« Pour mon master, j’ai fait quatorze demandes : à Amiens, Bordeaux, Rennes, Lyon, Reims, Aix… On m’a refusée partout, par manque de place. » Je profite de ma campagne pour des rencontres. Aujourd’hui, Juliette, le parcours d’une fille d’agriculteur, ni riche ni pauvre, entre les deux. Qui accède à l’Université, première de sa famille, et pas forcément à l’aise dans cet univers, entre les difficultés scolaires et les petites galères financières.
"Je vais être pauvre, comme maman."

Elle parle pour une France « dans la moyenne » : « On peut faire un recours sur ‘‘trouvermonmaster.gouv.fr’’, alors j’ai attendu jusque octobre, mais je n’avais pas de réponse. J’ai appelé, ils m’ont dit : ‘‘En attente’’, et puis finalement : ‘‘Bah non.’’ Nantes, par exemple, ils ont 50 places pour 2000 candidatures, et ils privilégient leurs étudiants, c’est normal.
À l’automne dernier, j’étais découragée. Je ne savais pas quoi faire. Déjà que j’ai obtenu ma licence de droit avec du mal… J’ai raté ma première année, j’ai redoublé. Je travaillais beaucoup, mais mal. Je n’avais pas de famille pour ça, qui avait fait des études. Je m’en suis sortie par un DUT carrière juridique à Troyes. Les classes étaient plus réduites, j’étais mieux accompagnée, j’ai progressé. Ensuite, j’ai repris ma licence à Rennes.
François Ruffin : Comment tu finances ça ?
Juliette : Je travaille tous les étés, comme serveuse, conseillère clientèle pour EDF, vendeuse dans une bijouterie, comme animatrice, ça dépend. Mais ça ne paie que l’inscription, 490 €. Et pour le loyer, c’est plus compliqué…
F.R. : Tu travailles aussi pendant l’année ?
J. : Non, je me suis dit que si je prenais un travail, j’allais rater mes examens. J’ai demandé à mes parents, ils ont réfléchi, ils m’ont dit : « oui ». Je prends des colocations, parfois en dehors de la ville, c’est moins cher. Je n’aurais pas pu faire des études sans mes parents, même sur le plan psychologique.
F.R. : Et pour manger ?
J. : Je mangeais des pâtes. J’allais chez Lidl, je regardais les dates de péremption rapide.
F.R. : Pour les loisirs ?
J. : Y en a pas. Je voulais reprendre la piscine, mais ce n’était pas possible au niveau des prix. Et c’était à l’intérieur de la ville, ça me faisait des déplacements.
F.R. : Comment tu fais pour les transports, justement ?
J. : J’ai une vieille camionnette de mon papa.
F.R. : Et tu ne touches pas une bourse ?
J. : Non, mes parents sont juste au-dessus.
Ça ne les a pas surpris, eux, ils sont habitués : « De toute façon, nous, on n’a droit à rien. » Quand j’ai perçu des APL, ils étaient tout étonnés.
F.R. : Et donc, après tes refus dans les facs, tu as fait quoi ?
J. : J’ai postulé pour un service civique. Je voulais la Préfecture ou la Maison d’arrêt, pour que ça reste en lien avec le droit. Mais il n’y avait rien. Et puis, j’ai trouvé cette école en éducation prioritaire. Je fais le boulot d’une Accompagnante d’élèves en situation de handicap, sur des CE2, CM1, CM2, chez des enfants non diagnostiqués mais avec des gros soucis.
F.R. : Tu es payée combien ?
J. : 580 € pour 28 h. C’est moins que le Smic horaire.
F.R. : Mais ça te plaît ?
J. : Énormément. Il y a trop d’enfants qui sont perdus dans le système scolaire. Y en a, ils ont huit ans, ils ont lâché. Ils se disent déjà qu’ils sont foutus : « Je vais t’aider à faire cet exercice, je leur propose. — Non, non, ça sert à rien. » Parce qu’ils sont persuadés qu’ils sont trop nuls. Si je parviens à les pousser, qu’ils y arrivent, je vois des lueurs dans leurs yeux, ils sont trop fiers d’eux. L’accompagnement individuel permet ça. Ne serait-ce qu’écrire la date, la souligner, faire ça proprement. Au début, c’était une catastrophe, et maintenant c’est nickel, ils prennent soin, même quand je ne suis pas avec eux. Dès le CP-CE1, ils sentent qu’ils ont loupé le train, un genre de condamnation, une résignation. Un petit de six ans m’a dit : « Je vais être pauvre, comme maman. »
F.R. : J’ai l’impression que toi qui as galéré à ton entrée à l’Université, toi qui en es rejetée aujourd’hui, tu t’identifies à ces enfants à la peine avec l’Éducation nationale ?
J. : Oui, c’est vrai.
F.R. : Et les enseignants sont comment ?
J. : Je les trouve formidables. Certains sont proches de la retraite, et pourtant, ils ont encore la même envie. Aider les élèves, lutter contre une fatalité… C’est dingue. Alors qu’ils ne sont pas soutenus. Les diagnostics sur les handicaps trainent. Quand ils présentent un projet au rectorat, c’est refusé sans même savoir pourquoi.
F.R. : Et pourtant, j’ai l’impression que ça te donne envie…
J. : Oui. à l’automne, j’avais une grosse déception. Et puis, j’ai rebondi : à la place de la criminologie, je vais peut-être faire de la pédagogie…
F.R. : Finalement, c’est peut-être grâce à cet échec que tu as trouvé ta voie ?
J. : C’est ce que je me dis : ça peut être un mal pour un bien…