n° 91  

Entendre les enfants pleurer

Par Cyril Pocréaux |

Première publication avant mise à jour le 15 décembre 2019
Des familles qui accueillent des gamins dans l’illégalité, dont certains membres ont été condamnés pour viol, des dizaines d’enfants victimes de violences, des centaines de milliers d’euros d’argent public versés pour financer cette horreur... Le procès qui s’est ouvert le 14 octobre, à Châteauroux, mettra-t-il enfin en lumière les terribles dysfonctionnements de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et du département du Nord dont elle dépend ? Dévoilera-t-il les dysfonctionnements de tout un système, celui de l’ASE dans son ensemble, dont les salariés étaient en grève fin septembre ? Fakir avait enquêté, en 2019, sur cette machine infernale : une plongée dans l’insupportable. Ça nous avait retournés. Et ça nous retourne, encore, de voir que rien ne change.

C’est une plongée en apnée au milieu de ce qu’il y a de plus insupportable. Des vies qui basculent. D’enfants qui pleurent et crient. Parce que manque de cœur, de temps, de postes, d’envie, de courage, de justice. De volonté politique.


À Lescar, centre Emmaüs, mardi 26 mars. Blandine.

« Non mais soyez sympas, je proteste… On vous donne la parole… François file le micro longtemps, et vous revenez encore mettre le bazar… »
Ça devient une habitude.
Après chaque projection de J’veux du soleil, une bande débarque sur la scène, déploie un étendard, arrache le micro, gueule dedans. Des anti-spécistes. Des anti-nucléaires. Des anti-police. Des anti-tout. Y a quoi, ce soir, au cinéma ?
« Contre les placements abusifs d’enfants », je lis sur la banderole.

Un type hurle, un peu agité, contre « la ministre de l’Injustice, qui couvre le trafic ». Avec courage, François s’est écarté d’un bond, pour ne pas être pris en photo là, au milieu du happening, tandis que tout le gouvernement, et le président lui-même, est accusé de « complicité » avec on ne pige pas bien quoi.
« On est obligés de le faire, obligés… me lance une dame. On fait un live Facebook… On est obligés, on a encore appris qu’une mère a essayé de se suicider aujourd’hui à cause de son enfant, on est à cran… Mais vous êtes qui, vous ? Vous travaillez avec monsieur Ruffin ? Je vous avais envoyé un dossier, en septembre… »
Je me suis senti con, un peu honteux. Je l’avais pourtant rangé dans les trucs prioritaires, et j’oubliais pas, non, je m’étais renseigné, mais le temps avait passé.
Je l’ai recontactée, Blandine, une fois la tournée terminée.

« Suite à un traumatisme, sans doute à un viol dans sa toute petite enfance, notre fille est malade. Elle est très intelligente, surdouée même, mais avec des troubles, mentaux, des tentatives de suicide, des passages en hôpital psychiatrique.
C’est là-bas qu’en 2018, à 33 ans, elle est sortie avec un homme, un pensionnaire, un jeune gars qui fait du tennis de table à haut niveau en sport adapté. Elle a eu un rapport avec lui, un soir. Il n’y a aucune contraception dans le centre, rien, mais de toute façon, elle avait un désir d’enfant, ça faisait un moment qu’elle en parlait.
Elle m’a annoncé qu’elle était enceinte. Quand on l’a su, on a demandé qu’elle soit placée dans un lieu d’accueil mère-enfant. Il y en a un à Bordeaux. Mais il y a soixante places en France alors qu’il en faudrait six cents… Du coup, elle a passé toute sa grossesse au CHP.
Elle était suivie par une psy très bien, au centre. A elle, elle a commencé à parler de ce qui lui était arrivé petite. ‘‘Tu sais, ça se passe bien, avec elle’’, elle me disait. Elle semblait enfin avoir perdu sa réserve.
Mais cette psy est partie vivre en Espagne. Elle a été remplacée par une autre, qui de suite a dit :
‘‘Je vais faire un signalement d’enfant en danger.’’ D’un coup, on lui a annoncé que le bébé serait placé en famille d’accueil, et qu’elle pourrait le voir trois fois par semaine. Le papa, lui, n’a jamais été convoqué pour une échographie ou pour la périnatalité, rien. On nous a pas demandé notre avis sur tout ça.
Un jour, je reçois un appel d’un infirmier avec qui on avait sympathisé.

‘‘Votre fille est partie hier à l’hôpital pour accoucher…
 Vous auriez pu me prévenir hier !
 Estimez-vous heureuse, normalement j’ai pas le droit de le faire…’’
Je me suis rendue de suite à l’hôpital, mais là, quelqu’un me dit que ma fille refuse de me voir, et s’en va. Une dame était dans la salle d’attente, elle a entendu la discussion. Alors, elle est venue me chuchoter : ‘‘Si, votre fille voulait vous voir, hier. Elle vous a réclamée...’’
À 17 heures, on est partis au tribunal pour leur porter une lettre, pour leur dire qu’on était là, qu’on existait, qu’on pouvait s’occuper du petit en famille. ‘‘Ouh là là, c’est trop tard, on m’a dit. Ça va être très compliqué.’’
Louise a accouché le soir à 21h45. Le lendemain, à 15h00, les gens de l’HP sont venus la chercher, et l’ont mise dans une unité fermée, alors qu’elle était en unité ouverte jusque-là. Moi, pendant ce temps, je suis allé à l’hôpital avec Frédéric, le papa du petit, pour qu’on puisse le voir. Mais on nous a dit non. Qu’on ne le verrait pas.
C’est ce jour-là, ce 28 juin 2018, à la naissance de mon petit-fils, que j’ai découvert les placements abusifs. Le 2 juillet, le bébé a été pris par l’ASE, l’Aide Sociale à l’Enfance. Je ne l’ai jamais vu. On ne sait pas du tout où il est. Selon la loi, la mère doit savoir où il est, avoir des photos de son environnement, mais non, rien de tout ça.

