n° 99  

Dans la cuisine de Darwin (n° 99)

Par Darwin |

Trente ans que Darwin classe ses milliers de coupures de presse, collectées une à une, rangées dans des classeurs, des cartons, ou punaisées aux murs de sa cuisine. « C’est pour ne pas oublier d’être en colère », précise-t-il. Bienvenue chez le philosophe accro à la presse people.


Les visages grimaçants

Télérama, Télé 7 jours, février 2020.

On assiste dans la presse magazine à une surenchère de l’obscène qui rappelle les travaux d’un des philosophes de référence sur l’industrie du divertissement : Theodor Adorno. Il avait quitté l’Allemagne au moment de la montée du nazisme pour débarquer dans une Amérique qui avait vingt ans d’avance par rapport à l’Europe sur l’aliénation consumériste et médiatique. Dans Minima moralia, il écrivait : « Face au feu nourri de la propagande commerciale notre sensibilité ne peut que s’endurcir », un peu à la façon dont une corne se forme sous la voûte plantaire de ceux qui marchent toujours pieds nus. Aussi, pour continuer à nous toucher, la publicité est sans cesse obligée de surenchérir, et les annonceurs n’hésitent plus à sortir l’artillerie lourde pour capter l’attention.

Visuellement ça se traduit par une jovialité surjouée, des mimiques outrées, des yeux exorbités, des bouches grandes ouvertes, avides, qui semblent vouloir dire « tout pour ma gueule ». Ces visuels jouent sur des ressorts anciens : les stimuli d’agression. Ce mécanisme est décrit par Konrad Lorenz, l’éthologue, dans L’agression : une histoire naturelle du mal. Il y explique notamment comment certaines stimulations, telle la couleur rouge, rend violents les bébés goélands. Ces visages figés dans des grimaces de menaces s’imposent à nos consciences et entrent par effraction dans nos imaginaires. Une stratégie de plus pour que toutes ces « idoles » du Panthéon médiatique déjà partout présentes sur les murs de nos villes, à grands renforts de visuels de leur tête, prennent encore plus de place dans la nôtre.

Les arts dépolitisés de la rue

Le Courrier Picard, juin 2018.

Dans la lignée de l’art contemporain, on voit s’imposer, au détriment de spectacles engagés, un courant des arts de la rue qui propose des « animations » tournant à vide. On a ainsi vu passer dans plusieurs villes dont Amiens, Rouen, Paris ou Barcelone, le Red Ball Project : une énorme boule de cuir rouge déplacée d’un endroit à l’autre dans la ville. « La boule permet de réinterpréter la ville, elle chorégraphie la cité », expliquent ses promoteurs. Idem pour les parades : girafes géantes, accoutrements inspirés du steampunk avec, impossible d’y échapper, les lunettes d’aviateur, fées perchées sur d’immenses robes en crinoline etc. Ce sont davantage les réactions des badauds qui m’intéressent dans ces moments, déambulant nonchalamment d’une déception à l’autre.

Car ce qui frappe, souvent, c’est l’absence de récit dans ces mises en scène, comme si le costume, à lui seul, suffisait pour maintenir l’intérêt. Certains de ces personnages balbutient des onomatopées grotesques. Ce serait si simple pourtant d’avoir du spectacle vivant, palpitant, engagé, en prise avec la réalité : un pupitre en pleine rue où chacun viendrait vider son sac. Je pense à un de mes voisins qui n’est pas le dernier pour ça. Viré de chez Goodyear, bientôt divorcé, il passe ses soirées à « mater CNews » tout en qualifiant leurs chroniqueurs de « bande de cons ». Il en aurait des choses à raconter… À la place, pourquoi nous balance-t-on dans les pattes des gars peints en vert, qui s’allongent dans la rue en gesticulant et criant « Arghh » ? Dans Le grand dégoût culturel, Alain Brossat a son idée sur la question : « Comme dans nos sociétés où existent trop de marchandises, il y a aussi trop de spectacles. Beaucoup se présentent comme des instruments de contestation alors qu’ils ne relèvent que de la pose. »

Otium et negotium

Ça M’intéresse, janvier 2015.

On aurait tort de confondre l’espace symbolique et économique avec l’espace géographique. Ici, ces migrants pensent toucher leur rêve du doigt : ils sont sur le point de passer le grillage qui délimite la frontière dans
une enclave espagnole en terre marocaine.

Mais ce rapprochement physique ne leur permet pas de rejoindre pour autant ceux qui vivent du bon côté de la frontière, de partager leurs privilèges comme ceux de cette joueuse de golf, hors de portée. Par leur naissance, à cause de la misère qui les aura marqués, inscrite dans leur chair, à cause des regards de bêtes traquées dont ils auront pris l’habitude sous les coups des passeurs, ils seront toujours identifiés comme des parias et ne fouleront jamais ce paradis vert où cette golfeuse peaufine son swing. Parcourir les neuf cercles de l’enfer, c’est à ça qu’ils sont voués : centres de rétention, mauvais traitements, exploitation... En guise de bienvenue, on voit un militaire s’apprêtant à les matraquer pour avoir eu l’audace d’être arrivés jusque là.

À ce propos, la géographe Sylvie Brunel expliquait en mars 2007 : « La mondialisation renforce les inégalités. Sur le plan spatial, l’accentuation de la rugosité de l’espace s’observe à toutes les échelles : planétaire, nationale, régionale, locale... L’écart entre riches et pauvres se creuse comme jamais. » Ce qu’illustre ce cliché. Dans l’Antiquité, les loisirs des Romains étaient adossés sur l’asservissement de centaines de milliers d’esclaves qui n’avaient pas le choix de leurs conditions d’existence. Grâce à quoi les Romains pouvaient vivre dans l’otium et se consacrer aux arts, au développement de leur potentiel physique et intellectuel. Pour qu’une élite profite il fallait que des populations asservies vivent dans le negotium et s’attellent au douloureux travail de transformation de la matière. Cette golfeuse dans l’otium, ces migrants condamnés au negotium. Les choses ont‑elles vraiment changé ?