Gilets Jaunes : "J'ai perdu un œil, pas l'espoir..." Partie 2/2

Par Pierre Joigneaux |

Ce weekend, ça fait six ans, tout juste, que les Gilets jaunes se révoltaient, investissaient les ronds-points. Pour l’occasion, on a voulu prendre des nouvelles de Manuel. Manuel, c’est ce Gilet jaune valenciennois mutilé voilà cinq ans, le 16 novembre 2019, place d’Italie : on vient d’apprendre que le policier auteur du tir va enfin comparaître devant la justice. Une grande première. Après une longue discussion, Corinne nous avait donné son numéro, à Manuel. Attention, ça secoue…


« Le gasoil devenait trop cher, et puis je suis sorti pour les intérimaires. Depuis vingt ans, j’ai toujours fait des emplois précaires. Je voulais juste dénoncer ça. C’est pour ça que je suis sorti... »
Manu est collé près du téléphone, avec Séverine, sa compagne. tous deux Gilets jaunes de la première heure. Elle, 44 ans, soignante en Ehpad depuis vingt-cinq ans. Lui, 46 piges, a enchaîné tellement de boulots qu’il ne peut pas tous les citer. Il essaie, quand même.
« J’ai travaillé dans les chaînes de montage automobile, en grande surface, comme agent d’entretien, j’ai aussi bossé dans des fermes, j’ai fait les vendanges… J’ai eu tellement de boulots dans tellement de secteurs... Des courtes missions, à chaque fois. Ils prennent les gens pour des cons : au bout du CDD, à chaque fois ils trouvent une excuse, la baisse d’activité par exemple, et c’est ‘‘merci d’être venu, au revoir’’. Après l’histoire pour mon œil en 2019, je débâchais des remorques chez un sous-traitant de Toyota… »

« J’avais essayé d’en sortir, de cette nasse… »

On rembobine.
« L’histoire de [son] œil », c’était le 16 novembre 2019, il y a cinq ans, jour pour jour.
Acte 53 des manifs de Gilets jaunes, premier anniversaire.
Rendez-vous est donné place d’Italie. Mais ça se tend, très vite. Manuel est là, lui aussi, et se retrouve coincé, encerclé par les forces de l’ordre, par la nasse qu’elles forment, à 14h23 précises. C’est là que tout s’effondre. Que Manu s’effondre, à 14h41, après avoir cherché à quitter les lieux avec Séverine pendant dix-huit longues minutes. Une grenade lacrymogène MP7 lui arrive dessus. « C’est pendant la nasse que le tireur m’a tiré dessus. J’avais essayé d’en sortir, de cette nasse, à droite, à gauche, mais j’avais pas pu. Et il a tiré en tir tendu. C’était pas un tir en cloche, non. Un tir tendu sur des gens qui ne faisaient rien... On était des cibles. Et ça c’est à cause de Lallement [ndlr : le préfet de police], de Castaner [le ministre de l’Intérieur]  : ils sont aussi responsables que le tireur. C’est moi qui ai la vie brisée.
Eux ne sont pas inquiétés. »
La vie brisée de Manuel, c’est d’abord dix opérations, et cet œil gauche qu’il perd, définitivement. Les allers-retours dans les hôpitaux, chez l’oculiste, pour des prothèses.
Et Séverine qui s’attelle aux soins.
Et réapprendre à vivre, aussi.
« J’ai recommencé en intérim chez Toyota, donc, plusieurs mois, puis ils m’ont proposé un CDD de dix-huit mois. Je suis allé jusqu’au bout. Ensuite ils m’ont proposé un CDD de six mois, dans une autre boite d’intérim. Et après, ils m’ont dit de passer à tout prix le permis cariste si je voulais rester. Mais moi je pouvais pas, avec mon œil en moins...
Séverine : Manu il a fait plein de boulots différents, son CV est bien fourni. Mais les patrons ils voient pas ça, ils voient ‘‘instable’’. Un CV de deux pages ils se disent pas ‘‘tiens, c’est une richesse’’ : c’est un frein pour trouver du travail.

« Ils ont estimé mon handicap à 79 %. Pour toucher l’aide, c’est 80 %… »

Fakir : Du coup tu fais quoi maintenant ?
Manuel : Ça fait un an et demi que je suis au chômage. Avec le fait d’avoir un œil en moins, beaucoup de portes se ferment. Pôle emploi me propose d’être chauffeur routier ou ambulancier. Avec un œil en moins... J’ai refait mes CV, tout au propre. Je postule tous les jours, je cherche intensivement, mais toutes les offres sont closes. J’ai même tenté Cap emploi : ils repositionnent les personnes handicapées sur un poste de travail.

Fakir : Et ça a donné quoi ?
Manuel : La semaine dernière, ils m’ont proposé d’aller faire une journée pour un Leclerc, une journée découverte dans la mise en rayon. Pour donner un coup de main. Avec quoi derrière ? La possibilité qu’ils m’appellent pour les fêtes de Noël. Seulement si besoin de renfort. C’est une blague... Moi j’ai toujours travaillé dans ma vie, toujours dans la précarité depuis vingt ans.

