ont mis en vente pour le simple confort un médicament auparavant destiné au traitement du cancer, en convainquant les médecins de prescrire le produit de manière moins dosée pour des petites douleurs diverses. Or les classes les plus pauvres, pour supporter la misère sociale, ont massivement acheté leur came : les plus gros chiffres de vente se font dans la Rust Belt, la « ceinture de la rouille », la région la plus touchée par la désindustrialisation, au centre du pays. Quand le médicament a été mis sur le marché, les gens faisaient la queue devant les pharmacies pour en acheter. En 1999, il s’en vendait pour 20 millions de dollars chaque semaine. Bref, on plonge avec ça les gens en léthargie sociale. La formule de Juvénal a évolué : on est passé à « Du pain, des jeux et de la drogue ».
Le problème, c’est que cela a engendré des souffrances terribles pour des millions de personnes saines, en produisant un effet d’accoutumance ou la survenue de douleurs terribles. Certains ne pensent plus qu’à leur addiction. Des étudiants ne pouvaient plus suivre leur cursus, des mères de famille en venaient à se prostituer pour en acheter encore plus. Bref, cette famille est criminelle. Elle connaissait les conséquences, mais c’était trop tentant : elle se sait intouchable parce qu’elle a atteint un certain seuil de fortune. Elle a ainsi écopé d’une amende record de six milliards de dollars pour avoir vendu leur OxyContin. Mais les Sackler avaient déjà réalisé onze milliards de bénéfices grâce à ce médicament, une somme qu’elle a investie dans l’immobilier et qui travaille pour elle…
Cela nous renvoie aux origines criminelles du capitalisme, selon Jacques Heers dans La naissance du capitalisme au Moyen âge : il raconte comment des brigands spoliaient les terres et appliquaient des taux d’usure qui plongeaient les gens dans la ruine. C’est toujours le même processus d’accumulation pour des grandes entreprises ou des grandes familles qu’on voit à l’œuvre, sans tenir compte de la différence entre le légal et le légitime, entre le droit et la morale. Mais bon : la famille Sackler donne de l’argent à plusieurs musées dans le monde, dont le Louvre. Ce sont des bienfaiteurs de l’Humanité…
Les poupées humaines
Elle, septembre 2022.
Pour les ultra-riches, avoir des gens à leur service fait partie de la panoplie. Le rang social d’une famille est même évalué au nombre de personnes qu’elle emploie. Les serviteurs sont indispensables pour en imposer aux autres… On est là face à un infantilisme consumériste débridé : ils ne font rien d’autre que jouer à la poupée avec leurs employés. En leur donnant certes beaucoup d’argent : 8, 10 000 euros par mois pour certains. Pour les riches, ce ne sont que quelques roupies, mais ils exigent en contrepartie une disponibilité totale : ils peuvent exiger de leurs domestiques qu’ils portent telle ou telle tenue, qu’ils se taisent ou parlent, qu’ils travaillent en pleine nuit… En inventant de nouveaux métiers farfelus, tels que « gardien de rosiers », qui consiste à rester dans le jardin et à « devancer les désirs des roses »…
C’est une forme hyperbolique de subordination, où tu ne disposes plus de ton temps ni de ta parole. Où l’attitude correcte, soumise, conforme est exigée. Est-ce que cela ne représente pas, finalement, ce vers quoi tend le salariat ? Des donneurs d’ordre qui attendent de toi que tu sois à leur merci. C’est un pacte faustien où tu vends ta liberté d’expression et de pensée. Ces employeurs me font songer à Alexis de Tocqueville, qui écrivait en 1835 dans De la démocratie en Amérique : « On rencontre encore quelque fois parmi nous un de ces vieux serviteurs de l’aristocratie. Il survit à sa race et disparaîtra bientôt avec elle. » Deux siècles après, ces aristocrates existent toujours.
Animaux méprisés
Le Courrier Picard, octobre 2022.
Je pense souvent à cette phrase de Gandhi : « La grandeur d’une nation et son progrès moral peuvent être jugés à la manière dont ses animaux sont traités. » Alors qu’un peu partout on n’assure même pas les besoins vitaux des animaux qu’on domestique, leurs conditions sont encore fragilisées par l’inflation galopante. Ils sont les premières victimes de l’économie extractiviste. Un des pires reportages que j’avais pu voir sur ce sujet était réalisé dans une fabrique de cuir en Inde : les chutes des peaux, brûlées, servaient à nourrir des poulets. Et entraient donc, en plus, dans la chaîne alimentaire… Les animaux sont aux avant-postes de la dégradation capitalistique de la nature.