n° 109  

La tournée des grands brûlés

Par François Ruffin |

En cette fin d’été, je suis retourné voir Mohamed, dont la salle de boxe avait brûlé. Et puis Malika, et Agnès, et les commerces partis en fumée. D’Amiens à Rouen, tout ça raconte une humanité abandonnée.


« J’en veux beaucoup à la mairie parce que, il y a cinq ans déjà, j’ai subi une agression, un mois allongé dans un fauteuil. Je me suis tu, j’ai porté plainte mais pas plus, pour ne pas ternir l’image du quartier. J’ai juste demandé à déplacer la grille : qu’elle soit dans la continuité du collège. Eh bien, pour déplacer cette grille, ça fait cinq ans de bataille avec eux ! » La salle de boxe de Mohamed Oudji, à Étouvie, a brûlé, calcinée durant les émeutes. Pour ne pas « lâcher le terrain », pour « marquer le territoire », le samedi matin, il entraîne ses élèves sur le parking. « Ces deux dernières années, on l’a senti monter, la cocotte-minute. Mes licenciées, ce sont 65 % de femmes. Alors, les jeunes se mettaient aux fenêtres, ils mataient, je les empêchais. C’était un peu la guerre. Ils m’ont fait payer ça. Avec une grille, ma salle n’aurait pas cramé. Un jour, les gens de la mairie sont venus, ils ont discuté, pris des mesures, j’ai dit à ma femme : "C’est bon ! Tu vois, ça vaut le coup de se battre, d’insister !" Mais non, rien derrière. Au bout d’un an de réunions, ils m’ont proposé deux caméras au-dessus de ma porte… Bah non, n’importe quoi ! Pour que les jeunes disent que je suis une balance ? Le 20 juin, encore, dix jours avant les émeutes, j’ai envoyé un message à Madame le maire, pour lui demander la barrière... Je suis à 70h par semaine, je touche 2000 € par mois, tous les week-ends je conduis les gosses en compétition, et on renâcle pour cette barrière ! C’est pareil pour le poste adulte-relais. Je voulais un poste d’adulte-relais, qui soit là à partir de 16h, jusqu’à minuit. Parce que les jeunes, dehors, tu ne les vois pas aux horaires de bureau, le matin, ça sert à rien. Eh bien, ils nous l’ont refusé. Tu ne te sens pas encouragé. » Et sinon, le quartier se porte comment ?
« Y a plus de commerce, plus de police, ni nationale ni municipale, le club de foot a fermé... Et on n’encourage pas, tu sais. Nous, ici, dans notre jeunesse, ce sont les soixante-huitards qui nous ont tendu la main, qui nous ont donné l’envie. J’essaie de passer le relais, que la flamme ne s’éteigne pas.
— Et tu y parviens ?
— Ah, on en a rattrapé, des gamins ! Théo, qui est maintenant champion de France.
Il est arrivé à 14 ans, ses parents sont retournés à la Martinique, il s’est retrouvé tout seul, d’un canapé à l’autre, les mauvaises fréquentations... Mais je connais un peu la mécanique. D’abord, il faut qu’il fasse une performance, pour lui, et pour le regard qu’on porte sur lui. Ensuite, il faut le faire sortir du quartier, pour qu’il décroche : je lui ai trouvé un logement à Amiens, dans le centre. Enfin, il est parti en section sport-études à Toulouse. Juste avant le Covid, il m’a appelé :
"J’ai eu mon bac." Alors que, au vu de son élocution, de son écriture, ça paraissait mission impossible. Mais y a rien d’impossible. De la réussite, y en à Étouvie, mais elle est silencieuse. Tu entends juste comme ça, au détour d’une phrase, "mon fils vient de passer son diplôme de médecine", mais souvent ils partent, ce ne sont pas eux qu’on voit. Les autres restent. Tous ces jeunes qui font des conneries, ici, et même ceux qui ont cramé notre salle, ce qu’ils viennent dire, c’est "help me". »

