n° 110  

Joue‑la comme Ulysse !

Par Cyril Pocréaux |

Ruffin, c’est comme le Bip Bip qui court tout le temps : difficile de le coincer, même entre deux portes. Dans un bistrot du Xe, à Paris, on s’est quand même posés, chocolat et jus d’orange, pour causer d’inaptitude au travail, de pots de yaourt, du plus gros plan social de l’histoire, d’Ulysse, de miettes et de festin.


Fakir : On est secoués par une actualité internationale dramatique, et ça éclipse un peu tout. Comment on vit ça, quand on bosse sur des sujets qui disparaissent, au moins médiatiquement, du jour au lendemain ?

François Ruffin : Tu sais, même dans les temps dominés par l’actualité internationale qu’on connaît, par les heurts et les malheurs du monde, on mène toujours un travail souterrain, comme un fil conducteur. Ces derniers temps, ça a été mon rapport sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Et j’en suis assez fier, je peux le dire. L’an passé, ce rapport – je ne sais plus qui l’avait produit – il faisait deux pages. Cette année, on en a fait 80.

F. : On a souvent parlé de ces thèmes, dans Fakir, mais en tant que député, comment tu te retrouves à travailler sur un sujet comme ça ?

F.R. : En fait, ça remonte au coeur du conflit sur les retraites. Je me rends sur un rond‑point à Amiens, celui du péage, en haut de l’autoroute, tu vois ? et là, je tombe sur une dame, de la CFDT, qui bosse à l’hôpital, et qui me raconte qu’elle va travailler, tous les jours, sous morphine, et…

F. : Sous morphine ? Elle prenait de la morphine pour pouvoir bosser ?

F.R. : Oui, tu réalises ? Derrière, je vois son mari, qui bosse à Valeo, et me raconte les charges qu’il porte, toute la journée. Là, le mal‑être au travail surgit. Je continue ma tournée, j’arrive au rond‑point de l’Oncle Sam, je tombe sur les ouvriers de la zone industrielle, Dunlop et autres, qui me racontent qu’il y a chez eux, chaque année, plusieurs licenciements pour « inaptitude ». La médecine du travail leur dit qu’ils ne sont plus aptes, parce que le travail les a cassés. Mais quand ils vont voir leur employeur pour être reclassés sur un autre poste, on leur dit qu’il n’y a pas de poste adapté…

F. : Et du coup ?

F.R. : Ben, ils sont licenciés. Et là, je réalise que la place prise par ce phénomène de l’inaptitude n’est pas du tout identifiée dans notre pays. Aussi bien sur ses causes (le mal‑travail) que sur les conséquences (des licenciements, sans doute massifs). Alors, j’organise une table ronde, à Amiens, avec des gens de chez Auchan Logistique, de la Sanef, d’Airbus, et on en vient vite à discuter de ça : les départs pour inaptitude. Ils m’expliquent que l’intensité du travail explose. Qu’il n’y a plus de temps morts. Que chez Airbus, les différents outils sont par exemple amenés sur la chaîne, en continu, par des machines auxquelles ils sont aimantés. Du coup, le même geste est répété davantage, on ne se déplace plus, les cadences augmentent encore. Et ils se retrouvent avec des troubles musculo‑squelettiques à 35 ans, au lieu de 50 avant. Ils me disent aussi que chez Auchan, avant, un gars tenait uniquement son rayon. Maintenant, un seul gars remplit tous les rayons : il court de l’un à l’autre, n’a plus le temps de rien faire. D’ailleurs, ce rapport au temps revient souvent parmi les causes de ce mal‑travail (voir les pages 26 à 28).

F. : Et tu proposes un rapport, du coup ?

F.R. : Oui, parce que je veux aussi élargir ce sujet, aller au‑delà des inaptitudes. Il y a une donnée politique, également. Au moment des manifestations sur les retraites, Macron se dédouane : un « nouveau pacte de la vie au travail sera construit dans les semaines qui viennent. » Les ministres et Élisabeth Borne le disent aussi : il allaient « améliorer les conditions de travail ». Sauf que plusieurs mois après, toujours aucune proposition, aucune action. Or j’avais auditionné Bruno Pallier, qui est directeur de recherche au CNRS. Dans une de ses enquêtes, avec Paulus Wagner, il expliquait que la réforme des retraites ferait monter l’extrême droite : que trois millions de personnes seraient touchées rapidement, leur âge de départ repoussé, en particulier dans les catégories populaires, et que cela créerait un ressentiment terrible. En Autriche, cela avait provoqué une montée de l’extrême droite, donc. Bref, Bruno Pallier réunit plusieurs publications sous un même ouvrage : « Que sait‑on du travail ? » La chance que j’ai, c’est que ces publications scientifiques vont me donner une grille de lecture.

