Après Yoplait, Goodyear, Whirlpool et tant d’autres, au tour de qui ? Pas celui de MetEx, en tout cas. Alors, on s’en réjouit : c’est pas tous les jours qu’on annonce qu’une usine ne fermera pas, en Picardie.
Mais y a encore du boulot pour que ça n’arrive plus…
La danse des chevaux à trois pattes
« Elle est sympa hein ??! »
Le gars me crie dans l’oreille, je sursaute.
« C’est moi qui l’ai faite, ce matin. J’avais envie d’écrire "Manu bouge-toi le cul" mais on m’a dit que c’était trop trash. J’ai fait ça à l’arrache, mais ça ajoute ma petite touche perso à la manif. T’as vu sur la droite, le cercueil et la betterave ? »
Je décryptais depuis cinq minutes, en effet, une drôle de pancarte posée là, avec un cercueil, une betterave et une inscription : « Manu ta ville en péril ». C’est plus soft, c’est sûr…
« C’est parce que c’est le pays de la betterave ici, et pis le cercueil, bah c’est parce que si rien n’est fait, l’usine va fermer. Ça va nous faire une sacrée claque… On se fout de nous, l’état se fout de nous. Il laisse les industries françaises mourir au profit des industries étrangères. Au fait, salut, moi c’est Mika ! »
Mika me tend la main, je la lui serre en me marrant. J’avais envie de le rassurer, lui dire que tout n’était peut-être pas fichu, que cette fois-ci ça ne finirait pas comme Whirlpool, Goodyear, and co, que l’état allait bien pouvoir faire quelque chose puisqu’il prône une « Europe puissance »…
Ça a été le feuilleton du printemps, dans notre coin, à Amiens : MetEx (pour Metabolic Explorer). Une boîte qui produit des acides aminés pour l’alimentation animale, et leader avec ça de la fermentation industrielle en Europe. Mais ça ne suffit pas, ce joli statut : le chiffre d’affaires a été divisé par deux entre 2021 et 2023 : de 270 à 132 millions d’euros. C’est que le prix du sucre, une des matières premières utilisée à l’usine, augmente, en flèche. Mais, surtout, il y a la concurrence de la lysine chinoise, à prix cassés, à couteaux tirés. Quinze jours plus tôt, la direction de MetEx a demandé au tribunal judiciaire de Paris de placer l’usine en redressement. Une catastrophe, pour les 280 salariés qui restent. D’où la manif, et une autre, et encore une autre. C’est un piquet de grève, à force.
Devant l’usine, avec barnum, sono, pancartes, affiches en tout genre, ils tentent de lutter contre leur propre effondrement, se tiennent les coudes, sourient de façade. Et l’ambiance était sympa, vu de l’extérieur. Mais dedans, on me parle de « peur », comme Samir, le délégué CFDT, un peu plus loin. « Oui, les salariés ont peur, peur de demain, peur d’être à la rue, sans travail. Depuis janvier, on a des réunions à Bercy pour essayer de sauver notre usine, mais rien ne change, à chaque fois c’est la même chose, on nous dit "c’est en cours". Je ne sais pas sur quoi ils travaillent, sauf qu’ils oublient que derrière tout ça il y a des humains en attente d’une réponse... »
« T’y penses tout le temps. »
Moi, égoïstement, ça me faisait plaisir de venir. Mon père bossait dans le coin, juste à côté, sur cette zone industrielle d’Amiens Nord. Ça me rappelait des souvenirs de petite fille, tout ça… Mais le présent est moins joli, faut bien avouer.
« Moi, je les traite comme mes enfants. Je les écoute, les salariés, et je remonte leurs questions à la direction… »
Une dame me sort de ma nostalgie, alors que je suis toujours devant la pancarte. C’est Vanessa : je l’ai déjà croisée plusieurs fois ici. Avec ses cheveux longs, blonds et ondulés, et son regard sans peur, on la remarque. Vingt ans de boîte au compteur, et cette technicienne de production, en tant que secrétaire du CSE, tente de remonter le moral des salariés.
« Et la direction, elle accepte de dialoguer ?