« Des vols d’enfants comme ça, j’en vois tous les jours. C’est courant. »

J’ai appelé un docteur que je connais bien à Marseille, qui a pu avoir accès à tout le dossier. Je lui ai demandé de se renseigner. Il m’a rappelée dix minutes après. Il m’a parlé de la tutrice, du Conseil départemental, et il m’a dit ‘‘Des vols d’enfants comme ça, j’en vois tous les jours. C’est courant.’’ L’avocate a vu le jugement. ‘‘C’est un torchon, il n’y a rien de légal là-dedans’’, elle a dit. La juge, apparemment, est connue pour placer des enfants à tour de bras, elle ne lit même pas les dossiers.
Du coup, j’ai cherché sur Internet pour me faire une idée. Et là, ça a été l’avalanche, l’horreur. Y avait eu huit suicides de parents l’année passée suite à des placements d’enfants. Nadia, à Mulhouse, la dernière, à qui on avait pris son deuxième enfant. C’est un trafic. Une horreur.
Ici, du coup, on a créé un collectif. Quand les Gilets jaunes sont sortis, je me suis postée au rond point avec ma pancarte
‘‘Contre les placements abusifs’’, je l’ai aussi écrit sur mon gilet. Quelqu’un est venu me voir : ‘‘Ah, moi aussi, je suis concerné. – Et moi aussi…’’ On s’est aperçu que trois cents familles étaient concernées dans le 64. On cherche un avocat pour nous défendre tous.

Aujourd’hui, ma fille est sortie du CHP, elle a un appartement. Elle veut récupérer son enfant, mais elle n’y arrive pas.
Moi, je n’ai pas encore vu le petit. Ma seconde fille l’a vu, parce qu’elle a fait le forcing et qu’elle est plus diplomate que moi. Elle a pu le voir avec ma mère, qui a 88 ans et voulait voir son arrière petit-fils avant de mourir.
 Et qu’est-ce que c’est l’issue, selon toi ?
 Moi, j’aimerais être désignée tiers digne de confiance. Cela permet à un membre de la famille de pouvoir s’occuper de l’enfant.
J’ai interpellé les services du Conseil départemental, elle m’a dit que de toute façon, les enfants étaient trop petits pour se rendre compte. Ou alors on nous répond :
‘‘C’est la justice, on n’a pas à s’en mêler’’. Mais si : on est des citoyens, nous aussi. Des tas de gens savent, mais se taisent. Mais seuls, on ne pourra pas mener ce combat. »

***

Après ce témoignage, je m’interrogeais : le souci, c’était quoi ? Le placement abusif d’enfants ? Ou les droits des personnes handicapées, handicapées mentales ? Avant, en Suède, en Suisse, mais aussi en France, les états ont stérilisé de force des malades psys, mais aussi des femmes en difficulté sociale. Était-ce, sans le proclamer, la continuation de cette politique eugéniste par d’autres moyens ?
Le lendemain, mon téléphone sonnait, numéro inconnu.
C’était Angela, maman de jumeaux, qui m’avait adressé un long courriel, déjà, avec des photos de ses petits, pleins de bleus…
« Quand la grossesse est arrivée, j’avais mon appartement. Mais c’était au 4e sans ascenseur, c’était petit, et je voulais plus grand pour mes enfants. J’ai demandé à une assistante sociale d’avoir mieux. Je n’aurais jamais dû… Bon, je lui ai dit que j’avais plus d’appart, pour que ça aille vite… On m’a proposé d’aller vivre dans un foyer, je suis allée le visiter, mais j’ai dit non. Alors, je suis retournée chez ma mère. Je ne pouvais plus monter les quatre étages.
Mais pendant ce temps-là, ils ont fait des réunions dans mon dos, la PMI, les
‘‘sociaux’’, etc.
Je suis une enfant placée, alors ils ont fait jouer mon passé chaotique.

J’ai accouché à 1h35 de ma fille, à 1h43 de mon fils. Au bout de huit mois et quinze jours de grossesse. La grossesse s’était super bien passée, j’avais pris 22 kg. Mais ils sont arrivés à cinq dans ma chambre, avec des assistantes sociales, deux policiers... deux policiers dans la salle d’accouchement ! Ils ont dit ‘‘on va vous retirer vos bébés’’.
Ils ont prétexté une fragilité de mes enfants pour les emmener. Que je suis soi-disant fragile, moi aussi, que je ne me projette pas, à cause de mon passé. Je ne pensais pas qu’ils allaient me mettre un coup de couteau dans le dos comme ça. J’avais jamais soupçonné ça, pendant ma grossesse.

Je suis tombée sur le même juge des enfants qui m’avait jugée, quand j’avais treize ans ! J’avais fait dix-sept familles d’accueil, quatre foyers, j’ai été maltraitée, agressée. J’ai fait des erreurs quand j’ai été placée, oui. ‘‘Je ne suis plus la même, je lui ai dit. Depuis, j’ai travaillé comme ambulancière, deux ans, j’ai sauvé des vies.’’

Le papa ? Il est parti en prison dix jours avant la naissance. On s’était disputés pendant la grossesse, avec mon copain, il m’avait fait tomber. Là, je me suis remise avec lui. C’est un ancien pompier.
Aujourd’hui, il travaille au Conseil départemental, sur les routes, moi je suis vendeuse dans un magasin, en CDI. On a notre maison, on est propriétaires. On a une situation, on a tout, pourquoi ils ne nous rendent pas nos enfants ?
Mes bébés vivent dans une famille d’accueil chez une dame âgée, de plus de soixante ans, et son mari. Je les vois tous les cinquante, soixante-dix jours… Je dois faire trois heures de route pour les voir une heure. Quand on leur dit que c’est la fin de la visite, ils se décomposent, ils s’accrochent à moi. Je leur ai fait des cadeaux, plein, des gros nounours, des kikis, vous savez, les petits singes, des peintures, mais je ne sais même pas s’ils sont dans leur chambre. Là, je les vois demain, et c’est leur anniversaire. C’est la première fois que je vais passer leur anniversaire avec eux.