« On s’est installés ici le 4 mai 2015, et ça marchait bien, avec des ateliers de menuiserie, de tapisserie d’ameublement, de couture, de conditionnement numérique... Et 40 % des salariés, en insertion, sont du quartier. C’est pour ça, quand je suis arrivé le matin, que j’ai vu ça, je me suis dit : "Ils se tirent une balle dans le pied. C’est leurs mamans que les jeunes punissent." D’ailleurs, il paraît qu’un grand frère les a retrouvés et les a tapés... » Jean-Pierre Motte est directeur de l’association Synapse, à Amiens Sud-Est. Un quartier que je considère, pour de bon, délaissé, abandonné, loin des lumières médiatiques, politiques. Ce que je ne dirais pas d’Amiens-Nord. Rien, ici, ou presque, n’est proposé aux enfants, aux adolescents, et c’est une église évangélique qui s’en charge, un samedi après-midi par mois. « Ma grande appréhension, c’était à 9h, quand l’équipe allait arriver. Faut pas craquer, pour eux, il ne faut pas craquer. Ça n’a pas manqué, les hommes, les femmes, ils étaient tous en pleurs. On a essayé de leur remonter le moral, de leur dire qu’on allait remettre tout cela sur pied, même si on ne voyait pas trop comment. Avec des beaux moments, quand même, dans cette matinée : l’association L’Un et l’autre est venue nous apporter le café. Et la mosquée, des vivres, dont du jambon, même pas halal. Ça, ça m’a marqué, c’était une image puissante, ça disait le partage. » Un mois plus tard, eux ont retrouvé un nouveau local : à Amiens-Nord, dans l’ancienne usine Lee Cooper. « Mais on veut revenir dans le quartier ! »

En les quittant, Malika est émue. « Je sais pas comment ils ont fait pour se relever aussi vite... » C’est ma pilote, aujourd’hui, directrice du Centre d’Animation Jeunesse pour les enfants, à l’Odyssée. Qui a cramé aussi : « C’est une part de moi qui est partie en fumée. C’était trop violent. Il fallait déjà que je me remonte le moral à moi-même, encore aujourd’hui. Je voyais aussi mes animateurs qui craquaient. Et dès le lendemain, pourtant, il a fallu s’activer, pour installer notre centre à l’école du Pigeonnier... »
On croise une « tantine », une maman du quartier, agent d’entretien dans une école :
« Ce sont des enfants qui sont nés ici, qu’on a vu grandir, qu’on a eus dans nos classes, et ils deviennent quoi ? C’est un peu rigolo : les jeunes nous craignent. Je suis allée les voir dans un coin du Colvert :
"On a honte de vous voir, Maman. Mais c’est pas nous !
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
— On est délaissés. On nous calcule pas."
C’est leurs mots. C’est une révolte humaine qui a fait un dévastement de colère.
On n’accepte pas, c’est pas bien, c’est pas bien de brûler une école, une voiture, ça fait mal au cœur, c’est inacceptable, mais on les comprend. C’est comme si, pour eux, on avait baissé les bras.
— Même pour passer le permis,
appuie Malika, ou juste le Bafa, qu’est-ce qu’il y a comme aides ? Rien.
— Plus les soucis avec la police : mon fils, qui jouait au foot à l’Amiens SC, personne n’avait rien à lui reprocher, dans sa Clio, il se faisait sans cesse arrêter. Il allait à l’entraînement, arrêté. Il en revenait, arrêté. À la mosquée, arrêté. En vélo, arrêté. Un soir, j’ai vu ça par la fenêtre, que les policiers l’attendaient, et j’avais peur que ça finisse mal. Je suis descendue.
"Ah, vous êtes sa mère ?" ils m’ont saluée. Mais lui on le connaît, votre fils, y pas de souci, c’est le footballeur.
— Et vous trouvez normal de l’arrêter sans cesse ?" je leur ai demandé. Ça les a un peu calmés. Mais c’est vrai que c’est le quotidien des jeunes.
— Oui, confirme Malika. Mon fils me dit, "À force, j’en ai marre". Des fois, ils lui font des gestes, ils le poussent, pour l’énerver. J’ai un animateur, pas tout jeune, il a dépassé la quarantaine : "Parfois, on se fait contrôler devant notre femme, nos enfants. Ils nous fouillent. C’est humiliant."
—  Et à côté de ça, reprend la dame, la drogue se vend, devant tout le monde maintenant...
— Ça vous choque encore, ou vous êtes habituée ?
— Bien sûr que ça me choque. Ils ont installé des sièges d’auto, des tables...
— Ah, pour ça,
intervient Malika, ils ne sont pas feignants ! À 8 h 30, 9 h, ils sont au travail !
— Quand on les croise, ils ont honte. Ils baissent la tête, ils remontent leur capuche.
"Jérémy, tu fais quoi ?" Je l’ai connu en maternelle, lui. Comme il parlerait pas devant ses copains, je lui dis : "Accompagne-moi." Il me porte un sac. "Ta mère le sait ?
— Oui, elle m’a mis dehors. Si la police vient, elle a peur que tout soit saccagé, mes affaires, les siennes.
— Pourquoi tu fais ça ?
— Je gagne de l’argent. Mais oui, tu as raison, je vais arrêter." Mais autour, leurs frères de cinq ans qui les voient, ils croient que c’est normal. Avant, c’était caché. Maintenant, c’est partout. Dans les cages d’escalier, à Guynemer, partout. Tout le monde baisse les bras, on dirait. Je leur dis : "Vous êtes grands de taille, mais dans votre tête, y a rien !"
— Comment ça se fait que vous faites cette démarche, d’aller les voir ?
— J’étais femme-relais, avant.
— Ça veut dire quoi ?
— On avait suivi une formation, de six mois, sur la santé, sur l’éducation, sur l’environnement, et on accompagnait les familles, en cas de besoin, au collège, à la Préfecture, à l’hôpital. Y avait des femmes de quinze nationalités différentes. Et puis, je ne sais pas pourquoi, ils ont arrêté les femmes-relais. C’était plus au programme. On continue de se réunir avec les tantines, une fois par mois, pour causer de tout et de rien... »

