n° 112  

Elles ont pris l'abbaye !

Par Camille Vandendriessche |

Des mois qu’ils réclamaient en vain de ne pas finir enlisés dans des sables mouvants de visiteurs. Alors, les salariés de l’abbaye du Mont-Saint-Michel ont mené l’assaut…


« On a l’impression d’être non pas dans une abbaye, mais dans une usine ! Les gens sont pressés, serrés, ils n’entendent rien à ce qu’on dit… C’est infernal ! » Recrutée voilà dix ans comme guide à l’abbaye du Mont-Saint-Michel, en Normandie, Anne Le Page n’imaginait pas ce qui se cachait derrière la carte postale d’un des sites touristiques les plus visités en France, avec 3 millions de visiteurs par an pour le Mont, 25 habitants à l’année ! « On est en sous-effectif permanent... Alors que l’an dernier, on a battu le record de vacataires : ils sont une trentaine en pleine saison, pour 55 salariés permanents, plus d’un tiers du total ! Certains jours, on n’est que deux salariés et huit vacataires pour gérer 4500 visiteurs. On fait du mieux qu’on peut, on tire sur la corde, mais on n’en voit pas la couleur, au niveau des salaires. » Au bout de dix ans, Anne plafonnait à 1700 euros…

Pourtant, l’abbaye du Mont-Saint-Michel est l’une des poules aux œufs d’or du Centre des monuments nationaux (CMN), avec l’Arc de triomphe, le château de Chambord ou les remparts de Carcassonne. Mais ici comme ailleurs, hausse de fréquentation rime surtout avec surexploitation. Alors à l’automne dernier, Anne et ses collègues multiplient les réunions avec la direction de l’établissement et du CMN. La pile des revendications est aussi haute que le sommet du Mont : départs en retraite non remplacés, guérites d’accueil insalubres, suppression de points d’info, recours croissant aux prestataires privés, etc. « Les alertes étaient lancées depuis des années mais on n’était pas entendus. à un moment donné, les agents ont dit stop ! », raconte Sophie Noyer, élue CDFT.

Le 22 décembre 2023, après une énième réunion sans résultat, les trois syndicats (CGT, CFDT et SUD) votent un préavis de grève, menacent de bloquer l’accès à l’abbaye. « On voulait frapper fort entre Noël et le Jour de l’an, parce qu’il y a toujours un pic de fréquentation, reprend Anne, représentante Sud. Mais la direction a réussi à mobiliser assez de personnel pour éviter la fermeture. » Ce démarrage poussif ne les décourage pas : les assaillants grévistes lancent une caisse de grève dans l’abbaye, puis une cagnotte en ligne. La solidarité gagne du terrain. « On a reçu pas mal de dons des antennes locales des syndicats, mais aussi des visiteurs, qui étaient sensibles à notre lutte. » En indemnisant ainsi chaque journée de grève à 50 euros par guide, « les agents des caisses ont pu rejoindre le mouvement : ils laissaient entrer gratuitement les gens ! ». Ça, les patrons n’aiment pas, en général… D’autant que c’est tout le Mont qui est pris de folie : « Dans la foulée, l’équipe de la boutique s’est ralliée à notre cause ! Sans rentrée d’argent, la direction ne pouvait pas nous ignorer. Il fallait frapper dans les caisses si on voulait être entendus. »

Dès le 3 janvier 2024, la direction de l’abbaye sollicite une réunion de négociation avec les syndicats. « Mais elle était encore frileuse… » Alors, les grévistes ont repris leur bélier pour mettre des coups de boutoir dans la porte. « On a poursuivi le mouvement ! Une deuxième semaine sans rentrée d’argent ! » Avec le temps, de plus en plus de médias s’intéressent alors à l’affaire : voilà qui fait tache dans la carte postale. Le 10 janvier, la direction finit par revenir vers l’intersyndicale en proposant, entre autres, deux créations de poste, le remplacement des départs définitifs, et des contrats de quatre mois minimum pour les vacataires. Et la promesse que les autres revendications seront évaluées chaque mois en réunion avec les syndicats. Le Mont a résisté aux raids vikings ? Les salariés l’ont pris en deux semaines de siège !