Les éducateurs me disent « les enfants ont des problèmes psychomoteurs à cause de vous », mais je ne les vois jamais, je ne les ai jamais eus !
Pour moi, c’est une horreur. J’ai envie d’être une maman géniale, de me balader avec eux, d’aller aux champignons, à la montagne, ce seront pas des geeks. Mais pour eux, je suis
‘‘instable’’, ‘‘dans la revendication’’. On ne nous laisse aucune chance.

Au bout de six mois, l’éducatrice m’a demandé si je ne m’étais pas encore suicidée… Ils essaient de vous pousser à bout, de me faire péter un câble. Quand je l’ai dit à la juge, elle a rigolé.
Ils m’ont volé mes bébés.
On m’a tout volé. On m’a volé les premières dents, les sourires, les pleurs, les bibis, on m’a volé tout. Je vais avoir 31 ans, au mois de septembre, et j’en avais 28 quand j’ai accouché. J’ai peur : ils vont avoir trois ans… »

Bien sûr, il y a la nécessité du contradictoire.
Bien sûr, il faut peser le pour et le contre, un témoin pas de témoin.
Bien sûr.
Mais quand même, entendre une mère pleurer…

« Tu as vu Ladybird ? C’est un film de Ken Loach. » Avec notre rédac’ chef – député – réalisateur, il faut toujours qu’on finisse au ciné. « C’est dans l’Angleterre du temps de Thatcher. Dans ce climat, de chasse aux pauvres, une mère de famille se fait retirer ses gosses par une assistante sociale qui la harcèle… Je n’avais pas aimé, l’héroïne crie tout le temps, elle chiale, hystérique à fond, ça m’avait fatigué…
 En même temps, quand on te prend tes gamins…
 C’est vrai. Mais tu vois, quand j’écrivais mon bouquin sur le quartier nord d’Amiens, je fréquentais beaucoup Monsieur Rabi. C’était un personnage, un olibrius, complètement barré, à l’ouest, et je me marrais avec lui, on vivait des aventures étranges. Mais il avait des enfants, et comme père c’était une évidente catastrophe. La mère, elle faisait des allers-retours à l’hôpital psychiatrique, entre dépressions et bouffées délirantes. Et leurs fils, ils portaient ça. L’aîné, à même pas trente ans, le crâne rasé, il avançait avec une canne, en boitant faussement, alors qu’il ne souffrait de rien. Juste il répétait :
‘‘Je suis vieux, je prends ma retraite…’’ Ses propos, bizarrement, c’était à la fois fort intelligent et tout à fait incohérent. Et un dimanche, Monsieur Rabi m’invite à un couscous, en je ne sais plus quel honneur. Y avait deux jeunes femmes, jolies comme tout, mais surtout, très calmes, un discours construit, me parlant de leur formation, aide-soignante et infirmière. ‘‘Je te présente mes filles’’, me lance Monsieur Rabi. Je n’y croyais pas, au début, il me faisait souvent des farces. Et elles juraient tellement avec le reste de la famille…

« On m’a tout volé. Les premières dents, les sourires, les pleurs, les bibis, on m’a volé tout. »

C’est un neveu à lui qui m’a éclairé : en très bas âge, à deux trois ans, l’Aide sociale à l’enfance les avait retirées, placées en accueil à la campagne. Ce jour-là, je me suis dit : ‘‘Là, c’est visible : parfois, les services sociaux, ça marche. Ça fait basculer des destins, du bon côté. Et même, ça rapporte à la société, parce qu’aujourd’hui, avec leurs métiers, elles sont utiles…’’ »
Bref, le rédac’ chef est mesuré sur le sujet, « le placement est parfois une bonne chose », « faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain », etc. J’écoute la leçon, c’est le patron. « Mais justement, je réplique : il ne s’agit pas de condamner les placements en général. Seulement les placements injustifiés… »
Il me laissait bosser, mais j’ai bien deviné une moue.
C’est qu’il n’entendait pas les mères pleurer…

***

Blandine a filé mon adresse courriel à droite à gauche, et j’ai vu tomber des témoignages comme ça sur ma boîte, par dizaines, que ça n’en finissait plus, à vous tordre le bide. Nadine et ses petites filles, Julie et Margaux, et puis Laura, Sandrine, Angélique, Aurore, Isabelle et Quentin, Nadia, des papas, aussi, Zyad, Cédric. J’en ai rencontré, des mamans, Laëtitia Deschamps, Catherine Doman, femme battue, qui fuit le domicile avec son bébé, Dorian, gamin dont le père va réclamer la garde onze ans plus tard… pour finalement demander son placement en foyer. Catherine qui, depuis, n’a vu son Dorian que trois fois en deux ans…
Des histoires déchirantes de familles déchirées, de gens paumés. Et les lettres de gamins, bouleversantes, qui pleurent l’absence de leur mère, le soir. Et ça va durer, pendant des mois, ces appels au secours sur ma boîte…

J’ai rappelé Blandine.
« Dans quoi tu m’as embarqué là ?
 De toute façon, les journalistes qui s’y collent, ils abandonnent, ils n’y croient pas, ou c’est trop dur...
 Mais y a bien quelqu’un qui vous aide, face aux institutions ?
 Y a des groupes qui se créent, un peu partout, comme le nôtre. En France, y a 125 associations répertoriées qui se battent pour ça. Eric Garnier, le papa qui est monté sur une grue, Nadine Plestan, en Bretagne.
 Et niveau judiciaire ?
 Pas vraiment, non. Si, y a un avocat, sur Marseille, il a fait sortir plein de monde depuis quelques mois, seize enfants ! Tu devrais l’appeler… Maître Amas. »

***

Il m’a de suite planté le décor, Michel Amas : avocat en droit bancaire, catho, la messe tous les dimanches, pas franchement à gauche, il prévient. Mais j’aime bien sa franchise, directe.

