Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.
Dans la cuisine de Darwin (n° 109)
Les fausses rebelles, ELLE, 8 février 2023.
On a là deux jeunes femmes, Élise et Julia, qui ont fondé leur agence de communication, nommée « Élise&Julia », ce qui est déjà une belle preuve de créativité.
Leur boulot consiste à ripoliner, à botoxer des entreprises après les avoir appâtées comme « expertes en jeunesse » - c’est ainsi qu’elles se présentent. Elles choisissent de gros clients, et donc de gros budgets : LVMH, Zalando, Google, des boîtes de publicité... Ici, le langage est un élément crucial pour justifier leur statut de spécialistes en « jeunes » : elles ne parlent pas d’« opération » mais d’« opé », pas de « folie » mais de « folz », déforment les mots pour parler, donc, comme les ados.
Cela n’empêche pas de savoir compter, elles le disent : « On s’est demandé combien facturaient Havas ou McKinsey. On s’est dit : on est meilleures, on ne délègue pas le boulot aux stagiaires. Pourquoi se ferait-on payer moins cher ? » Et, de fait, elles facturent leurs services 3000 euros par jour. Ce n’est même plus du culot, c’est de la cupidité ! On vit une inversion des valeurs, qui aurait fait sourire La Rochefoucauld : les défauts, les vices sont promus, dans une économie elle-même viciée. Et tes vertus te condamnent. La conscience professionnelle, par exemple, est assimilée à de la fragilité. Quand Élise et Julia expliquent qu’elles ont triché sur leur CV pour être embauchées, c’est assimilé à de la « débrouille ». Cela leur a en tout cas permis d’entrer dans une filiale de TF1 pour monter leur média digital, « Fraîches », un terme qui réduit les femmes à un produit de consommation. Du « second degré », sans doute...
Tout cela en se parant d’un vernis de féminisme et de rebelle attitude, puisqu’elles se définissent comme « engagées » – d’ailleurs, elles veulent « la paix dans le monde ». Rebelles, ce serait dénoncer les agissements de Bulgari, l’un de leurs clients, dont les diamants sont ramassés dans les mines par des enfants. Alors, pour savoir ce qu’est l’engagement, on vous conseille le livre d’Élisabeth Schneiter, Les Héros de l’environnement, qui recense les héros tombés au champ d’honneur écologique en Amérique du Sud et en Asie, plutôt que de vous adresser à l’agence Élise&Julia...
Larmes de crocodiles, Challenges, janvier 2022.
En Zambie, dans un pays où un habitant vit avec 3000 euros par an en moyenne, les crocodiles ont droit à une eau chauffée et filtrée.
Mais ces pauvres bêtes vont mal finir : elles sont élevées par centaines de milliers par Hermès pour être dépecés, et servir de sac. En Australie, dans la plus grande ferme d’animaux au monde, on compte jusqu’à 50 000 crocodiles élevés ainsi en batterie. Les profits générés sont énormes : un sac Hermès – dont LVMH est l’actionnaire principal – peut se vendre 20 000 euros, jusqu’à 50 000 pour les séries limitées. Tout ça pour pouvoir signaler son appartenance aux catégories sociales dominantes. Aujourd’hui, ils l’annoncent sur leur site, la peau de crocodile est considérée comme la haute joaillerie de la maroquinerie, sur laquelle on fera 50 à 60 % de bénéfices.
Cette industrie n’empêche pas les communicants d’Hermès de se présenter comme des « artisans » qui travaillent dans le « respect de la nature ». De se réclamer de « labels » tous plus obscurs les uns que les autres. De déclarer que « le groupe limite l’impact de son activité dans tous les domaines par la mise en place d’objectifs validés scientifiquement dans une sphère de responsabilité directe et élargie »... De la novlangue à l’état pur, que décrivait le sociologue Bertrand Meheust dans son livre La Politique de l’oxymore : comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde. Les oxymores écrasent nos capacités critiques. L’objectif est d’annihiler toute contestation. On cache ici les cadavres d’animaux sacrifiés pour la foire aux vanités, pour nous faire croire que l’écologie est compatible avec le modèle social actuel. Alors, on nous parle d’« élevages respectueux » (de bêtes qu’on destine à être dépecées), de « chartes de qualité » (tout en donnant des tranquillisants aux animaux parce que, trop nombreux et trop serrés, ils risqueraient d’abîmer leurs écailles en se griffant). Comme le déclare le groupe, « la préservation de l’environnement est pour LVMH plus qu’une priorité, c’est un impératif ». Voilà sans doute pourquoi la firme est si attentive à la qualité de ses matières premières...
Liberté fictive, ELLE, 19 mars 2021.
Alidi Firenze est une créatrice libanaise experte dans un business aujourd’hui courant : acheter des fripes pour les revendre plus cher.
Et elle les vendra d’autant plus cher que sa notoriété sera élevée. Cette « thérapie par la mode », comme le dit le titre de l’article, pousse à nous poser une question : peut-on vraiment parler de liberté quand on achète ? L’article parle de « dopamine dressing », l’achat de fripes libérant donc les endorphines du bien-être.
C’est aussi la thèse soutenue par la philosophe Frédérique Pernin, dans son livre Petite philosophie du shopping, qui explique pourquoi pousser son caddie, ce serait accéder à la liberté. Acheter des fringues, cela permettrait d’être accepté dans tel ou tel espace social, où, pour être accueilli, il faut s’adapter aux normes.
Mais n’y a‐t‐il pas d’autres modèles de satisfaction que celui qui frustre ceux qui n’ont pas les moyens d’y accéder ? Les relations amicales, ou amoureuses, par exemple ? Dans 1984, d’Orwell, quand Winston et Julia pénètrent dans les faubourgs moins équipés en Télécrans qu’en ville, qu’ils font l’amour, Orwell écrit qu’ils font « l’expérience de l’autosuffisance », eux qui vivent dans un monde rationné. Où l’on se rend compte qu’étreindre une personne vaut sans doute mieux que tenir l’achat comme valeur cardinale. Que le temps passé et perdu, dans des proportions actuellement hémorragiques, à acheter des vêtements sur Vinted ne vaut pas celui qu’on passe à tisser des liens avec les autres.
Darwin, avec Cyril Pocréaux