n° 112  

Dans la cuisine de Darwin (n° 112)

Par Darwin |

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise-t-il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.


Le gaspillage ritualisé

Les Inrocks, septembre 2023.

Cet article évoque un essai d’Ashley Mears, une sociologue du travail qui enseigne à l’université de Boston et qui fut autrefois mannequin. Son titre : Very important people : argent, gloire et beauté, enquête au cœur de la jet-set. Autrefois mannequin, Mears est passée de l’autre côté du miroir, en somme. Elle décrit par exemple le système des rabatteurs, qui recrutent dans la rue des jeunes femmes chargées ensuite de prendre part aux soirées de la jet set sur la French Riviera ou dans les clubs huppés de New York, les deux endroits où elle a mené son enquête. Ces hommes sélectionnent les femmes en fonction de leur capital beauté supposé, grandes gagnantes de la loterie du physique. Celles qui acceptent ont ensuite pour mission d’accompagner des hommes riches, qui ont acheté leur présence à leur bras, car eux-mêmes cherchent à impressionner d’autres femmes elles-mêmes considérées comme socialement désirables. Dans ce milieu, une femme dotée d’un capital génétique avantageux fait partie de la panoplie du winner, au même titre que le yacht ou la voiture hors de prix. Le tout au service d’un rituel de domination, donc.

L’enquête répond finalement à une question : où va l’argent capté par le capitalisme auprès des populations ? à quoi sert que des millions de salaires soient maintenus au plus bas ? à des dépenses somptuaires, comme des bouteilles de champagne à 40 000 euros qu’on ouvre à peine, ou qu’on renverse sur les convives au cours de soirées VIP, afin de marquer son statut social, dans un « gaspillage ritualisé » : « Les clients fortunés, en exhibant des corps féminins "haut de gamme" et en faisant couler à flots un champagne hors de prix, se livrent à des joutes symboliques pour affirmer leur statut ». Avec, pour imposer sa superiorité, « l’expérience de l’argent jeté par les fenêtres ».

Mears met en lumière que ce statut social, ici, tient plus dans la dépense que dans la capacité à produire quelque chose. « Ici, tu n’entres que si tu es beau ou que tu as de l’argent », la prévient un habitué : ce sont des lieux de discrimination faciale, financière, génétique.
Et c’est, finalement, une fête triste : ils ne peuvent pas aller plus loin. Après, c’est le vide. Comme l’écrit le philosophe Anselm Jappe, le capitalisme est autophage, il se détruit lui-même. Le livre rappelle peut-être finalement pourquoi on se bat : pour sauver la planète, mais peut-être également pour sauver les riches d’eux-mêmes…

Quelle supériorité ?

Télé 7 jours, janvier 2024.

Nous vivons dans un rapport forcené à l’animal, marqué par le toujours plus de profit : plus de viande, de lait, des tests pharmaceutiques… Gandhi disait qu’on mesure le degré de civilisation d’une société aux rapports qu’elle entretient avec les animaux. Nous, comme l’a récemment montré un reportage sur Arte (« L’usine des animaux »), nous fabriquons des immeubles immenses, larges, où des vaches, des veaux, des cochons vivent dès leur naissance, prennent des ascenseurs pour se faire engraisser aux étages supérieurs, le tout sous une lumière artificielle, sans jamais voir un brin d’herbe, avant de partir à l’abattoir. L’économiste Serge Latouche explique que le PIB ne dit plus rien de notre bien-être, en particulier parce que l’alliance millénaire entre les hommes et les animaux a été diluée dans des colonnes de chiffres. Le profit et le lucratif a remplacé l’éthique et dénie désormais, pour nous, l’affectivité des animaux, leur vie psychologique.

Un autre stade, comme ici, consiste à les ridiculiser, les utiliser comme support ou les chosifier pour nous convaincre de notre supériorité. Ou alors, de choisir, sélectionner ceux qui ont droit au luxe : on voit apparaître des gamelles en marbre à 6500 euros, des paniers pour chien avec écran, distributeur de croquettes et tapis de marche intégrés à 30 000 euros (chez Samsung), des laisses de marque… Parce que nous serions suffisamment supérieurs pour en décider. Supérieurs ? Mais aucun animal ne détruit la planète comme nous le faisons depuis un siècle…

Le bout de notre chaîne

Elle, avril 2023.

Quatre milliards de personnes vivent aujourd’hui avec moins de 2 dollars par jour : un nouveau marché pour la fast fashion !
En Afrique subsaharienne, en particulier, on vend ainsi au ballot des vêtements de seconde main et c’est ainsi que les fripes chinoises d’occasion inondent ces pays. Ce marché représente même chaque année deux milliards de dollars, en particulier au Kenya, au Ghana, en Tanzanie ou en Angola.

Problème : on y retrouve aussi des plages entières où on ne voit même plus le sable. à force d’accueillir ces vêtements trop déchirés ou qu’on ne peut finalement même pas porter, ils sont obligés de les rejeter dans la nature ou de les brûler. Ce qui signifie qu’on les respire, qu’on les boit, qu’on les mange, à terme, un jour ou l’autre – les habitants de ces pays les premiers.

Les rapports sur le sujet tombent dans l’indifférence la plus complète, et il est fou de se dire que dès le XVIIIe siècle, le naturaliste Jean-Baptiste Lamarck, dans le Système analytique des connaissances positives de l’homme, avait compris la situation : « L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot, par son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce. […] On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable. » C’était il y a plus de deux cents ans ! Aujourd’hui, nous avons formé une nouvelle chaîne, qui part de l’exploitation des ouvriers en Asie, en Inde, pour fabriquer des vêtements qui finiront comme déchets en Afrique, après avoir profité aux pays occidentaux. N’est-ce pas une prolongation de l’impérialisme ?