« Il y a un an, une maman vient chez moi, dont on a placé les gosses. Moi, je suis juriste, j’ai juste fait mon boulot, comme un avocat civiliste, avec un argumentaire, des pièces que j’ai communiquées en amont au juge. Un travail carré, quoi. On gagne.
Puis arrive une deuxième maman, puis une troisième… Et là, je me heurte à des situations d’une violence inouïe. En huit mois, je découvre un autre monde. C’est un film, celui de l’ASE.
Pourtant, en tant que pénaliste, j’ai vu des cas très lourds. Un type qui a mis 96 coups de couteau à sa femme enceinte… une femme égorgée devant ses enfants… une autre décapitée… mais, à mon sens, rien n’égale la violence de ces placements d’enfants. Avec candeur, avec une voix douce, on dit à une mère :
‘‘Voilà, je vais prendre votre enfant, et vous ne le verrez plus qu’une fois par mois pendant une heure’’.
- Ce sont des mamans qui viennent vous voir ?
 À 90 %, ces dossiers de placement d’enfants, ce sont des femmes seules, entre deux vies. J’en ai revu une ce matin : elle a été violée chez elle, par un gars qui a frappé à la porte, un soir. Le type entre, l’assomme, la viole. Elle se réveille dans une flaque de sang et de sperme. Elle est choquée, hospitalisée pendant deux ou trois jours, et finalement a besoin d’être soignée deux semaines. Elle a un copain, une maison, un travail. Un enfant de deux ans, un autre de quelques mois. Et que dit le juge devant elle ?
‘‘Il va falloir que je place vos enfants.’’ Plutôt que de dire ‘‘On va vous accompagner, on va vous aider à passer cette période et à garder vos enfants », non : on place. Une violence sans nom.’’
- Mais c’est possible, légalement, de retirer un enfant comme ça ?
 Le gros problème, c’est que le juge des enfants s’occupe à la fois des crimes et des délits commis par les mineurs, et de la protection des enfants en danger. Les dossiers bleus sur son bureau, le pénal, les voyous, c’est 80 % de son temps. Les dossiers roses, l’enfance en danger, c’est 20 %. Donc il va vite, très vite. Il ne fait que du pénal, et son rôle auprès des enfants battus, qui ont des problèmes, il n’a plus le temps de le remplir. D’autant qu’en général, c’est un poste de début de carrière : on y reste un an, deux ans… On met sur ces postes, qui vont décider d’une vie entière, des gens qui ont 24 ans, qui n’ont pas d’enfants, qui n’ont pas vécu. Ils n’ont qu’une connaissance vague des dossiers. C’est partout pareil : des petits jeunes sans recul, qui font confiance à l’ASE. Ils délèguent tout aux assistantes sociales.

« Tout le monde s’en fout. Les gamins placés, ça n’intéresse personne. »

- Elles ont une vraie vocation, en général, ces femmes…
- Mais elles ne sont pas psys, et rendent pourtant des avis sur qui touchent au psychiatrique. « La mère est trop proche de son enfant, elle a une relation trop fusionnelle avec lui, il faut casser ce lien. » « Il faut travailler votre parentalité. » Ces rapports, ça ne fait qu’empirer les choses : parce que quand un parent à qui on a pris son enfant est fou de rage, hystérique, parce qu’on lui a pris son gamin, eh ben oui, il a envie de casser les deux bras de la personne qui a permis ça.
On fait comme si les assistantes sociales étaient formées à tout, pour tout. Et je crois qu’il y a une raison profonde à ça : tout le monde s’en fout. Les gamins placés, c’est une population qui n’intéresse personne. Des gamins des cités, des misérables.
 Ça n’explique pas pourquoi le système fonctionne, ou dysfonctionne, peut-être, de la sorte…
 Je ne comprends pas, vraiment. Le premier réflexe, c’est le placement. Plutôt que de prendre des gants et du temps, on détruit le lien familial. Par exemple, je défends une maman, elle attendait son deuxième enfant. Elle vit seule, elle n’a pas de famille. Sa grossesse ne se passe pas bien, elle doit être hospitalisée. Du coup, son aîné, de quatre ans, est placé ! Elle, à l’hôpital, elle déprime, et comme elle va très mal, son bébé est placé également, dès la naissance. J’ai écrit vingt-deux courriers, pour elle, pour qu’elle puisse voir ses enfants à Noël. J’ai écrit au Procureur, à la Présidente du tribunal…
 Les parents peuvent voir leurs enfants, quand même ?
 Les premiers temps, il est fréquent que les parents ne voient pas l’enfant pendant trois, quatre mois. Puis tu vois ton gamin une fois par mois, une heure, en milieu médiatisé… Parfois, on leur interdit même de prendre leur enfant dans les bras, ils sont là, à un mètre mais ils ne peuvent pas. J’ai une mère, elle habite à Marseille et doit aller une fois par mois à Agen pour voir son fils, sans pouvoir le toucher. Mais les parents deviennent fous ! Ils ont du sang dans la bouche quand ils parlent aux travailleurs sociaux, aux dames de l’ASE, en face d’eux ! Les assistantes sociales, elles se font insulter. Et quand ça sort, les injures, le
« enculé de ta race », l’ASE fait un rapport : « On ne peut pas lui rendre son enfant, il est agressif et vulgaire. » Et c’est bon, ils prolongent le placement.
 Vous faites appel, vous, des décisions de ce type ?
 Ah oui, je le fais. Là, j’ai fait appel, aujourd’hui, d’une décision de placement. Mais la justice étant ruinée, je passe dans six mois. Pendant ce temps-là, l’enfant va être en souffrance. Il va pleurer quand il va voir sa mère. Et l’ASE va le dire dans son prochain rapport.
 Ces placements, à la base, ils sont justifiés, selon vous ?
 Sur dix cas, il y en a trois, je dirais, où il faut absolument placer. Les parents ne peuvent plus assumer l’éducation d’un enfant. Ou alors ils baisent leur enfant, des violences abominables, parce que ça existe aussi. Pour quatre autres, ça me semble abusif, dans le sens où on aurait pu faire autre chose : les placer chez les grands-parents, ou chez l’autre parent s’ils sont séparés, ou effectuer un contrôle au domicile. Ça s’appelle une AEMO, une aide éducative en milieu ouvert, qui peut être renforcée, avec contrôle toutes les semaines. J’ai quatre-vingts dossiers, en ce moment : dans aucun une solution alternative n’est envisagée. Sans doute par manque de temps, de moyens, la routine.
Et puis, je dirais qu’il y a trois cas sur dix dans lequel le placement est injustifié, une injustice crasse. Préconiser que l’enfant doive être retiré à sa famille avec des arguments comme
« les devoirs ne sont pas faits » ou « ils mangent tout le temps au MacDo », non…

