C’est un immense, un absurde gâchis : les gens qui arrivent en France pleins de rêves et d’énergie, et qui s’enlisent dans un labyrinthe administratif et social.
L’absurde ou l’humain ?
Je suis marqué, chez moi, dans la Somme, par l’« accueil » des harkis, en 1962. « Accueil » avec beaucoup de guillemets : à Amiens comme à Doullens, les autorités les ont logés durant des années dans des Citadelles abandonnées. Des bâtiments presque du Moyen‑Âge, désaffectés, dans la boue, humides, sans chauffage, avec juste un drap pour séparer les familles. Et une fois sortis de là, on les a mis dans des cités à part, dans des écoles à part, à l’extérieur des villes. Voilà des hommes qui avaient combattu pour la France, aux côtés des soldats français, qui ont perdu leur terre dans cette guerre : il y avait toutes les raisons de bien les accueillir, dignement, eux et leurs femmes, et leurs enfants. Nous avons fait l’inverse : nous les avons relégués plutôt comme une honte, sans moyens, sans grand‑chose d’humain, cachés dans un coin. Évidemment, je n’étais pas né, et je n’ai pas connu leur arrivée. Mais j’ai vu, j’ai étudié, les dégâts de ce mauvais accueil : nous l’avons payé, et payé cher. Ce sont, à Amiens, des révoltes régulières, de la deuxième, de la troisième génération, des voitures, des bâtiments qui crament, des affrontements avec les CRS. Mais c’est le plus visible, et le moins pire. Le pire, c’est le mal‑être, le malaise qui s’est répandu, l’intégration à reculons, avec bien sûr des jeunes qui trouvent leur place à l’usine, à la mairie, dans un bureau, des destins divers, mais aussi une épidémie de toxicomanie, de la délinquance, de la prison, des accidents, des dépressions, des enterrements bien avant l’âge dans le carré musulman du cimetière Saint‑Pierre. De cette histoire, j’ai tiré une leçon : le mal‑accueil coûte cher. La société croit économiser : on y perd.
Jamais je ne me suis senti « sans‑frontiériste », au contraire : les frontières, qu’il y ait un dedans et un dehors, me paraissent nécessaires à la Nation, à la République. Il faut un espace commun pour des règles communes que l’on fixe et que l’on respecte. Des frontières pour les marchandises, des frontières pour les capitaux, mais des frontières aussi pour les personnes. Des frontières qui ne sont pas des murs, imperméables, plutôt des membranes, poreuses, où l’on peut entrer, sortir, avec un filtre. Une fois en France, en revanche, je suis pour un plein accueil, pour un bon accueil. Pourquoi ? Par humanité, sans doute. Mais par efficacité, aussi. Nous devons en finir avec le « mal‑accueil », qui s’est amplifié, qui est même théorisé. Je l’ai vu, durant mes décennies de reporter, en Picardie, à travers cent destins que je pourrais raconter. Ce sont des hommes, des femmes, qui ont traversé des guerres, des continents, des océans, qui viennent ici pleins d’envie et d’énergie et que, bizarrement, l’on s’efforce de décourager, avec l’épreuve lente de l’attente, avec l’interdiction de faire, d’agir, juste se replier, se rétracter. Cent fois j’ai connu ces situations absurdes. Marie‑Jo, dernièrement, qui porte une association, qui organise des défilés de mode africaine, qui est saluée par la Ville, qui fabrique nos bonnets phrygiens pour le 14 juillet, ici depuis près de dix ans et qui reçoit à son tour une OQTF. Ou encore une famille géorgienne, les enfants scolarisés ici depuis la maternelle, ne parlant que le français, décrits comme des « élèves modèles » par leurs enseignants, mais qui doivent pointer au poste de police, en centre‑ville, le soir à la sortie de l’école. Et les pétitions de parents, d’habitants, qui circulent pour les régulariser. Quel gâchis ! Eux auraient mieux à faire pour notre pays, d’autres richesses à apporter, que de s’enliser dans ce labyrinthe administratif, judiciaire. Et surtout, on embouteille la police, on embouteille la justice avec des gens ordinaires, alors que nos fonctionnaires auraient mieux à faire : se concentrer sur de vrais dangers.
Que serait un bon accueil ? La langue et le travail. Voilà les deux piliers d’un « service public de l’intégration » : la langue et le travail. En France, dans les écoles, dans les mairies, à la télé, on parle français. Il faut donc, dès les premiers mois d’une arrivée, lorsque ce n’est pas acquis, apprendre le français. Ces formations, aujourd’hui, sont assez claires pour les jeunes, avec un parcours linguistique identifié, sous la houlette de l’Éducation nationale. Elles sont en revanche, pour les adultes, fort disparates, inégales selon les régions, reposant ici sur des enseignants qualifiés, là sur des associations, ou encore sur des retraités pleins de bonne volonté. Avec une difficulté, à mesurer : apprendre la grammaire, le vocabulaire, sagement assis dans une salle de classe, ne conviendra pas à tout le monde. Cette langue, il faut la pratiquer en situation. D’où, également, le deuxième pilier : le travail. C’est par le travail que, un siècle durant, les Italiens, les Polonais, les Espagnols, les Portugais, les Algériens, se sont intégrés. Mais ce pilier travail, ensuite, à partir des années 80, avec les usines qui délocalisent, le chômage qui monte, le marché de l’emploi qui se resserre, a flanché. Pourtant, durant la crise Covid, l’immigration s’est révélée, a révélé son utilité. Parmi ces femmes et ces hommes « sur lesquels notre pays repose », comme disait le président de la République pendant la crise Covid, parmi eux, nombreuses, nombreux sont immigrés. Ce sont elles, eux, qui font le ménage. Elles, eux, qui s’occupent des personnes âgées, à domicile ou dans les Ehpad. Elles, eux, qui tiennent la caisse. Elles, eux, qui acheminent les marchandises, dans la logistique, la manutention ou les camions.
Le lundi 16 octobre, au collège César Franck, à Amiens‑Nord, j’assistais à l’hommage rendu à Samuel Paty et Dominique Bernard. Dans la classe, au milieu de Picards, des enfants afghans, maliens, algériens… « Je ne leur mens pas, me confie l’enseignant d’histoire, Éric Mehimmedetsi, je leur dis la vérité : je suis là pour en faire des Français. » Il nous faut ce bon accueil, plein et entier, et non au rabais, avec ce but clairement énoncé : faire des Français, faire des Français aux origines diverses, variées.