Comment on fait quand on ne voit que du gris, des ombres et des lignes blanches, que le moindre geste est un combat ? Comment aller bosser, se préparer à manger, s’occuper de ses gosses ? Et draguer ?
"Je préférais qu'ils me croient bourré"
Normandie, 3 avril 2023.
« Des p’tites bites, des grandes bites, des lampadaires, des machins... Les poteaux, c’est la catastrophe ! Dans ma ville, y a un business, je pense. Le maire doit être pote avec un mec qui vend des poteaux, c’est pas possible. Rien que dans la rue Saint-Jean, sur deux cents mètres à peine, il y en a 101 ! 101 ! » Julien, je l’avais vu plusieurs fois débouler au coin de la rue. Avec sa veste en cuir noir, son regard ténébreux et son allure pressée, il ne passe pas inaperçu. Sa longue canne blanche, il la balaie devant lui, tel un escrimeur. Comme il a toujours l’air pressé, j’avais jamais osé l’aborder. Jusqu’à ce que je tombe sur un article dans la presse locale : le gars était un ancien élu d’opposition, tendance écolo. J’apprends qu’il a démissionné de ses fonctions d’élu local, en désaccord avec les méthodes de son parti. Qu’il a été champion de France handisport de judo et qu’il est DJ, compositeur et producteur de musique. Le mec excelle partout, à te filer des complexes... Je l’ai contacté, du coup. Et dès le lendemain, me voilà devant un petit pavillon des années 60, jardin bien entretenu, cabanon, quelques marches qui mènent à l’entrée. Julien m’ouvre. Grand, mince, barbe brune de trois jours bien taillée, boucle dans l’oreille, il me tend la main en me regardant droit dans les yeux. Et me tutoie, d’emblée.
« Tu veux un thé ?
— Plutôt café, mais bon...
— Euh... j’en ai du café, mais comme je sais pas trop ce que j’ai acheté l’autre fois, il est dégueulasse...
— Ah, bon... d’accord pour un thé alors. Justement, ça se passe comment pour toi, les courses ?
— Bah, comme j’y vois que dalle, je peux pas reconnaître les produits tout seul. Faut que je demande de l’aide à chaque fois.
— Ah ouais, c’est pas pratique, ça. Tu vas où, du coup ?
— En général, à l’épicerie du quartier. C’est pas l’opération du siècle, les prix sont 30 % plus chers, mais au moins le commerçant me choisit les produits. Je pourrais aller à Inter, à moins d’un kilomètre, mais pour ça il faut traverser la voie rapide. Y a pas de feu parlant, c’est risqué. J’y vais quand même, de temps en temps.
— Et pour la cuisine, tu fais comment ?
— Je me débrouille, mais je suis jamais trop sûr de ce que je vais manger ! Quand je me fais une boîte, je pourrais prendre mon téléphone et scanner le code-barres, mais que ce soit des haricots verts, des petits pois ou des lentilles, finalement c’est pas bien grave... Pour le reste, tu ouvres et tu tâtes. Je cuisine au volume, pas au poids. Au début, tu te loupes, mais avec la mémoire, tu corriges le tir. J’ai un mémoire d’éléphant depuis que j’y vois plus grand-chose. »
Julien a fait chauffer la bouilloire sur une cuisinière à bois. « Le chargement se fait par le dessus, pas sur le côté. Ça évite d’avoir une avalanche de braises dans la salle à manger. Chez moi, j’ai détourné tous les objets du quotidien. Ma tasse, là, je l’ai choisie parce qu’elle a un cul plus large que le haut et qu’elle pèse une tonne : je peux pas la renverser. J’ai aussi un logiciel qui allume et éteint les lumières par la voix, un autre pour envoyer les messages, les mails et passer les appels... Être aveugle ou malvoyant en 2020, c’est quand même plus sympa qu’en 1980... » 1980, c’est justement l’année de naissance de Julien. Une enfance ordinaire, jusqu’à ce fameux rendez-vous avec l’ophtalmo. « J’avais neuf ans quand il a annoncé ma maladie à ma mère. J’ai une rétinopathie pigmentaire récessive. C’est héréditaire. Dans ma famille, on est plusieurs hommes avec ce fardeau. En gros, les cellules de la rétine ne se régénèrent pas. C’est seulement à l’adolescence que ça a commencé à m’embêter. Je jouais beaucoup au tennis de table. D’un seul coup, j’ai commencé à perdre contre des gars que je battais facilement. Ensuite, quand j’ai eu mes premières mobylettes, la nuit j’avais besoin de suivre le phare rouge d’un pote.