Je doute.
Je doute, que le système puisse dysfonctionner à ce point, ou fonctionner trop bien, trop tranquillement, broyer en série des liens entre des enfants et leur maman.
Je doute parce que, sinon, des lanceurs d’alerte se seraient déjà dressés, des confrères journalistes, des associations connues, le défenseur des droits.
Je doute, d’autant plus que cette cause regorge de types barrés, des opportunistes, des complotistes, avec des thèses sur le trafic d’enfants, ou le trafic d’organes, et les parents qui s’y raccrochent dans leur désespoir : ça fait au moins une explication à leur malheur.
Mais des gens sérieux, les plus sérieux des gens sérieux même, qui ne font que compter, ont dénoncé ce scandale. Oh, ils l’ont dénoncé sans crier, avec leurs mots ennuyeux de gens sérieux…


[Encadré] : 170 000 placements
On compte aujourd’hui 340 000 mineurs suivis par l’Aide sociale à l’Enfance. La moitié d’entre eux, 170 000 environ, sont placés dans un foyer ou une famille d’accueil. L’autre moitié sont suivis via des actions éducatives, en milieu ouvert, dans la famille. Depuis 1983 et les lois de décentralisation, chaque service d’Aide à l’enfance est géré par les Départements. Les Conseils départementaux décident, chacun séparément, quelle somme va être allouée à l’ASE sur son territoire, avec donc de fortes disparités. Le budget global de l’ASE, sur l’ensemble des départements, tourne autour de 9,5 milliards d’euros, dédié en grande partie (70 %) au placement dans les foyers ou chez des assistants familiaux, directement rémunérés.


Sous la coupe de Philippe Seguin, en 2009, la Cour des comptes pointe « deux carences essentielles » : d’abord, l’absence de « connaissance statistique et d’évaluation des résultats, ici d’une nécessité plus criante encore que dans d’autres secteurs. » Ensuite, « il apparaît difficilement envisageable que des atteintes importantes aux droits des parents ne soient pas décidées par un magistrat. »
« Les décisions, tout au long de la chaîne de la protection de l’enfance, sont fréquemment prises avec une rigueur insuffisante... Au moment de la prise de décision, les décisions engagent l’avenir des jeunes et portent atteinte aux droits des familles. On s’attendrait donc à ce qu’elles soient soumises à une procédure stricte comprenant une évaluation sérieuse. Ce n’est pas toujours le cas. »

Côté financier ?
« Six milliards d’euros [à l’époque, neuf aujourd’hui] sont dépensés chaque année de façon empirique, sans que l’on cherche à contrôler les acteurs de la protection de l’enfance, ni à connaître l’efficacité de ces interventions. »
« La décentralisation prônée en matière de protection de l’enfance n’exonère pas l’État de devoir clarifier ses intentions. […] il n’est pas acceptable […] qu’un des engagements majeurs de l’État, la création du fonds national de la protection de l’enfance, n’ait pas eu de suite. Cette attitude met en cause la crédibilité de l’État… »
« Il ne s’agit plus d’apprécier la qualité des actes et des hommes, mais l’efficacité d’une politique. Dans ce domaine, tout ou presque reste aujourd’hui à faire. »

Et de conclure :
« Les décisions les plus lourdes de conséquences doivent résulter d’une évaluation pluridisciplinaire et d’un débat collégial… Les mesures de placement ne sont pas non plus assez explicites, notamment en ce qui concerne les rapports des enfants avec leur milieu d’origine… » D’où des « lacunes importantes dans le suivi des relations avec les parents » : « Déjà fragilisés par les difficultés qui les ont conduits à être protégés, ils sont alors victimes d’une forme de maltraitance institutionnelle. »
Le mot est lâché.
Dans un rapport on ne peut plus officiel.

Dans la foulée, un autre ponte tirait la sonnette d’alarme : Pierre Naves, inspecteur général des affaires sociales. Dans une interview, devant les caméras de France télé, il estimait à 50 % la proportion d’enfants placés qui ne devraient pas l’être. La moitié. Un chiffre impossible à vérifier, faute d’évaluation, un peu au doigt mouillé. « Arriver à faire baisser cette part, il poursuivait, ça implique des changements culturels, des changements de pratique. Ça va prendre quinze ans, vingt ans, vingt-cinq ans, c’est des évolutions lourdes. »

