n° 110  

Fernand et ses frères jumeaux

Par Guillaume Bernard |

Français, Juif, exilé dans l’Oise et frère d’âme des Palestiniens : Fernand n’avait pas vraiment imaginé un tel destin…


Montataire, le 11 novembre 2023

« À neuf ans, un instituteur, dont on a su plus tard qu’il était membre de l’OAS, m’a littéralement cassé la gueule. Ce fut un drame, ça m’a marqué à vie. Ce fut une formation un peu rude, mais ce fut une formation. » Fernand aura dû attendre neuf ans, donc, pour prendre conscience d’une réalité : il n’est pas que Juif. Il est aussi arabe. Car Fernand est né à Tunis, en 1950, en pleine époque coloniale. Alors sa vie, il allait la passer à construire des ponts.

Son histoire, j’en avais entendu parler, de loin, et l’actualité l’avait fait remonter en haut de la pile. Timidement, j’avais contacté sa famille, sa fille, qui a repris le flambeau, car Fernand est mort, il y a dix ans maintenant [1].

Et voilà comment je me retrouve à essayer de ne pas renverser mon café ou de la tarte aux pommes sur les photos en noir et blanc qui s’étalent partout, sur la table de la cuisine. On est à Montataire, dans l’Oise, avec Marianne, épouse de Fernand pendant trente ans, avec sa fille Romane, et Micheline, la « soeur de coeur » de Fernand. Marianne ne tient pas en place. « Oh, ça, elle était compliquée, sa vie. À Tunis, sa famille adorait vivre avec les Musulmans, ça se passait bien. Mais c’était une époque tendue, l’indépendance arrivait, et il commençait à y avoir de l’antisémitisme. » Si une partie de sa famille part pour Israël, ses parents s’installent à Paris. Fernand a quatre ans.

Nouveau départ quelques années plus tard, en 1968 : la famille quitte finalement la France pour Israël. Pour fuir, encore, l’antisémitisme, et curieux des expériences autogestionnaires qui se montent dans les kibboutz. Pendant un an, le jeune homme travaille la terre, apprend l’hébreu. Et, lui qui ne « connaissait rien à la Palestine », se lie d’amitié avec un jeune gars « auquel personne ne parlait » : le fils d’un paysan palestinien. Là, c’est un « électrochoc ». « Je suis allé vivre trois mois à Jérusalem, avec les Palestiniens. »

Il revient vivre en France, rencontre Marianne, ils fondent une famille, et tout le monde de retourner vivre près de Tel‑Aviv, où résident ses parents. Mais la vie là‑bas se complique, une nouvelle fois. « Beaucoup de choses étaient liées à la religion, et nous étions athées… », glisse Marianne. Fernand prend aussi conscience de l’étendue des désaccords politiques avec ses frères. « Les relations étaient tendues, euphémise Marianne. Toute sa vie, certains Juifs l’ont vu comme un traître. Au bout d’un an, nous sommes rentrés en France » – à Montataire, petite ville coco de l’Oise.

« Traître » ? C’est que Fernand songe, de plus en plus, au sort des Palestiniens, « sans trop savoir comment faire pour aider », raconte Micheline. La « secousse » arrivera quelques années plus tard, en 1982, avec les massacres de Sabra et Chatila [2]. Fernand le dira : ça lui rappelle les coups dans la tronche de l’instit’, mais à une toute autre échelle. « Avec mon expérience violente à neuf ans, c’est l’autre secousse qui a déterminé mon engagement. » Alors, en 1985, il se démène pour accueillir, à Montataire, des enfants palestiniens réfugiés au Liban. Micheline les voit encore. « C’était terrible. Dès qu’ils entendaient un avion, ils se planquaient sous la table, ils pensaient qu’ils allaient être bombardés… »

Trois ans plus tard, Fernand pousse les portes d’un camp de réfugiés en Cisjordanie. Les barbelés, plutôt, six mètres de haut, qui encerclent les habitations, et l’armée israélienne qui garde les entrées : en arrivant à Dheisheh, il ne s’attend pas à y passer l’une des meilleures soirées de sa vie. Jusqu’à rencontrer Ahmed Muhaisen, un Palestinien qui enchaîne clope sur clope et se nourrit quasi exclusivement de café à la cardamome. Fernand parle de « coup de foudre » : « Nous avions la même vision du monde, en osmose. » Les deux hommes discutent jusqu’au petit matin, exaltés. Fernand a trouvé un frère, alors leur vient l’idée d’un jumelage. Romane, la trentaine et la même chevelure brune que son père : « Jumeler des villes françaises avec des villes palestiniennes, c’était déjà un pari, puisque la France ne reconnait pas l’État palestinien, mais les jumeler avec des camps, il fallait être fou… » D’ailleurs, la partie fut rude à mener, aussi bien avec la France que côté palestinien. « Je soulevais beaucoup de méfiance, et parfois quelques violences : je n’ai jamais caché que ma famille vivait en Israël », soupire Fernand.

Vingt‑cinq ans plus tard, une trentaine de villes françaises sont jumelées avec des camps palestiniens, grâce au travail de l’Association pour le Jumelage entre les camps de réfugiés palestiniens et les villes françaises (AJPF), créée par Fernand et Ahmed. À Montataire, les projets se sont enchaînés. Micheline égrène : « On a participé à l’électrification du camp, un jeune électricien palestinien est venu se former chez nous, les pompiers d’ici ont retapé un camion flambant neuf pour l’envoyer à Dheisheh, même si les Israéliens l’ont finalement gardé à la frontière, et puis y a aussi eu ce fameux jour où leur équipe de foot est venue mettre la piquette aux Montatairiens… » Fernand, en bon footeux, n’a jamais oublié le 7‑1 pris par les siens. La troisième mi‑temps vire à la discussion politique. « Les jeunes Palestiniens ont expliqué aux nôtres qu’ils n’avaient rien contre les Juifs, qu’ils n’étaient pas antisémites, qu’il ne fallait pas se tromper de combat », se souvient Fernand. « En défendant l’autre, on se défend nous‑même », répétait‑il toujours.

Les années aidant, Fernand Tuil occupera une place centrale dans les relations franco‑palestiniennes. À la fois Juif et Palestinien de coeur, « le quai d’Orsay l’appelait régulièrement, il était devenu une sorte de consultant », résume Romane. Fernand avait même l’oreille de Yasser Arafat !

À sa mort, en 2013, ses cendres furent dispersées à Montataire et à Dheisheh. Quelques années plus tard, celles d’Ahmed les ont rejointes.

[1Ses propos publiés ici sont extraits d’un entretien pour la revue Recherches Internationales.

[2En septembre 1982, les milices des phalanges libanaises chrétiennes massacrent près de 3000 civils réfugiés dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, près de Beyrouth‑Ouest, sans que les dirigeants israéliens, qui gèrent la région, n’interviennent.