F. : Et qu’est‑ce que tu découvres, du coup, en travaillant sur ce sujet ?

F.R. : Faut s’imaginer le truc : on ne sait pas combien de Français sont en inaptitude au travail, dans notre pays. Personne ne peut le dire. On sait combien on produit de pots de yaourts, mais là, non : pas de statistiques, pas de données nationales.

F. : Ça paraît dingue. Et c’est dû à quoi ?

F.R. : À un sentiment de honte, je pense, pour la société. Parce qu’on est dans un système qui produit ça : des gens qu’on évacue du travail. Or si on accepte de le voir, ça implique de revoir tout le système. Alors, on met la poussière sous le tapis. Seule la région Occitanie a réalisé une étude sur le sujet. Si on extrapole leurs chiffres à la France, on arriverait à 100 000 voire 200 000 personnes qui perdent leur emploi pour inaptitude, chaque année, en France. C’est le plus gros plan social de l’histoire !

F. : Ils deviennent quoi, ces gens ?

F.R. : Ça se termine, pour certains, par le RSA, d’autres essaient d’être classés travailleurs handicapés pour retrouver du travail, beaucoup tirent leurs dernières années avant la retraite… Mais tout ça reste flou : on ne sait pas vraiment qui ils sont, ni ce qu’ils deviennent. J’espère au moins avoir lancé l’alerte.

F. : Justement, tu penses que ça fonctionne ? Quand chaque sujet est phagocyté par le contexte international, y a pas un côté frustrant ?

F.R. : Je le ferai exister autrement, en sortant un livre sur le sujet par exemple. On a surtout une fonction interpellative. De toute façon tu sais, à la base, je prends le sujet par un micro‑truc : un bout du PLFSS, qui en plus va se prendre un 49‑3 dessus… C’est surtout un alibi pour travailler un sujet que je trouve important. Ce ne sont que des miettes, qu’on récupère, à l’Assemblée. Mais ces miettes, il faut trouver le moyen d’en faire un festin. C’est ça, le sens de la bataille, à l’Assemblée : toujours trouver d’autres chemins.

F. : À Fakir, tu avais cette habitude : s’emparer d’un sujet, le porter, passer de l’information à l’action en soutenant les gens – que ce soit les Klur dans Merci Patron !, madame Gueffar, la famille Loubota. Mine de rien, c’était une satisfaction concrète, directe. Mais là, avec en face un mur, bien souvent… Ça ne te lasse pas ?

F.R. : Non, parce qu’il y a, déjà, la satisfaction d’être efficace sur certains sujets. Regarde ce qu’on arrive à produire sur le mal‑travail, en un mois ! Il faut dire qu’il y a toute une équipe derrière. Quand tu es parlementaire, tu as avec toi des assistants, mais j’ai aussi la chance d’avoir plein de bénévoles qui s’engagent avec nous, nous font des synthèses, des notes, du travail de grande qualité, vraiment. Que j’en profite pour les remercier, d’ailleurs ! Et puis, parfois, on gagne. Regarde sur l’article 39 ! On a mené là‑dessus une vraie bataille, en particulier pour des gens touchés par l’amiante. On a réussi à le faire capoter, alors que c’était quelque chose d’hyper technique, mais avec toute une stratégie, un gros travail souterrain, prendre les choses et le gouvernement par le bon bout…

F. : C’est‑à‑dire ?

F.R. : Dans ce genre de rapports de force, il ne faut pas produire de l’orgueil chez les gens, sinon ça coince. Si ça avait été vu comme un affrontement entre Dussopt et Ruffin, le gouvernement se serait braqué et serait passé en force.