***

« Tu devrais en parler avec Martine, c’est une copine, assistante sociale, elle bosse à l’ASE… ». Vincent me suggère ça, un lundi midi, à un déjeuner Fakir.
Martine est « référente ASE » : elle suit les jeunes placés en foyer ou en famille d’accueil, fournit aux juges pour enfants les rapports.
« Vous travaillez comment, pour décider d’un maintien ou d’un retour dans la famille ?
 Déjà, y a un gros problème dans le travail de prévention avant le placement. Y a des tonnes de placements qui pourraient être évités, car il ne faut pas oublier une chose : le placement est traumatisant pour tout le monde. Mais merde, y a d’autres façons d’intervenir… On a envie de leur dire, parfois :
‘‘Non mais réfléchissez, y a une autre solution que ça…’’ Mais le budget ‘‘prévention’’ s’est tellement dégradé qu’à un moment, on ne peut plus faire que ça. On place, parce que là c’est trop tard, les enfants sont en danger, on joue la prudence : ‘‘C’est puant comme situation, alors on place.’’
Alors que parfois, j’en suis convaincue, un bon suivi, un vrai suivi au domicile suffirait. Mais je suis référente de quarante enfants. Une collègue en a même cinquante-deux. Et notre tâche, c’est quoi ? Qu’on veille à la santé, à la scolarité du gamin, qu’il voie des médecins, un orthophoniste. Rencontrer les familles, les enseignants, voir l’enfant seul, un pédopsychiatre. Il nous faudrait au moins quatre heures par dossier, là, avec le côté administratif lourd, les avis, les rapports, avec le temps de transport… on court juste, on jongle, on pare au plus urgent. Donc, les enfants qui font le moins de bruit, on les oublie, ils sont complètement lésés. Alors oui, ça m’est déjà arrivé, plusieurs fois, après six mois de placement, d’en demander le renouvellement parce que je n’avais pas travaillé dessus. On se dit ça, régulièrement, avec mes collègues. Au bout de six mois, ça aurait dû s’arrêter. L’enfant aurait dû retrouver ses parents, mais il en est resté éloigné. Parce qu’au moment du placement, c’est un électrochoc pour tout le monde. Mais après, on s’y habitue. Tout le monde s’y habitue, à ce qu’il ne soit plus dans sa famille. Et ça devient un gros travail de l’y faire revenir. Or, ce sont des gamins qui n’intéressent personne, et des parents qui n’ont pas les moyens de se défendre.
Il y a une vraie violence institutionnelle.

« On ne peut plus continuer à jouer à la roulette russe avec les gamins. »

- Il t’en faudrait combien, pour bien bosser, des cas à suivre ?
 Si j’en avais que dix, oui, je travaillerais différemment. Je pourrais prendre la voiture, emmener les parents voir leur gosse à cinquante kilomètres.
Attends, je regarde ma liste de jeunes…
[elle cherche dans ses dossiers] Oui, c’est sûr, lui, lui, elle, ça pourrait se travailler à domicile. Parfois, un placement est ordonné, mais je peux pas, moi, me permettre de dire aux familles : « C’est honteux, ce n’est pas justifié ». Enfin bon, le côté « placements abusifs », c’est sans doute pas aussi massif. Mais le plus choquant, pour moi, c’est qu’une fois qu’un enfant est placé, c’est compliqué de le faire sortir du placement.
Le placement rassure tout le monde. Dans le coin, on reste marqués par l’affaire de la petite Cléonie, morte sous les coups de sa mère, de son beau-père. L’école avait fait un signalement, mais aucun travailleur social n’avait rencontré la famille. Les parents avaient fait de la maison un huis-clos, tous les enfants étaient maltraités, jusqu’à la torture. Entre la PMI, l’hôpital, l’Ase, comment ce cas est passé à la trappe ? Donc, placer, c’est la sécurité. On ouvre le parapluie.
 Le juge ne contredit jamais ce que vous préconisez ?
 Non, franchement, le juge ne va pas à l’encontre. Lui non plus, il n’a pas le temps de faire autrement. Et ma responsable valide ce que je fais, elle lit si c’est bien écrit, mais sur le fond elle ne bouge rien. Je peux induire tout le système en erreur. Ça nous met dans une toute-puissance, les référents ASE, c’est vrai… Il n’y a aucune analyse de nos pratiques, aucune évaluation, rien, pas de supervision, pas d’échange.
 Vous avez été formés pour ça ?
 Ben non. On a une formation pourrie, franchement. Quand tu vois qu’une AS peut bosser au CE du personnel de Disneyland Paris ou à la protection de l’enfance… avec le même diplôme ! Tu comprends que ça ne fonctionne pas… »

« T’es toujours sur la protection de l’enfance ? » De passage à l’Assemblée, dans le bureau du député, c’est Joseph, attaché parlementaire, qui tilte : « Attends, je crois qu’y a une réunion ici bientôt… Oui, voilà : c’est Jean Lassalle qui l’organise. Je t’inscris ? »
A côté de moi, au colloque, Nathalie, une magistrate, juge d’instruction, l’air droit comme la justice. Mais elle n’est pas là pour s’informer, ni pour offrir un cadre juridique au débat. On lui a retiré la garde de son fils, un ado de quatorze ans, après une séparation douloureuse.
Depuis un an, elle a l’impression d’évoluer dans un monde parallèle : « L’ASE, c’est un État dans l’État. Y a une démission des juges, qui confient leurs décisions à l’ASE pour une question de confort. Et la voix des enfants n’est pas entendue. Pour eux, pas de référé, pas de délai. J’ai 29 ans de magistrature, il m’a fallu ça, qu’on prenne mon enfant, pour que je découvre ce qui se passait dans les bureaux à côté du mien, cette zone de non-droit. Mais le schéma, c’est ça : 1) on ne fait pas d’enquête, mais tout le monde pense de toute façon que le placement est provisoire. 2) ensuite, on n’a aucune grille de lecture : tout est à l’arbitraire du Conseil départemental. »
Son avocate, Maître Christine Cerrada, qui défend aussi l’asso l’Enfance au cœur, plaide : « Il faudrait changer quelques mots dans la loi. On place en se basant sur la notion de ‘‘danger’’ pour l’enfant, mais c’est extrêmement hétéroclite. Alors, dans le doute, tout le monde ouvre le parapluie institutionnel. La suspicion suffit pour un placement. Qu’on réécrive, qu’on remplace la notion de ‘‘danger’’ par celui de ‘‘maltraitance avérée’’. »
Chacun y va, ce jour-là, de son récit. Patrice, un éducateur : « Un enfant que je connais bien a été mis en placement à quatre ans, parce qu’il se faisait pipi dessus tous les matins. La maman le défendait, se défendait, mais pas moyen de se faire entendre. Il a fallu huit mois pour comprendre qu’il était violenté par un autre enfant à l’école, et qu’il se faisait dessus le matin en arrivant. Mais l’institution n’a pas voulu reconnaître son erreur. »
Je glisse une hypothèse : « Cette enquête bâclée, ça ne prouve pas qu’il y a un déficit de moyens pour la protection de l’enfance ? Qu’une référente ne devrait pas avoir quarante dossiers, mais deux ou trois fois moins ? »
Je me prends, en retour, une volée collective de bois vert : « Y en a, des moyens ! L’ASE, c’est le deuxième budget des départements ! » C’est pas faux. Y a des sous, visiblement, près de dix milliards, pour mémoire. Je passe un coup de fil à Arielle, la référente ASE et déléguée syndicale, qu’elle m’éclaire.
« Y a de l’argent, oui ! Mais il n’est pas bien réparti !
 C’est-à-dire ?
 Nous, par exemple, on a des frais de taxis énormes, pour amener les gamins d’un endroit à l’autre, chez un médecin... Comme il n’y a pas assez de chauffeurs pour l’ASE, puisqu’on supprime des postes, on fait appel à des prestataires extérieurs. Et ça coûte la peau du cul. Donc, les élus nous demandent de toujours de réduire le nombre de postes, mais au final ça coûte plus cher… »

