Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise‑t‑il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.
Dans la cuisine de Darwin (n° 113)
Dernier supermarché avant la fin du monde
Courrier International, mars 2024.
Selon une étude de la Fondation de France et du Crédoc de 2023, on assiste dans notre pays à une recrudescence du sentiment de solitude. Onze millions de personnes se sentent seules, soit une sur sept. Le chiffre est plus important encore chez les ouvriers (18 %). De manière moins intuitive, ce sentiment reste fort chez les jeunes (12 %), en particulier à cause de ce que l’anthropologue et psychologue Sherry Turkle appelle « l’enfermement dans la bulle numérique ».
On retrouve les mêmes tendances chez nos voisins. Or cet article nous apprend qu’en Angleterre, les collectivités locales sont soumises à des baisses drastiques de leurs financements par l’état. Elles sont obligées pour fonctionner de vendre au privé leurs biens immobiliers : terrains de sport, maisons de quartiers, clubs de jeunes, bibliothèques (voir à ce sujet notre dossier page 18 !)… Tous ces lieux de rencontre disparaissent. Ajoutons à cela la précarité de l’emploi : les lieux de socialisation se raréfient. Pour remédier à ce déficit structurel, des lieux de discussion (avec tables, bancs, boissons…) apparaissent dans… les supermarchés. Ici c’est une des caissières qui monte le projet, là ils sont tenus par des bénévoles. Quant aux chaînes de magasins elles-mêmes, elles organisent des files d’attente « lentes », où les clients acceptent de prendre le temps de parler avec les autres, discuter avec la caissière. Et ça fonctionne : les gens apprécient !
Il est paradoxal en tout cas que les gens puissent retrouver ces liens relationnels dans l’endroit où ils constatent aussi leur exclusion économique. Si je vois le verre à moitié vide, je dirais que les supermarchés, de manière mercantile et intéressée, y voient un filon et, comme il est dit dans l’article, une manière de « sortir du lot » tout en « soignant leur image et leurs profits ». L’autorité de surveillance de la concurrence anglaise rappelle d’ailleurs les dividendes faramineux qu’ils versent à leurs actionnaires, tout en faisant payer l’essence au prix fort à leur clientèle qu’ils chouchoutent par ailleurs…
Demandez-leur la Lune
Courrier International, mars 2024.
La Terre ne suffit plus à satisfaire les appétits de ceux qui tirent profit de tout, au point que les projets d’exploitation de notre satellite se multiplient. Alors que l’alunissage du vaisseau Artemis est prévu en 2026, les intérêts en jeu sont très largement économiques. Les équipages sont d’ailleurs formés à préparer les premiers forages qui auraient lieu dans les décennies 2030-2040. Des puissances spatiales comme les États-Unis, la Chine, et même des pays désireux d’investir comme le Luxembourg ont identifié les « ressources lunaires » comme de « réelles opportunités de croissance économique ». Le sous sol lunaire contiendrait du fer, du titane, de l’aluminium, du silicium, de nombreux métaux rares…
Et surtout, surtout, très peu de lois (à part celle du marché !) s’appliquent là-bas : ce nouveau Far West fait fantasmer les investisseurs. Dès le Ve siècle avant J.-C., Héraclite d’Éphèse alertait sur la nécessité de rompre avec l’hubris (le désir insatiable) : « Il est plus urgent d’éteindre la démesure dans les esprits que les incendies. » Nous n’en avons jamais pris le chemin, et à l’heure de l’épuisement des ressources, pas question de se remettre en cause pour nos élites. Donald Trump entre autres, lorsqu’il donna le coup d’envoi de « la ruée vers l’or lunaire » en signant, en avril 2020, un décret visant à encourager la récupération et l’utilisation des ressources spatiales par les États-Unis. L’appropriation reste pourtant la première source des dissensions, comme l’avait compris Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : "Ceci est à moi" et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d’écouter cet imposteur !" »
Tik Tok : tics et tocs
Télé 7 jours, mais 2024.
Si les véhicules motorisés ont atrophié nos jambes, la calculette diminué nos aptitudes au calcul mental, la télécommande affaibli notre capacité de concentration, Tik Tok termine le travail : entre 15 et 25 secondes pour les vidéos qui cumulent le plus de vues, et un fil narratif aussi ténu qu’un cheveu. D’autant que les moyens pour rendre encore plus addictive une plateforme sont légion et ne cessent d’être constamment améliorés par les développeurs de la firme. Bref : une entreprise de décervelage à l’échelle planétaire.
L’ampleur du fléau est telle qu’il existe désormais des centres d’addictologie dédiés aux accros du réseau. On évoque ici deux cliniques en Suisse. L’application chinoise agit comme « un capteur d’attention qui la fragmente avant de la broyer », décrit Stephan Kupferschmid, médecin-chef dans l’une d’elles. Au point qu’il est aujourd’hui établi que Tik Tok favoriserait chez ses utilisateurs – ça ne s’invente pas – la survenue de tics et de tocs.
Et ce ne sont pas les têtes pensantes des Gafam et de la Silicon Valley qui diront le contraire : leurs enfants sont le plus souvent scolarisés dans des « safe places » où les écrans sont proscrits. Quant à Chamath Palihapitiya, ex directeur de recherche chez Facebook, il défend à ses enfants, pour reprendre ses propres termes, de « toucher à cette merde ». Aza Raskin est lui l’inventeur du scroll infini, mais aussi « le repenti des applis ». Il se désole des milliards d’heures perdues par l’humanité face à des vidéos de chats. Sans oublier qu’en France, l’usage de Tik Tok est désormais interdit sur smartphone professionnel, non seulement aux fonctionnaires mais aussi aux députés pour risque de fuite de données exploitées par la Chine… Même si ce sont surtout les cerveaux des plus jeunes qui risquent d’être siphonnés par l’appli.