Ce que la France faisait, il y deux siècles, en pressant des betteraves, la France ne saurait pas le refaire aujourd’hui ? Nos dirigeants sont donc si mauvais que ça ? Ou plutôt : si ridicules ?
La preuve par la betterave
Je menais des recherches, rapides, sur la betterave, sur la mondialisation dans la betterave, et je suis tombé sur une anecdote optimiste. Alors bon, par les temps gris qui courent, je m’empresse de vous la raconter. Même si elle date de deux siècles et plus…
Sous la Révolution, puis sous Napoléon, la guerre avec l’Angleterre est aussi une guerre commerciale. L’Empereur a instauré un blocus continental : leurs marchandises ne peuvent plus débarquer en Europe, mais les Britanniques ont répliqué par un blocus de nos îles, et nous ne pouvons plus importer de coton, de café, de tabac, et surtout de sucre depuis les Antilles esclavagistes. Les Français, et notamment les riches Français, sont alors accros au glucose, une vraie came (on l’a scientifiquement mesuré depuis), à tel point qu’ils s’en pourrissent les dents, qu’ils font la fortune des dentistes. Les voilà rationnés, sevrés.
C’est alors qu’on se souvient de cette plante, là, la betterave. Le père de l’agronomie française, Olivier de Serres, avait déjà repéré, en 1575, qu’on pouvait en extraire du sucre. Des chimistes allemands en avaient bien cristallisé des morceaux, mais dans un labo, au compte‑gouttes. De Madrid à Berlin, de l’Académie des Sciences à l’école de Médecine, les chercheurs de toute l’Europe sont lancés dans une « saccharomanie ». On approche du but, semble‑t‑il. En mars 1811, Napoléon promet un million de francs à qui produira le premier pain de sucre. Ça ne traîne pas : dès le 2 janvier 1812, on lui en apporte un dans son palais. L’Empereur accourt alors aussitôt dans l’usine du miracle, à Passy, et d’émotion, il arrache sa propre Légion d’honneur et la colle sur le torse de l’industriel, Benjamin Delessert, le fait baron le soir même. Mais c’est la suite, avant tout, qui vaut le coup : dès le 15 janvier, des décrets sont pris. Pour que cent étudiants, de chimie, de médecine, de pharmacie, soient formés à distiller du sucre de betteraves, et l’on crée trois écoles spécialisées. Pour que cinq fabriques impériales soient ouvertes, plus cinq cents fermes‑distilleries. Pour que cent mille hectares de betteraves soient cultivés…
Ça fait du bien, non, ce volontarisme ? Tous les moyens, scientifiques, industriels, étatiques, tous ces moyens rassemblés pour surmonter un défi ? Combien on aurait besoin de la même chose, aujourd’hui, pour affronter la crise climatique ? Les mêmes volontés, unies, pour transformer nos logements, nos déplacements, notre agriculture, notre industrie ? Et combien, à la place, on éprouve un enlisement…
Il nous faudrait un nouveau Jarry.
Vraiment, sérieusement, j’en appelle aux talents du théâtre, du cinéma, de la comédie : l’ère Macron réclame son Ubu roi, ou Ubu président.
Devant l’absurdité du moment présent, devant leur nullité, les syndicalistes, élus, intellectuels, ont beau s’y mettre en ribambelle, chacun y allant, à sa manière, de son « Vous faites pitié », on le sent bien : les armes de la critique, de la raison, de l’indignation, sont émoussées. Elles ne tranchent pas assez. Elles ne se placent pas à la bonne hauteur : le ridicule doit se traiter par le ridicule, la dérision pour le dérisoire.
Imaginez.
On vous raconterait ça :
Qu’un pays aurait traversé deux années de crise sanitaire, avec des confinements, déconfinements, reconfinements, que malgré le virus dans l’air on aurait fait travailler les manants sans protection, en leur promettant pour après « reconnaissance » et « rémunération », mais que après, sans répit ni repos, on aurait enchaîné avec une guerre sur le continent, avec les prix qui galopent, avec les factures qui explosent, et qu’au milieu de ce bazar, le Président se serait dit : « Tiens, l’urgence, là, maintenant, pour mon peuple, c’est de repousser la retraite de deux ans », ça serait marrant, nan ?
Imaginez encore.
Que dans ce pays, l’hôpital soit en lambeaux, que le rail déraille, que des médicaments soient en pénurie dans les pharmacies, qu’on manque d’enseignants, de puéricultrices dans les crèches, que même les centrales nucléaires peinent à trouver des soudeurs, etc., et là, le Président déclarerait : « Ma priorité des priorités, c’est d’économiser 0,1 point de PIB à l’horizon 2030 », c’est pas comique ça ?
Imaginez toujours.
Que, dans ce pays, comme dans tous les pays du monde, on se prépare à des canicules, à des inondations, à des sécheresses, à des feux de forêt, à des récoltes en dents de scie, mais que justement, non, on ne s’y prépare pas, qu’à la place, le sommet de l’état annoncerait : « Passer de 62 à 64 ans l’âge de départ, voilà mon ambition réformatrice ! », c’est pas drôle, ça ?
Imaginez enfin.
Que, dans ce pays, jamais l’extrême droite ne se soit révélée aussi forte, 41 % à la présidentielle, 89 députés au Parlement, que le Président, lui, n’ait obtenu qu’une majorité de raccroc, de bidouillages, de bricolages, et que malgré ça, il se sente tout‑puissant, « la République, c’est moi qui décide ! », contre tous les syndicats unis, contre des manifestants par millions, contre l’Assemblée privée de vote, et qu’il vanterait néanmoins « le cheminement démocratique », c’est pas tordant, ça ?
Et à la fin, partout où il va, les casseroles résonnent autour, tels les grelots du bouffon.
Parce qu’on a cette impression : que chez Macron, le président est remplacé par son bouffon. Un bouffon tragique.
Dès l’automne, j’avais écrit sur cette « folie ».
Sur la folie de cette injustice, de faire ça, maintenant, sur des esprits usés, épuisés. J’étais prudent, pourtant, toujours inquiet : « Je ne prédis aucun mouvement géant. On verra bien. Nul n’est prophète en la matière. Et il est possible que la force de résignation l’emporte, au final. »
Eh bien, la force de résignation ne l’a pas emporté. Notre peuple a démontré, à nouveau, sa vitalité. Le corps social n’est pas plongé dans l’apathie, il refuse, il renâcle, bien vivant. Même un 49.3 ne le mate pas.
C’est un motif d’espoir, bien sûr, pour la suite, cette énergie, cette énergie populaire. Cette énergie pour s’opposer à un chemin mortifère. Cette énergie pour, demain, sortir notre pays de l’enlisement, de l’ornière où nos dirigeants – qui ne dirigent plus, qui ne dirigent plus que vers leur néant – où nos dirigeants nous enfoncent. Pour faire avec le sorgho, pour faire avec les passoires thermiques, pour faire avec le ferroutage, pour faire un « plan betteraves » géant !