n° 112  

Le Capital raconté par... mon huile d’olive

Par Darwin |

Quels liens entre notre caddie et leurs profits ?
Quelle part de notre porte-monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ?
Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés.
Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.


Huile de coude

Lavage par jets d’eau, tri sur tapis vibrants séparant les olives des feuilles et poussières, broyage qui transforme la chair et le noyau en pâte, malaxage : dans la plupart des exploitations, du sud de l’Europe au nord de l’Afrique, la majeure partie des opérations de transformation des olives est automatisée. Qu’importe : des ouvriers agricoles dans les oliveraies et moulins de pressage, on exige d’être « polyvalents, habiles, minutieux, observateurs », d’apprécier « le travail physique (sic) et de disposer de facultés d’intégration pour s’adapter à des équipes souvent renouvelées (resic) ». Le tout pour 11,65 € brut de l’heure. On comprend que la profession soit déclarée en tension ! Mais ce n’est là que le premier cercle de l’enfer des oliveraies. Plus bas, il y a les saisonniers, embauchés sur des exploitations trop petites ou pas assez prospères pour disposer d’un matériel de récolte automatisé. à eux dès lors de grimper dans les arbres pour prélever les olives à la main, ou taper sur les branches avec un bâton avant de ramasser – c’est harassant – les olives au sol à l’aide d’un peigne ou d’un filet.

Dans une offre d’emploi sur Jooble.org on apprend que ce travail est « physique, même exigeant » mais « permet une expérience agricole unique ». Ça compense ! En Espagne, les saisonniers de l’olive sont assurés de toucher 7,71 € brut de l’heure. Tout au sud de la Grèce, en Messénie, on descend encore d’un cran dans l’exploitation : des milliers d’émigrés pakistanais triment dans des exploitations jusqu’à dix heures par jour pour des sommes dérisoires. Et à El-Amra, à l’est de la Tunisie, il n’est même plus question de payer la main d’œuvre : des migrants en provenance d’Afrique subsaharienne vivent sous des tentes de fortune au milieu des oliviers et participent à la cueillette contre une aumône, un peu d’eau, un casse-croûte à partager avec ceux qui n’ont pas la force de travailler, quand ils ne sont pas ratonnés : « Dès que les policiers arrivent le matin, on n’a pas le choix, on court avec le sommeil encore dans les yeux » témoigne Adama. De l’huile de coude, mais aussi de genou, donc.

Des vertes et des pas mûres

Thrips, prays oleae, œil de paon : les insectes ou champignons prédateurs de l’olivier ont des noms presque poétiques mais les traitements qu’on leur applique, à grands renforts de pulvérisateurs pneumatiques, c’est pas de la littérature. Du fenthion, par exemple, provoquant maux de tête, agitation et anxiété (présent dans près d’un tiers des échantillons analysés par la DGCCRF en 2021), ou du Chlorpyrifos, pesticide neurotoxique et génotoxique pourtant interdit dans l’UE depuis 2019. Combinaison, masque à filtre P3, rester à l’intérieur de la cabine du tracteur : les consignes pour les ouvriers chargés de l’épandage des pesticides sont légion. En mai 2023, 23 bouteilles sur 24 testées par 60 millions de consommateurs contenaient des résidus de plastifiants. Comme les corps gras ont la propriété de fixer les substances, on trouve aussi dans l’huile d’olive des MOSH (hydrocarbures saturés d’huile minérale) venus des camions à moteur diesel dont les émissions se déposent sur les olives, ou des gants souillés par des lubrifiants, ou de bien d’autres étapes de la production en contact avec le plastique. Car dans l’industrie rien ne se perd, tout ressert.

À part peut-être les eaux usées des usines de transformation d’olives, qu’on ne sait pas traiter à moindre coût. Si bien qu’on les balance dans la nature, en Tunisie, en Algérie, et ailleurs. Illustration près de Taourit, au nord-ouest du Maroc, où les eaux de l’Oued de Za, vitales pour les habitants de cette zone, virent au noir avec une épaisse couche de mousse blanche en surface. Vu d’avion, c’est joli. En Italie, cette pratique est interdite, mais de nombreux moulins ont bénéficié de dérogations. Et, dans les faits, chacun fait ce qu’il lui plaît. À tel point que selon Europol, la vente de fausse huile d’olive est devenue monnaie courante. Leurs inspecteurs en ont saisi 260 000 litres trafiqués en provenance d’Espagne et d’Italie en novembre dernier. Et en 2022, la DGCCRF a procédé à 97 analyses des huiles d’olives en rayon dans les supermarchés. La moitié des marques étaient en infraction, pour non-conformité de l’étiquetage ou même lots impropres à la consommation… et reclassées comme huile à employer dans l’industrie ! Mais tout ça ne durera peut-être pas : avec le réchauffement climatique, l’Espagne, premier pays exportateur, a vu sa production diminuer par deux en un an, provoquant une explosion des prix.

Des huiles et de l’oseille

Les huiles (au sens figuré) se pressent sur le marché de l’huile (au sens propre). Ainsi d’Arnaud Rousseau, président du groupe Avril (et de la FNSEA !) propriétaire de Lesieur, Puget, Isio 4, et fort d’un chiffre d’affaires de 9 milliards d’euros en 2022 (+ 32 % par rapport au bilan précédent). Comme quoi, tous les « agriculteurs » ne vont pas mal ! Le milliardaire Vincent Bolloré, lui, investit une nouvelle fois dans le gras avec Cook Redlands, nouveau géant de l’huile d’olive sur la côte Est des États-Unis. Ce champion de la déforestation aime la végétation qui rapporte du blé. Ce qui sera le cas avec son parc géant d’oliveraies dans l’État de Géorgie : 2000 hectares cultivés en « super intensif ». Mais on trouve encore pire : en Italie, le procureur Ludovico Vaccaro parle même « d’agrimafia » avec des profits pour l’huile frelatée dépassant ceux de la cocaïne. Les trafiquants utilisent une technique bien connue des dealers de drogue : le coupage de la marchandise avec une huile de moindre valeur (tournesol, colza). Ou alors une huile sans olives, ou issue d’Algérie ou de Tunisie, aux standards moins contraignants. En France, une huile vendue sur deux est ainsi frelatée, confirme un rapport de 2021 de la répression des fraudes.

Et malheur à ceux qui se dressent contre ce trafic. Lorsque Nicolas Clémence prend la tête d’un soulèvement de deux cents oléiculteurs pour mettre un terme aux pratiques délictueuses, il échappe de peu à deux incendies. « Il est difficile de savoir combien chaque litre d’huile d’olive contient de gouttes de sang versées par la mafia » résume Tom Mueller dans son livre Extra Virginity. De quoi voir d’un autre œil notre sauce salade maison…