Même si les dos, les vertèbres, les épaules, les cerveaux craquent, ils ne les amélioreront pas, les conditions de vie au travail. Par cynisme politique...
Être fier, pas en enfer
« J’ai entendu dans les manifestations une opposition à la réforme des retraites, mais aussi une volonté de retrouver du sens dans son travail, d’en améliorer les conditions. »
C’était du Macron, le 17 avril dernier. Et son porte‑parole, Gabriel Attal, se disait lui aussi fort préoccupé par « le bien‑être au travail ». Et même Bruno Le Maire donnait dans le trémolo : il comprenait « la colère des Français qui se questionnent sur la finalité de leur travail ».
Du coup, tout le gouvernement s’activerait à un « pacte de la vie au travail ». Pour « améliorer les revenus », « faire progresser les carrières », « mieux partager les richesses », « aider à la reconversion », « améliorer les conditions de travail », « trouver des solutions à l’usure professionnelle »… Rien que ça. C’était formidable. Deux années de plus, dans le paradis réformé qu’ils nous promettaient, ça ne compterait plus, ce serait léger. Mais bon, finalement, ce mois de juin, ils n’ont pas lancé les « États Généraux du travail ». Non, plutôt les « Assises de la dépense publique ». Avec cette bonne idée à la clé : « Ouvrir un chantier pour limiter les arrêts maladie. » Et le patron du Medef applaudissait : « Il y a trop d’arrêts de travail de complaisance en France. Surtout chez les jeunes. » De la faute des malades, bien sûr. Des travailleurs. Et des jeunes. Des petites natures, tous ces feignants.
Que cherchent‑ils ?
Des petites économies, certes, sans doute. Mais surtout, des gains politiques, cyniques. Durant les retraites, nous avons retrouvé une « bipartition de l’espace social » : nous, contre eux. Nous, les travailleurs, nous, le bas, nous rassemblés, deux tiers des Français, quatre cinquièmes des salariés, tous les syndicats unis, des millions dans la rue, contre eux, eux en haut, eux à Paris, et en vérité : nous tous contre Macron, presque seul. Il leur fallait, à la Macronie, à la droite, le plus vite possible, casser cette unité. Retrouver « la tripartition de l’espace social » : nous, eux, ils.
« Ils », en bas. Les cas sociaux. Les immigrés. Les fraudeurs. D’où, très vite, Le Maire qui s’en prend aux mandats envoyés à l’étranger. D’où Ciotti‑Retailleau‑Marleix et leur tribune sur l’immigration. D’où Attal sur la fraude sociale. D’où, enfin, les arrêts maladie. Que les regards de la France du milieu se tournent vers le bas. Qu’on stimule la petite jalousie. Et qu’on oublie le haut...
« La médecine du travail, nous‑mêmes, on conseille aux gars de rien leur dire, me raconte un syndicaliste Goodyear‑Dunlop. — Pourquoi ? — Eh bien, s’il leur dit qu’il souffre du dos, ou de n’importe où, le médecin il fait quoi ? Il recommande un poste adapté. C’est son boulot. Le gars revient avec son papier, sauf que la direction répond : "Des postes adaptés, il n’y en a plus…"
Et du coup, ils le licencient pour inaptitude. On en a au moins un ou deux par mois, des comme ça. C’est la double peine : le boulot les fait souffrir, et on les vire à cause de ça. Faut souffrir en silence. Moi, je me suis fait opérer quatre fois du dos, mais je ne le dis pas. — Moi, j’attends la retraite pour passer sur le billard. » Je n’ai recueilli que ça, comme témoignages, durant le conflit sur les retraites : des dos, des épaules, des vertèbres, des hanches usées. C’est une épidémie.
Est‑ce que le terrain me mentait ? Ce matin, à ma permanence, j’organisais une table ronde là‑dessus, avec des Auchan, Airbus, Verrescence, Sanef. L’Inspection du travail m’a fait parvenir une statistique : entre 2017 et 2020, le taux d’inaptitude est passé de 4 à 6 pour mille. Plus 50 %, en trois ans. À cause, à la fois, d’un travail qui s’est durci. Et d’une facilité juridique, aussi, pour les entreprises, grâce aux ordonnances Macron, aux lois El Khomri. J’ai souvent cité une note de la Dares, du ministère du Travail. En 1984, 12 % des salariés subissaient une triple contrainte physique : se baisser, porter des charges, répéter le même geste, etc. On pourrait croire que, avec quarante années de numérique, d’informatique, de mécanique, tout cela s’est allégé ? C’est la start‑up nation, non ? Eh bien, au contraire : de 12 %, ce taux est passé à 34 %. Il a presque triplé. Et il s’élève à 60 % chez les ouvriers (contre 23 % auparavant).
C’était contre‑intuitif, ça ne collait pas au « progrès ». Même moi, j’étais surpris. Mais pas Christine Erhel, économiste : « Tous les chercheurs, tous les sociologues du travail le savent, le disent : le travail s’est intensifié, des centres d’appels aux ateliers de logistique, on ne laisse plus les salariés respirer. » C’est l’autre statistique. En 1984, 6 % des salariés subissaient une triple contrainte psychique (mener plusieurs tâches en même temps, etc.)
C’est désormais 35 %. « Avant, compare un délégué Airbus, les maladies, ça venait vers 50‑55 ans. Maintenant, c’est descendu à 40‑45. Et on a Dédé, 31 ans, il a les épaules flinguées, il est foutu. Aujourd’hui, tout est optimisé, sa perceuse pend devant lui, il ne perd plus une seconde. Mais résultat, il n’y a plus aucun temps de relâchement. — C’est pareil pour nous, enchaîne un délégué d’Auchan : il n’y a plus de temps mort. Ils appellent ça le "modèle organisationnel."
Avant, tu gérais un rayon, tu faisais du remplissage, tu gérais les stocks, tu changeais les prix. C’était varié, et tu avais ton territoire : le gars de la crémerie était fier de bien tenir sa partie. Maintenant, tu ne fais plus que du remplissage, dans tous les rayons, de tout le magasin. Tu bourres tu bourres tu bourres. Et un autre passe le soir qui met des étiquettes partout. Ils nous ont dit, à la présentation, "c’est la fin des temps morts". C’est ça qui m’a le plus marqué. »
Ces épaules, vertèbres, en miettes, c’est très concret. Mais c’est aussi une métaphore : celle du travail écrasé. Écrasé depuis quarante ans. Et Macron, bien sûr, ne résoudra rien de tout ça. La crise du travail va empirer encore, souterraine, explosive. C’est à nous de libérer le travail. Une gauche populaire, c’est une gauche du travail. Qui énonce simplement : les Français, les habitants de ce pays, doivent vivre de leur travail. Pas en survivre, en vivre bien. Et bien le vivre, aussi. Qui rappelle qu’après l’effort vient le réconfort : les week‑ends vraiment chômés, les vacances où l’on respire, la retraite avant l’usure. Et qui pose en son cœur le « travailler mieux » : son travail, on doit en être fier, pas le supporter comme un enfer. Voilà le programme.