Fakir : Tu n’as pas obtenu de statut handicapé ?
Manuel : J’ai eu la reconnaissance de travailleur handicapé, mais le droit à aucune aide. Ils ont estimé mon handicap à 79 %. Et pour toucher l’aide, c’est 80 %. Ils m’ont estimé à 1 % en-dessous… J’ai pas le droit à la carte de stationnement handicapé, le droit à rien. En plus mon œil valide s’affaiblit parce qu’il travaille beaucoup plus. Quand on est mutilé, on paye dans tous les sens du terme. Pas de travail, pas d’aide, et pas de justice depuis cinq ans.

Fakir : Le procès contre le policier qui t’a tiré dessus, ça en est où ?
Manuel : La magistrate a refusé le non-lieu. Le tireur va passer en cour criminelle. On vient d’apprendre ça il y a trois semaines. Mais le policier a la possibilité de faire appel. Donc ça va encore rallonger le délai…

Fakir : Mais lui est toujours policier ? Même après l’enquête du Monde qui démontre que c’est un tir tendu ?
Manuel : Oui il est toujours policier, il n’a même pas été suspendu. Regarde : Séverine travaille en Ehpad. Si elle fait une seule faute professionnelle sur un patient vulnérable, elle est suspendue direct. Alors que lui, non. Alors que moi ma vie a été brisée, ça fait cinq ans.

Fakir : Et pourquoi la justice n’avance pas ?
Manuel : C’est pas un manque de moyens. Pour un manifestant, c’est un procès direct, c’est comparution immédiate. Alors que pour moi, pour une faute très grave, une mutilation, un handicap à vie, ça fait cinq ans que j’attends.

« Que ça redonne espoir à ceux qui l’ont perdu. »

Fakir : Et vous attendez quoi du procès ?
Séverine : Trois choses. Premièrement : que le policier ne puisse plus exercer, qu’il soit suspendu. Deuxièmement : que Manu soit indemnisé. Troisièmement : qu’il fasse de la prison. Ce serait vraiment le mieux qui puisse arriver : ses copains réfléchiraient à deux fois avant de briser les gens.
Manuel : Et que Didier Lallement, le préfet de police, passe devant la justice aussi.

Fakir : Il y a déjà eu un procès contre un policier qui a mutilé un gilet jaune ?
Manuel : Je suis le premier. C’est le premier policier qui va passer en cour criminelle, en tout cas. Et on voudrait que mon affaire fasse jurisprudence pour les autres. Que les quarante autres Gilets jaunes mutilés puissent obtenir un minimum de justice. Pour redonner espoir à ceux qui ont perdu espoir parce que la justice n’avance pas.
Séverine : On a beaucoup de mutilés autour de nous. Et beaucoup de blessés n’ont même pas osé porter plainte. Nous on fait ça aussi pour les pousser à réclamer justice.
Manuel : Combien de mains arrachées, d’yeux crevés, combien de morts ? On n’était pas à armes égales. Nous on n’avait que notre gilet jaune pour nous défendre. Et je tiens à dire que j’ai pas la haine contre toute la police. Pas contre tous les policiers, mais contre une personne, qui fait encore partie de la police, et qui m’a mutilé gratuitement.
Séverine : Surtout que Manu c’est la crème de la crème. Il prend même pas de PV pour excès de vitesse. Et ils ont essayé de fouiller…
Manuel : Oui, ils sont remontés jusqu’au début du mouvement, ils ont épluché toutes leurs caméras, voir si je n’avais pas jeté un pavé. Mais ils ont pas de chance avec moi. Ils ont rien, parce que j’avais rien fait.

« On fait notre propre chemin. On s’entraide. »

Fakir : Vous êtes toujours Gilets jaunes ?
Manuel : Pour toujours. Être Gilet jaune c’est bien plus que porter un gilet. C’est une façon de penser, de vivre toute sa vie contre les injustices. Au-delà du visuel, c’est un état d’esprit. On est tous vachement solidaires. On s’entraide les uns les autres. On n’hésite pas à donner le peu qu’on a, à partager.
Séverine : Nous, les Gilets jaunes, on fait du troc. On échange des légumes contre une poule. Les vêtements qui nous vont plus, on les donne aux enfants. Un meuble cassé, on le répare. Pareil pour les voitures ou les ordinateurs. On fait tous les corps de métiers, donc c’est pratique. Un déménagement : on vient tous. On fait notre propre chemin, on s’entraide. Mais on est usés, on est dans un monde où tu bosses, tu bosses, et quand tu arrives à la retraite, le travail t’a tellement usé que tu n’en profites même pas. Ma collègue, un an après sa retraite, elle est décédée…