Et je m’interroge alors : est-ce que, plus que « le manque de moyens », le souci, ça serait pas plutôt le « manque de fin » ? L’absence d’un pilotage, d’un pilotage politique, d’un pilotage national, qui fixe un cap ? A la place de cette gestion à la bonne franquette, les départements qui font leur tambouille, chacun dans leur coin, qui s’arrangent en fonction des associations locales, des foyers à remplir ?

***

L’été avait passé.
On bouclait, ce week-end-là, le numéro de rentrée du canard. Avec Ludo, à la maquette, devant l’ordi, mon téléphone vibrait. C’était Mylène. Une abonnée, qui m’avait contacté, au printemps, pour une histoire de prêt bancaire.
« Et alors, ça va mieux ? je lui demandais.
- Oui, enfin, non, mais là, je vous appelle pour tout autre chose. Mon fils a un trouble du comportement, ça a été reconnu par les médecins, mais les services sociaux n’en ont pas tenu compte, et il a été pris par l’ASE. Ça veut dire Aide sociale à l’enfance. Vous connaissez ? »
Je commençais à un peu trop connaître…
« C’était un enfant précoce, qui avait des problèmes de comportement, il ne tournait pas rond, les médecins me l’ont dit. Il a été diagnostiqué TDAH, troubles déficit de l’attention/hyperactivité. Il arrivait à se débrouiller, mais il y avait un manque de concentration, une impulsivité. » Les services sociaux lui ont retiré la garde : « ‘‘Mère trop fusionnelle’’, ils ont dit. J’ai essayé de leur expliquer qu’il avait été diagnostiqué TDAH, mais l’éducatrice ne savait pas ce que c’était. Elle m’a promis qu’elle allait s’y former. Devant le juge, pareil. Ils se placent au-dessus des diagnostics, alors qu’ils n’y connaissent rien. On est en train de monter un groupe de parents sur les troubles invisibles, parce que l’ASE ne les reconnaît pas, qu’elle place les enfants, et qu’ils ne sont plus soignés, du coup, après. »

C’est le trouble, alors, ou le handicap, qui se trouve puni. Plutôt qu’accompagné. Salima m’avait alerté, déjà. Son fils, « un amour, un garçon adorable, quand il était petit », avait « basculé ». « A l’école, il avait des soucis de concentration, il ne se mélangeait pas avec les autres. Il était timide, réservé, dans son coin. Différent. Il a nourri une phobie scolaire. Il faisait des crises de panique : ‘‘Maman, je vais pas y arriver…’’ Et un jour, il a pété un câble et s’est fait un trou dans la tête avec une paire de ciseaux. Il a été placé, juste pour avoir une aide médicalisée pendant six mois. Le juge était très bien. A l’hôpital, on s’est rendu compte qu’il avait une dyspraxie faciale : il ne voit pas comme toi et moi. Il ne peut pas écouter un professeur et écrire en même temps. Les enfants comme lui, s’ils ne sont pas détectés, ils développent des problèmes d’addiction, de socialisation.
Et c’est là que, pour moi, le système a déraillé. Ils auraient dû se dire :
‘‘C’est médical, pas familial. On va lui confier une AVS pour sa scolarité et le rendre à ses parents.’’ Mais le juge a été remplacé, et le placement s’est maintenu. Aujourd’hui, au foyer, il vole, il fugue, il fume du shit... »

J’ai fouillé dans mes notes. Durant le colloque à l’Assemblée, Danielle Langloys, la présidente d’Autisme France, racontait une histoire très proche : « Le diagnostic de l’autisme ne fait pas partie des grilles d’évaluation de l’ASE. Elle ne les reconnaît pas. Rachel, une maman, a perdu ses trois enfants depuis plus de quatre ans, alors qu’ils ont été reconnus autistes par le Centre national de l’autisme, comme elle. Mais ils ne voient jamais les troubles neuro-développementaux, juste des cas de ‘‘mère fusionnelle.’’ C’est leur catéchisme. Depuis deux ans, de plus en plus de familles viennent nous voir, osent parler. La parole s’est libérée. Avant, ils vivaient dans la terreur. »
Le professeur Claude Hamonet, aussi, avait évoqué le syndrome d’Ehlers-Danlos : des bleus et des fractures au moindre choc, mais qui induisent l’ASE en erreur…