Le champ visuel se réduit. Tu finis par y voir comme un trou de serrure. Si en plus t’es myope et astigmate comme moi, ce que tu distingues dans le trou de serrure ne ressemble plus à rien. Et je vois tout en gris. Là, je vois que t’es plus grand que moi, pas bien épais. Je perçois la différence entre les teintes très sombres et claires, des lignes blanches, mais c’est tout. Et c’est le même bordel des deux côtés.
— Je t’ai vu dans la rue : tu fonces, pourtant, on a l’impression que tu sais où tu vas...
— T’inquiète, t’es pas le seul. "Ah ah, c’est le faux aveugle !", ils gueulent les gens, aux terrasses.
Pour eux, je marche trop vite pour avoir une canne blanche. Quand t’es aveugle, que t’as les
yeux qui partent en couilles ou des lunettes noires, ils remettent pas en question. Mais quand t’es
entre deux eaux, ils comprennent pas. Ils croient que je fais exprès. Pourtant, putain, qu’est-ce que
j’ai pu m’en prendre, des poteaux, des panneaux et des lampadaires ! Ce qui m’emmerde le plus, c’est les poubelles et les voitures garées en warning. Parce que pour éviter le bordel sur le trottoir, je marche sur la route, au moins je m’y bouffe pas un poteau. Et dès que j’entends une voiture à mon cul, je remonte sur le trottoir.
— Mais y a pas des trajets aménagés, des trucs sonores qui t’avertissent ? Des normes à respecter ?
— Pfff... Le problème, c’est que les gens qui appliquent les normes ne sont pas eux-mêmes handicapés. On nous a installé un "chemin de canne" qui va tout droit vers quoi ? Une mare à grenouilles ! Et là, vas-y l’aveugle, va marcher dans les marécages ! Moi, je m’en fous d’aller aux grenouilles, je veux un chemin qui va à la gare, plutôt ! Autre exemple : tous les matins, je traverse un carrefour sans feu parlant. Faudrait pas qu’un jour... Les ronds-points, c’est pareil. T’as même pas de feu pour traverser, alors t’attends. Tu peux demander de l’aide à quelqu’un, mais tu sais pas à qui tu remets ta vie. Tu fais quoi si c’est un déficient intellectuel ? »
Avant d’en arriver là, à ces galères du quotidien, Julien a dû ramer, s’adapter.
« Pour compenser le vide laissé par le tennis de table, je me suis mis à la musique. J’étais passionné. À 20 ans, je voulais qu’on parle que de moi dans la région. J’avais un sound system énorme, qui tenait dans cinq camions ! Cinquante paires d’enceintes qui montaient à six mètres de haut. Elles envoyaient 40 000 watts ! On posait des sons dans la campagne, à l’époque des rave-parties. Mais avec l’arrivée du numérique, c’est devenu trop compliqué de lire sur des petits écrans. J’ai arrêté la musique pendant quinze, vingt ans. Je me suis mis au judo, j’y passais des nuits entières. J’ai eu ma ceinture noire en quatre ans contre des valides. J’étais dans l’excès, comme avant dans la musique. C’est peut-être une compensation, essayer d’être meilleur que tout le monde parce que je suis déficient... » Côté études, c’est sans souci jusqu’au bac, mais ça coince en BTS : pas moyen de lire assez vite les piles de documents à avaler. Il passe son permis B, contre l’avis de l’ophtalmo, « en rusant un peu ». Les petits boulots s’enchaînent. « À l’usine, j’étais le mec maladroit, mais j’ai toujours caché mon handicap. En y repensant, c’était dangereux. Dans des entreprises de métallurgie, il fallait s’écarter à la sirène pour laisser descendre des pièces métalliques brûlantes de plusieurs tonnes. J’ai aussi coupé des tonnes et des tonnes de saumons surgelés, et bossé un peu partout dans la région. Rouler la nuit pour aller au boulot, c’était de la folie. Il fallait que je trouve un lièvre. J’étais heureux quand j’avais un poids lourd devant moi, avec quatre lumières rouges au cul. Enfin bon, j’ai quand même bouffé la bande plus d’une fois... Pour aller chez des potes en rase-campagne, j’étais obligé de faire de gros détours pour rouler sur des routes tracées en blanc. »
Julien, sa maladie, il refusait de la reconnaître.
« Dans un groupe de jeunes, c’est compliqué d’être le gars avec la canne blanche.