— Bon, le dialogue social, avec la direction, il est plutôt pourri, faut le dire… C’est dur, ici. Ça fait longtemps qu’on chôme, qu’on travaille, qu’on chôme... Moralement, c’est pas facile. En fait, les salariés n’en peuvent plus… »
Avec Vanessa, on ne s’entend pas : on s’éloigne un peu de la sono. « Faire face à la concurrence chinoise et au dumping social, on ne peut plus. Faut vraiment que ça change… » Par petits groupes, d’autres salariés nous rejoignent, on forme un cercle maintenant. Et je jurerais que c’est un cercle de parole qui vient de se créer. Il y en a un, un peu plus grand que les autres, tout fin. Si je devais, je parierais que c’est un footeux. Latéral droit. C’est Guillaume, la cinquantaine. « Si MetEx disparaît, je suis dans le flou le plus total. Aujourd’hui, j’ai 50 ans, je travaille depuis que j’en ai 20 dans les coopératives agricoles, puis à Procter et après à Unither, et après MetEx. Si ça ferme, j’ai le bec dans l’eau. Et puis, avec mes deux enfants de 15 et 19 ans, en plein dans leurs études, si je n’ai plus de travail, comment je vais joindre les deux bouts… » On ne l’arrête plus. « Retrouver un travail après ? Tu sais, je suis dans la catégorie senior maintenant… D’ailleurs je joue en vétéran, au foot ! » J’en étais sûre. Guillaume soupire. « J’ai tout l’air d’un cheval à trois pattes… »
À côté de lui, Patrick, la cinquantaine lui aussi, remonte ses lunettes bleues sur son nez. « Dans la tête c’est compliqué. Et pourtant, on y est attachés à cette usine. Je l’ai vue changer, évoluer. Alors, quand tu rentres chez toi, tu essaies de ne pas y penser, d’être avec ta famille, mais ça ne marche pas. Tu y penses tout le temps, à te demander ce qui va se passer si jamais l’entreprise ferme. »
En six mois à peine, la boîte est déjà passée de 350 à 280 salariés. Les gens cherchent ailleurs, et puis « certains sont en arrêt maladie. C’est normal, ils n’en peuvent plus d’attendre. »
Comment faire pression, dans l’attente, quand rien ne bouge ?
Quand l’état ne réagit pas, puisque la concurrence libre et non faussée est le dogme ?
« On a déjà fait grève, 14 jours, au printemps 2023, rappelle Samir. La boîte voulait faire des économies de deux millions d’euros par an sur nos salaires. On a perdu beaucoup d’avantages, les médailles du travail, l’ancienneté, les primes...
— Vous avez tenu ?
— Au bout de 14 jours, on a dû arrêter la grève, nos salaires étaient déjà réduits de moitié. Avec les enfants et les charges à côté, on ne pouvait pas se permettre de trop perdre. Mais grâce à la mobilisation on a quand même réussi à minimiser les pertes. Mais bon, la direction nous a traités comme des chiens.
— Et le PDG, il gagne combien ?
— 500 000 € par an. »
Accoudés à l’angle du barnum, devant la tireuse, Denis, Laurent et David tirent sur leur clope et taillent Gonzalez, le PDG de MetEx. « Il se servait des primes énormes, alors que de l’autre côté, pour acheter un clou, c’était compliqué ! » marmonne Denis.