Ce n’est pas la seule action qui fut supprimée. « Avant, témoigne un engagé du quartier, y a encore pas longtemps, on avait les chantiers-jeunes. Ça les responsabilisait, ils nettoyaient la cité, ou ils faisaient des choses dans les campagnes, et en récompense, on les emmenait au ski. Ou s’ils faisaient 50 heures, en contrepartie, on leur payait un peu le permis, le Bafa, à hauteur de 40 %. Mais même ça, c’est devenu compliqué. Maintenant, c’est sur tirage au sort ! Faut réussir à les accrocher, les jeunes, avec un barbecue, un foot, un ciné, ça peut juste être pour le plaisir, pour un moment ensemble, pour s’attacher les gamins. Et après, faut pas les lâcher. Parce que, sinon, dès qu’ils ont goûté l’argent, c’est mort. Je vais pas les récupérer. »

 Un abandon

LOUNÈS : " J’ai 19 ans, je suis encore chez mes parents, j’ai pas de sous, rien. "
HAMID : " J’ai 20 ans, sans emploi je vis encore chez ma mère, je n’ai aucun revenu. "
LE RAPPORTEUR : Et si je puis me permettre, psychologiquement, vous vivez comment ? Vous faites quoi du coup pendant vos journées ?
LOUNÈS : Je suis découragé. La journée je reste posé au quartier.

C’était durant le Covid, vers la fin 2021. Je portais une proposition de loi pour la jeunesse. Comme à mon habitude, je me faisais reporter, de la Mission locale d’Abbeville à la Maison rurale de Flixecourt en passant, ici, par des jeunes d’Amiens-Nord. Où l’on me racontait les loisirs ou les activités qui coûtent trop cher, le manque d’animateurs, le découragement, le désœuvrement. Où l’on me décrivait un abandon, sans envolée, sans logorrhée. Tout un pan de la jeunesse délaissé, parce que leurs familles ne peuvent leur offrir que le gîte et le couvert.

LE RAPPORTEUR : Est-ce que vous faites du sport ? Vous êtes inscrit dans un club ?
LOUNÈS : Non, ça coûte cher. Si j’avais la chance, j’irais à la boxe, peut-être à la piscine, la natation, mais payer une licence tous les ans...
MÉROUANE : De la boxe, j’en faisais, plus petit. Mais maintenant, plein tarif, c’est 250 €.
LE RAPPORTEUR : Et là, vous n’avez croisé aucun animateur de rue, qui vous dit il y a tel ou tel truc qui peuvent exister pour toi ?

MÉROUANE : Avant si, quand j’étais petit, maintenant il y a plus rien. On ne les voit plus.
RACHID : J’ai 21 ans. Chez moi, je ne fais rien, j’ai rien. Je n’ai pas de permis, je n’ai pas de voiture. Je vis chez mes parents. Mon père ne travaille pas, et ma mère elle n’a pas un salaire de ministre. Du coup, c’est dur à la maison. Après on s’adapte, on n’a pas le choix.
LE RAPPORTEUR : Est-ce que vous vous privez sur des choses ?
RACHID : Bah moi, je ne suis jamais parti en vacances de ma vie. C’est un exemple bête, mais je ne connais rien à part Amiens-Nord, rien du tout. La mer, des fois j’y vais avec les copains, parce qu’ils ont le permis, mais moi-même, demain, si je veux aller de moi-même, je ne peux pas. Pourtant, je vais avoir 21 ans, mais je ne peux pas.
LE RAPPORTEUR : T’as l’impression de rien faire de ta vie ?
RACHID : Moi, c’est quoi ? Je me réveille le matin, je sors, je passe la journée dehors, je rentre. Je gagne rien, y a rien qui rentre, y a rien qui sort. J’ai l’impression que je n’avance pas, j’ai l’impression que j’ai encore quatorze ans. Je suis là, avec mes copains, on s’amuse, mais on grandit à côté. J’ai l’impression qu’on n’évolue pas en fait. Et ça c’est triste.