— Quand est-ce que tu as commencé à l’accepter ?
— Quand j’ai rencontré mon ex-femme. C’est important, les conjoints, dans l’acceptation du handicap. Quand t’es amoureux, ça rend fort, parce que tu sais que tu plais à la femme que t’aimes. Au bout de cinq ans, j’ai fini par accepter de ne plus conduire et j’ai acheté une canne blanche. On s’est mariés, on a eu une fille, on a acheté une maison. Le schéma classique, quoi.
— Et au boulot ?
— À l’époque, je bossais comme surveillant dans un collège de 300-400 élèves. Comme j’y voyais pas, je tournais dans la cour au maximum pour faire régner la terreur. J’étais une tête de con... J’aimais pas ça. Un jour, j’ai parlé de mon handicap au directeur, monsieur Drieux. J’en avais jamais parlé à un patron avant. Il m’a soutenu, et pour la première fois j’ai sorti ma canne au travail. Je l’ai aussi sortie en ville. Avant, quand je bousculais quelqu’un ou que je trébuchais sur le trottoir, je préférais que les gens me croient bourré ou défoncé plutôt que malvoyant. Mais avec la maturité, la canne est devenue un confort. Quand tu fais une maladresse dans un magasin, t’as même plus besoin de t’expliquer. Par contre, tu subis le regard des autres. J’ai l’impression qu’on regarde plus un gars en canne blanche qu’un fauteuil roulant. On se dit qu’il nous verra pas... »
Côté aides, c’est pas Byzance. « Le statut de travailleur handicapé, c’est une vraie galère. Tous les cinq ans, il faut remplir ton dossier papier et redonner la preuve de ton handicap. Alors moi, c’est ma fille qui m’aide. Depuis ses douze ans, après la séparation avec mon ex-compagne, elle fait toutes mes déclarations d’impôts, à la CAF, etc. Elle est exceptionnelle, ma fille !
— Ça devait pas être simple ça, de s’occuper d’un enfant, changer les couches, et tout. Déjà qu’avec une bonne vue, c’est compliqué...
— Quand elle était petite, j’avais mes combines : dans la rue, je lui disais de pas lâcher ma main. Au parc, je restais debout près de la grille pour pas qu’elle sorte sans moi. Le soir, je faisais semblant de lire les histoires... Avoir un papa différent, ça nous a rapprochés. Aujourd’hui, c’est elle qui fait tous les travaux dans la maison. Je lui dis juste comment faire. Dans notre maison précédente, quand j’y voyais encore un peu, j’ai tout rénové du sol au plafond. Pour l’électricité, j’appelais des potes et je leur demandais : "le fil bleu, c’est celui de gauche ou de droite ?" Bon, je fais encore des trucs, en me débrouillant... »
C’est que Julien ne s’interdit rien, ou presque. « J’aurais adoré conduire une moto. Faire du ski nautique. Quoique... ça se tente. Je veux pas me cantonner à faire de la bouée tractée si je peux faire du kite-surf. » Il y a quelques années, il a repris la musique électro avec un ami, qui s’occupe de la technique. Avant cela, il était parti vivre cinq ans à Paris pour une formation de kiné, son métier actuel. « J’étais en internat avec que des malvoyants. Moi qui ai toujours grandi dans un milieu ordinaire, j’ai vu des gens qui subissaient leur handicap. Certains ne sortaient pas de chez eux. Ils avaient souvent été mis très tôt dans des institutions spécialisées. J’ai pas l’impression que ça leur fasse du bien, plutôt que ça entretient la dépendance. Ils ne rencontrent pas de meufs, ou alors lors d’un voyage au ski pour malvoyants, lors d’une sortie au parc pour malvoyants... Y a un côté où sortir avec une voyante, c’est le Graal. Ça compte aussi sur le plan logistique, remarque, parce qu’elle a le permis !
— D’ailleurs, comment ça se passe, toi, avec les femmes ?
— Je suis séduit par une voix, un éclat de rire, une silhouette, et l’humour, beaucoup. Mais pour plaire, il ne faut pas être le handicapé transparent. Il faut se surpasser, exister, occuper l’espace. Il faut qu’elle me voie, quoi ! C’est seulement quand j’envisage quelque chose de sérieux que je demande une description physique objective. En tout cas, c’est moins superficiel. Tu rencontres des femmes à l’ouverture d’esprit supérieure à la moyenne, comme ma copine actuelle. Elle apporte du bonheur dans ma vie. Parce qu’elle est un peu terne, ma vie, quand même. »