F. : C’est du Machiavel !

F.R. : C’est de l’Ulyssisme, plutôt ! C’est la mètis, la « ruse », en grec, qu’appliquait Ulysse ! Tu sais, j’ai toujours eu l’habitude de composer avec des organisations faibles, dans le sens où on était les petits poucets. À Fakir, c’était ça, comme député, on est minoritaires… Et dans ces cas‑là, tu dois faire appel à la mètis, trouver un chemin de crête, avec des partenaires, des alliés. Tu ne peux pas sortir en te tapant sur la poitrine et en criant « regardez comme je suis fort ! ». Non, ça ne marche pas : il n’y a jamais un boulevard qui s’ouvre devant toi.

F. : Et sur le mal‑travail, justement, tu envisages quoi, comme chemin ?

F.R. : Ça ne va pas de résoudre d’un coup, tant c’est généralisé… Mais je pense qu’on peut imaginer une démocratie par le haut et par le bas. Par le haut avec des salariés dans les comités d’entreprises ou les conseils d’administration. La France est l’un des pays où on en compte le moins. Et une démocratie par le bas, avec par exemple une demi‑journée par mois où les salariés se réunissent, discutent de leurs conditions de travail, s’expriment. Mais il y a tout un travail idéologique à mener, aussi.

F. : Lequel ?

F.R. : On évoque souvent la question des salaires, mais le problème dont on me parle le plus, c’est les conditions de travail : les femmes de ménage qui doivent aller à la pointeuse à chaque pièce, en entrant et en sortant, soixante fois dans la journée, le sentiment de courir, courir, courir… C’est la phrase de l’époque, que j’entends tout le temps, partout : « On ne respire plus. » C’est ce qui fait que les gens se sentent mal au travail. Or la logique de gauche, que ce soit les politiques ou les syndicats, ça a toujours été d’accepter de confier, quelque part, l’organisation du travail au patron. Côté travailleurs, on accepte que le travail soit un malheur, mais en échange on demande des augmentations de salaire, etc. On a un changement de culture à opérer sur ce point, dans notre camp : modifier, aussi, les conditions de travail. Pour que ces mesures soient portées par la gauche, on a un travail intellectuel à fournir au préalable.

F. : Surtout que si ce n’est pas porté par la gauche...

F.R. : Pourtant, tu vois, Xavier Bertrand avait sorti un rapport, à l’époque, où il estimait le coût du mal‑travail entre 3 et 4 % du PIB. C’est énorme, et je pense en plus que c’est largement sous‑estimé. Le problème, c’est qu’à court‑terme, avec ce système, ils gagnent, en termes de bénéfices, profits : grâce à l’usure mentale, à l’usure physique des salariés. Mais à long terme, avec l’absentéisme, le turn‑over permanent, le déséquilibre capital‑travail, ça craque de partout, à l’hôpital, à l’école… On doit arriver à le faire comprendre.

F. : Je change de sujet : c’est peut‑être plus compliqué, maintenant, vu ton exposition, de dire tout ce que tu veux. Tu te brides, du coup ?

F.R. : Disons que j’ai choisi ma position, alors oui, j’accepte d’être sous surveillance, tout le temps… Je sais que je peux me prendre un tir à tout moment, et j’en prends. Mais ça m’oblige à travailler, aussi, à lire, à discuter avec des gens, pour avoir une ligne dans laquelle je me retrouve. Construire un discours dans lequel tu te reconnais, c’est intellectuellement satisfaisant. Le problème, c’est que si tu ne dis pas le bon mot à tel moment, tu déclenches les hurleurs de Twitter.

F. : Tu ne crains pas que ça te change ? T’as pas l’impression d’avoir déjà changé, d’ailleurs ?

F.R. : Bien sûr que je change ! Bien sûr que j’ai changé.

F. : On dirait du Sarkozy ! Tu sais, le « J’ai changé… »

F.R. :
Mais je veux changer, bien sûr, je ne demande que ça. Tout le temps. Chaque fois que je travaille un sujet, que je lis un bouquin, ça me fait changer, évoluer. Comme sur le travail, tiens, on y revient : j’ai compris que les conditions dégradées ne sont pas dues qu’à la mondialisation, mais aussi à des choix de management qu’on fait ici, en France. Je n’ai jamais considéré que le François Ruffin de 1999 qui a fondé Fakir savait tout et qu’il ne devait pas changer…

Propos recueillis par Cyril Pocréaux