La colère s’est vite réveillée. Elle n’est jamais qu’enfouie, dans ce coin. « Goodyear ? J’ai connu, moi, j’y ai travaillé ! Dans ma vie, on a failli me licencier deux fois, une ici à MetEx et à Goodyear, en 2013. » C’est Pascal, un salarié, qui nous refait son CV, alors qu’une photographe lui tire le portrait. « On s’était déjà battus à Goodyear. Le rythme était intenable, on travaillait en 4/8, on a vu la création des équipes de week-end, parce qu’on devait travailler en continu… Il fallait voir, on bossait dans la chaleur et l’odeur du carbone ! »
Les réflexes de lutte sont revenus, cette fois. Et dans le contexte des élections européennes, les ouvriers ont réussi à amener devant leur usine tout un panel de candidats ou de politiques. à pousser avec eux sur le devant de la scène médiatique le sujet des délocalisations et des usines qui ferment, ici et là, par touches impressionnistes. François Ruffin y avait sa chaise pliante toute prête, lui qui a débarqué une quinzaine de fois sur place. Manon Aubry, Raphaël Glucksmann, Marie Toussaint, Léon Deffontaines sont eux aussi venu soutenir la cause. Interpellé, Roland Lescure, le ministre délégué chargé de l’Industrie, a dû venir voir concrètement où en étaient ses belles intentions sur la ré-industrialisation face à la concurrence mondiale…
Leur chance ? C’était trop gros, de laisser passer ça, laisser mourir un leader européen pour devoir, ensuite, acheter ailleurs, plus loin, moins bien. Surtout dans un contexte politique aussi brûlant.
L’état, pour une fois, a joué son rôle : début juin, le groupe d’huiles Avril faisait une offre de reprise, appuyée largement, à 45 %, par la BPI, la Banque Publique d’Investissement, sous l’autorité du ministère.
Les Européennes sont passées, balayées en France par la dissolution. L’occasion pour nous de faire venir Samir à République, le soir de notre grand raout contre le RN entre les deux tours des Législatives, qu’il parle de MetEx, qu’il raconte son combat ce soir-là devant 40 000 personnes, public plutôt parisien, plutôt jeune, plutôt bobo. Parce que, qu’on ne s’y trompe pas : sa lutte est la nôtre, si on veut vaincre l’extrême-droite. Ils vont aller où, ils vont voter où, les ouvriers de MetEx, si leurs élites les laissent tomber une fois de plus, face à la concurrence, face à la loi du marché, à se faire gifler par sa main invisible ? Il vient d’où, le vote RN dont on s’étonne encore trop souvent, après des années de fermetures d’usines et de délocalisations ?
Madison et casse-croûtes
3 juin 2024, MetEx, Amiens Nord
Devant l’usine, alors que l’offre du repreneur Avril venait de tomber, ça danse le Madison, ça chante, ça partage des casse-croûtes, les visages fermés redeviennent sourires, d’un coup.
Vanessa, Denis, Patrick, Laurent, Guillaume et tous les autres sont soulagés.
Ouf.
Pour fêter la bonne nouvelle, Roland Lescure a même fait le déplacement pour se féliciter, beaucoup, et aussi les salariés, un peu, qui n’ont rien lâché. Pendant que le ministre se faufile pour entrer dans l’usine, une jeune fille, une salariée, râle derrière moi. « Regardez, regardez, y a Brigitte Fouré [la maire d’Amiens] qui entre en catimini avec Lescure. On ne l’a jamais vue ici et elle est en première ligne ! »
Lescure commentera, plus tard, dans une vidéo Instagram : « On a démontré aujourd’hui que quand on veut on peut, et on va continuer à le faire. »
Hum…
Mais d’accord : on le prend au mot. Parce que tout commence maintenant, pour les autres MetEx, pour Duralex, pour Caddie, Valéo ou Sanofi, toutes ces boîtes qu’il faut sortir de la tornade de la « concurrence libre et non faussée », arracher de la « main invisible du marché ». Cela impliquera de remettre en cause quelques dogmes, pour Roland Lescure, pour son (ex) gouvernement, pour tant d’autres : oui, l’état peut beaucoup, et non, le dumping social à l’autre bout du monde, ça ne marche pas – ou alors juste à foutre les gens sur le carreau, et à augmenter les actionnaires.
Alors que fera l’état, demain, contre ça ?
Accompagnera-t-il toujours, désormais, les repreneurs trop fragiles ?
En attendant, MetEx est une victoire, n’en doutons pas : le 12 juillet, on apprenait que la reprise de la boîte était actée, tous les emplois sauvés. Un succès arraché dans un contexte particulier, par des salariés forts mais pas loin de rompre, à un moment.
Qu’on s’en réjouisse, pour l’heure : les chevaux à trois pattes dansent encore.