***

« Appelle Lyes Louffok, il était à l’Assemblée aujourd’hui, il devrait avoir des choses à raconter… » Un texto de François, et une idée, oui : discuter avec Lyes Louffok, membre du CNPE, le Conseil national de la protection de l’enfance. un jeune gars, un peu franc-tireur, auteur de Dans l’enfer des foyers, lui-même ancien enfant placé.
A la terrasse d’un café, en plein Paris, je l’ai senti embêté :
« Je suis assez mal à l’aise, avec ce terme de placements abusifs. Comme s’il y avait un complot pour du profit derrière… À les entendre, ceux qui l’utilisent, tout le monde est de mèche. Ce qu’on sait, c’est que statistiquement, deux enfants dans chaque classe sont victimes d’inceste. Qu’un enfant décède sous les coups tous les cinq jours en France, que cinquante sont victimes chaque jour de violences sexuelles. Les enfants, il faut les placer et les protéger. Moi, je prends le parti des enfants, pas des parents. »
C’est le premier réflexe de Lyes, et c’est le premier réflexe de chacun, c’est le premier réflexe des référents ASE, des juges : protéger l’enfant. Ne pas risquer un inceste, ou un meurtre. Et pour cela, parfois, par prudence, presque par prévention, retirer d’avance l’enfant à la famille. Quitte à produire des injustices au passage, dommages collatéraux.
« Les dysfonctionnements, pourtant, tu les as dénoncés…
 Bien des associations prennent 300 euros par jour, par enfant, et ne jouent pas leur rôle d’accompagnement. Ailleurs, c’est 70 euros, pour remplir la même mission. La maltraitance, dans les familles d’accueil ou dans les foyers, elle est négligée, rarement sanctionnée par la justice…
 Ça, c’est pour l’accueil. Pour les décisions de placement, tu en penses quoi ?
 On a 101 départements, et 101 politiques différentes. C’est pour cette raison que les collectifs demandent une renationalisation du système. On ne peut plus continuer à jouer à la roulette russe avec les gamins. Si on renationalise, les parlementaires reprennent la main, ils contrôlent le système. Il faut au moins une coercition sur les départements. On leur laisse un pouvoir immense, mais les chèques en blanc, c’est plus possible. Pour le RSA, ont dit qu’il faut contrôler ce que devient l’argent, mais pour l’ASE, on s’en fout ? C’est bizarre, non ? Mais si vraiment tu veux évoquer les placements, tu devrais voir Michèle Créoff. C’est la vice-présidente du CNPE, elle a travaillé comme référente pour l’ASE... »

« Trop de légèreté, trop de mécanique, trop de ‘‘dossiers’’ à écluser. »

Michèle, elle m’a prévenu, d’emblée :
« Les placements abusifs, moi, en 35 ans, je n’en ai jamais vu. J’ai plutôt vu le contraire, un manque de places pour des enfants qui auraient dû être placés, et qui restaient dans leurs familles. Les placements abusifs, c’est pas mon quotidien…
 Vous avez écrit un bouquin qui dit, en gros, que le système est à revoir…
 Il faut qu’on arrête de laisser chacun bricoler son diagnostic dans son coin, et qu’on crée un outil national d’évaluation des dangers. On ne comprendrait pas qu’un cancérologue de Lille ait un outil différent de celui de Paris. Il nous faut un référentiel national. Un langage commun à tout le monde. Les Juges pour enfants ou le référent ASE ont un pouvoir sans limite, et ils sont seuls. L’enfant n’a pas d’avocats, face aux juges. Il faut donc instaurer des correctifs. Il faut des experts, des avocats pour les parents comme pour l’ASE. Et puis, que s’applique la loi de 2016 dans les départements : un binôme pour évaluer les situations de danger, l’obligation d’aller à domicile pour enquêter. Et sur les troubles autistiques, qu’on les traite avec des soins, pas juste de l’éducatif.
 Il y a une tendance à placer, vous pensez ?
 Ce qu’il y a, c’est que se tromper sur un placement, c’est réparable. Se tromper en laissant un enfant dans sa famille, c’est parfois irréparable. Je sais que, suite à certaines de mes décisions… »
Ses yeux s’embuent. « Qu’est-ce que je préfère ? Avoir un cas de conscience parce que j’ai fait placer un enfant trop vite, ou des remords parce qu’un drame est survenu parce qu’il est resté dans sa famille ? »

***

Faut-il, dans les cas de Blandine et Angela, de Nadine, Julie, Margaux et les autres, faut-il placer ou non ? Ce n’est pas à nous, ici, avec une version de l’histoire, ce n’est pas à nous de trancher. Et même, faut-il en France plus ou moins de placements ?, nous manquons d’éléments.
En revanche, on peut, on doit l’affirmer avec force : dans ces cas, et dans des milliers de cas, les décisions sont prises avec trop de légèreté, trop de routine, trop de mécanique, comme des « dossiers » à écluser. trop de différences en fonction de l’endroit. Qu’on mesure cela : quelle décision est plus grave, plus lourde, que de retirer un enfant à sa famille ? C’est la vie qui bascule. La vie des parents, mais surtout celle de l’enfant. Pour le mieux peut-être, pour le pire qui sait. Mais ce choix, ce choix crucial, le référent ASE, le juge surtout, ne le traitent pas hantés, pesant le pour et le contre, écoutant les parties, creusant toutes les hypothèses, mais presque comme de l’administratif.
C’est de cette routine, de cette mécanique, qu’il faut sortir.
Adrien Taquet, secrétaire d’État à la protection de l’Enfance, a dévoilé les pistes de sa grande réforme. Nulle « renationalisation », ni même de « pilotage ». Au programme : la saisine de deux juges pour enfants dans les « situations complexes » (sans que leurs contours ne soient précisés). Et sinon, le soutien scolaire en version numérique. La création d’un album photos pour chaque enfant.
Avec pareilles ambitions, on devrait encore entendre des mères pleurer.
Et des enfants aussi, le soir, sur les oreillers de leurs foyers.