« Ahmed, Mohamed, Toufik, Mamadou et moi-même sommes alors exposés au public dans un genre de marché aux esclaves modernes. » Quand Franck Courtès quitte son métier de photographe pour devenir écrivain, il se retrouve, pour survivre, à brader ses maigres forces sur une plateforme de travail. Ou la déchéance précipitée par les algorithmes…
Dans la misère des plateformes
Par Camille Vandendriessche
« J’ai tenu mon rang d’artiste-auteur-photographe durant vingt-six ans. Depuis que la photographie s’est invitée partout, dans le moindre recoin de nos vies, son goût m’est passé. Un peu comme celui du saumon depuis qu’on le trouve en supermarché. Incapable de renouveler mon inspiration, je m’appliquais à reproduire des images que j’avais déjà produites, comme on reproduit de vieilles recettes de cuisine. J’étais devenu ce magicien fatigué qui épuise jusqu’à la corde ses meilleurs tours de magie. » L’histoire de Franck Courtès, c’est celle d’un changement de vie comme on en voit tant à la télé : le cliché du citadin aisé qui, à mi-parcours, se reconvertit en pâtissier, maraîcher ou gérant de chambres d’hôte. Mais sa reconversion à lui est vraiment mal barrée, loin des success-stories en pente douce de TF1 et M6. « Photographe, je gagnais environ trois mille euros par mois. Je ne gagne plus depuis des mois que deux cent cinquante euros de droits d’auteur. C’est au moment où j’ai épuisé mes économies sans espoir immédiat de les renouveler que j’ai pris conscience que je devenais pauvre… »
J’avais entendu son histoire, qu’il raconte dans son bouquin, À pied d’œuvre, à la radio. Ça m’avait captivé, parce que moi aussi, un temps, j’ai cherché une autre voie, exploré mille pistes de reconversion, multiplié les jobs alimentaires en attendant de trouver le boulot de mes rêves. Comme beaucoup d’autres, au final. Et pendant cette période, j’ai expérimenté presque toutes les formes de travail précaire : agent démoustiqueur en auto-entrepreneuriat forcé, prof d’anglais payé en chèques emploi-service, archiviste en intérim, employé municipal en contrat d’insertion, préparateur physique (au black), saisonnier dans le tourisme et la cueillette de cerises... Sans oublier les innombrables stages, alternances et piges dans le journalisme (jusqu’à mon premier CDI à Fakir, enfin !). Les plateformes de travail entre particulier – Frizbiz, NeedHelp, Jemepropose, Allovoisins, Jobijoba, le « jobbing », ça s’appelle –, je n’ai même pas voulu essayer. La paye était tellement dérisoire que même le RSA y était supérieur ! Courtès, lui, croit cette aide réservée aux invalides. Ils sont nombreux comme lui, jusqu’à 36 % des bénéficiaires, à ne pas avoir recours au RSA alors qu’ils y ont droit. Et cette ignorance le précipite dans un univers qui lui est inconnu : la pauvreté. Ce gamin du quartier latin, élève au collège Henri IV puis en lycée privé, doit quitter son immense appartement parisien pour loger dans le studio familial réservé aux amis de passage. Il vend aussi presque toutes ses affaires, réduit au minimum ses dépenses en chauffage, nourriture, matériel, et proscrit tout loisir :
« Il m’apparaît que devenir pauvre ne consiste pas à vivre plus simplement. Au contraire, la pauvreté complique singulièrement ma vie. Celle-ci se voit soumise à mille économies, mille mesquineries. Du papier de toilette duquel je n’ôte plus qu’une feuille à la fois, à la température de mon logeme
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