Fakir : Et pour vous le mouvement des Gilets jaunes en est où, six ans après ?
Manuel : On n’est peut-être plus très nombreux, mais on est partout à la fois. On est dans toute la France. Il suffit d’une petite étincelle. Là, c’est un feu de camp qui est en train de se préparer. Auchan et Michelin qui ferment, l’électricité qui va encore augmenter… On y retournera et on ira devant, car nous on a l’habitude des coups.
Séverine : Ils veulent virer les gens comme ça après vingt ans chez Auchan. Ou baisser les salaires de 7 % pour maintenir les emplois. Elle est belle, celle-là... Nous on n’accepterait pas : la vie est trop chère, et on veut encore nous en enlever. C’est même plus vivre, c’est survivre.
Manuel : Déjà au début des Gilets jaunes c’était dur, mais là ça l’est dix fois plus. Avec l’inflation, l’électricité, le gasoil, les factures augmentent de partout…
Séverine : Nos Gilets jaunes sont accrochés sur le porte manteau. Ils sont prêts. On a qu’à passer la porte, prendre les masques de protection, et on est partis.
Manuel : J’ai peut-être perdu mon œil, mais s’il faut qu’on sorte, on ressortira.

« Les priorités ? Rétablir l’ISF… »

Fakir : Et vous allez voter ?
Manuel : On n’ira plus voter, c’est de la mascarade. Ou alors si j’y retourne, j’irai mettre dans l’urne un bulletin avec une photo de mon œil mutilé.
Séverine : Ils t’annoncent monts et merveilles, et aucune promesse n’est tenue derrière.
Manuel : L’Assemblée là, c’est un vrai cirque. Ils défendent tous leur petit poste une fois élu. Avant les élections par contre, on dirait tous des pères noël... On préfèrerait un parti avec moins de promesses, mais qui tient vraiment ce qu’ils disent.

Fakir : Pour vous c’est quoi, les priorités ?
Manuel : Le pouvoir d’achat. Quand les infos disent que c’est la faute des immigrés, c’est pour nous diviser. Regarde, pendant les Gilets jaunes, on a connu toutes les insultes possibles : ‘‘racistes, fachos, alcooliques, homophobes, assistés’’... Mais ce que les médias n’ont pas compris, c’est que les Gilets jaunes, on n’est pas des chômeurs : on bosse, tous. Et nous la base de notre combat, c’est pouvoir vivre de nos boulots. On se bat aussi pour le RIC [le référendum d’initiative citoyenne]. Ah ça pour le RIC, oui, on irait voter… Le RIC, c’est le peuple qui vote. C’est notre voix qui compte, vraiment. Que les citoyens décident. Qu’on puisse, grâce au RIC, bloquer des lois. Mais bon, de toute façon, à chaque fois, ils sortent le 49.3…
Manuel : Et ça permettrait de dégager les politicards. Nous, on nous dit de nous serrer la ceinture, et eux ils se votent une augmentation de 300 euros pour les députés, de 700 euros pour les sénateurs. Tu sais comment on les appelle ? Des ‘‘moutruches’’  : un mélange de moutons et d’autruches.

« Parfois je pleure en les voyant. »

Fakir : Et quoi d’autre ?
Manuel : Rétablir l’ISF, aussi. Les mecs qui gagnent des millions, pour eux, ce serait une goutte d’eau. Donc remettre l’impôt sur les grosses fortunes, et arrêter de nous pomper nous.
Séverine : Et moi pour ma part, avant même le RIC, ce serait la sortie de l’Europe. Rien que pour nos agriculteurs. Qu’on retrouve notre souveraineté. Regarde à Valenciennes : tu passes dans les rues, tous nos petits commerces ferment, les uns après les autres, t’as même plus envie de te balader dans ta ville. Les gens n’ont plus les moyens d’acheter chez les petits commerçants, du coup ils vont chez les gros.
Manuel : Déjà à l’époque on avait fait une action contre la vie chère à Auchan. On avait enlevé tous les caddies, bloqué les routes. On faisait pas mal de maraudes à l’époque. On avait un SDF en bas de chez nous, et bah on lui apportait son repas tous les jours, du linge, on parlait avec, et maintenant cette personne-là elle travaille.
Séverine : Moi je suis soignante en Ehpad depuis vingt-cinq ans, et tout se casse la gueule. Je travaille de nuit, et ils se confient vachement, les pensionnaires : ils payent 2700 euros pour l’Ehpad ! Si ça ferme, pas sûre que je repartirai dans le social. Des fois le soir je rentre, je suis mal. Des personnes pas changées… parfois je pleure en les voyant. C’est des gens qui se sont battus pour nous. Il y en a qui ont fait la guerre. Ils se sont battus pour ce qu’ils ont conquis, tout ce que nos anciens ont réussi à obtenir, et qu’on nous retire. c’est pour ça qu’il faut qu’on soit dans la rue, à nouveau. »

Recueilli par Pierre Joigneaux
Lire la Partie 1 et l’entretien avec Corinne ici