Sans emploi, c’est toute leur vie qui est à l’arrêt, logement, sport, vacances, copines, c’est toute leur vie qui dépend de cette étape : l’insertion sur le marché du travail. Le contrat à durée indéterminée apparaît alors comme un Graal, inatteignable, comme un mirage. Ainsi de Jonathan, passé chez Amazon, Médiamétrie, Mario’s Pizza, etc. et pour qui le « CDI » revient telle une obsession – au point de nous faire rire :

JONATHAN : J’ai déménagé, mais sans CDI... Pour moi, c’est un CDI. Sans CDI, on n’a rien. Sans CDI, on peut pas avoir d’appartement. Là, je me retrouve à payer une maison à 700 euros parce que le propriétaire accepte. Mais toutes les aides, je me suis vu refusé parce qu’on me demande un CDI. Là, on me donne des vacations, des intérims... Mais c’est trop dur ! C’est précaire ! C’est rien ! On vous donne pas de chances. Et qu’on ne me dise pas que je ne vais pas chercher du boulot, que faut faire des études ! J’ai tout fait : le boulot, études, chercher tout seul. Personne peut me faire la morale. J’ai tout fait ! Et jusqu’au jour d’aujourd’hui, j’ai pas de CDI, rien ! J’ai fait tout ce qu’il faut pour avoir un CDI et rien. Et je sais que sans ça, c’est trop galère. Là, je me retrouve en fait avec plus rien, par exemple. Fin mai, j’ai plus rien.
LE RAPPORTEUR : Qu’est-ce que vous pensez qu’il faudrait faire ?
JONATHAN : La révolution.
LE RAPPORTEUR : Oui mais pour faire quoi ? Qu’est-ce que vous voudriez ?
JONATHAN : Moi je vois que le CDI.

Deux années se sont écoulées. Qu’a-t-on fait pour la jeunesse ? Je ne dis pas pour « la jeunesse des quartiers », mais pour « la jeunesse », toute la jeunesse, tout court ? Rien. Des mesures d’accompagnement, de financement, mais tellement techniques, tellement micro-ciblées, tellement bouche-trous, que même les éducateurs ne les comprennent pas, ou ne les connaissent pas, dans le maquis des aides. L’entrée dans l’emploi, pour eux, aujourd’hui comme hier, c’est toujours la galère. Ils appartiennent, massivement, aux 30 % de la main d’œuvre en contrat court, CDD, intérim, chômage... Avec la nouveauté des auto-entrepreneurs, qui ont explosé sous mandat de Macron : « Je ne vais pas interdire Uber et les VTC. Ce serait les renvoyer vendre de la drogue à Stains. »

Ce printemps, des jeunes du club de volley d’Amiens-Nord sont venus me démarcher. Pour financer un voyage, l’automne prochain, au Maroc. Ils m’ont déroulé leur projet,
leur budget. Sans lésiner, j’ai donné. Et puis, j’ai interrogé :
« Mais avant la Toussaint, qu’est-ce que vous faites, cet été ?
— Avec mes parents, on ne part jamais »
, m’a répondu Esperanza.
Et du coup, que fera-t-elle ? « Rien. Le CAJ, à Amiens, on a pu m’inscrire quand j’étais petite, on faisait de la piscine, des randonnées, mais ensuite, mes parents ne pouvaient plus, financièrement. Ça coûte environ 100 euros par enfant. Du coup, on devait choisir entre mon frère et moi. Ce n’était pas juste. »
À ses côtés, Hamidou : « Je viens de Mayotte, je suis arrivé en 2019. Je voulais y retourner cet été, mais vu le prix des billets... Ils ont triplé !
— Donc tu vas faire quoi ?
— Je vais rester ici.
— Et tu vas faire quoi ?
— Rien. »

Dans Les Dérouilleurs, Azouz Begag montrait l’importance de cette expérience : partir.
Quitter son quartier, sa ville, se « dérouiller » de ses habitudes. Mais à un âge où le monde devrait s’ouvrir, c’est l’inverse qui se produit, que l’on produit : la vie se rétracte, se rétrécit. Pour bien des jeunes, l’existence fait juste du sur-place, à l’arrêt, avec des découragés, des désespérés d’avance.

 Prêtes à s’« outiller »

« C’était la guerre. Les tirs qu’on entendait, les flammes, l’hélicoptère qui tournait dans la nuit... Il faudra nous outiller.
— C’est-à-dire ? Vous armer ?
— Eh bien oui. Moi, personnellement, j’ai peur de sortir. »

C’est le club des mamans et des mamies, près des jardins ouvriers. Mais des mamans et des mamies bien remontées...
— Les gens prennent cher. L’Odyssée, brûlé. La mairie de quartier. Le camion de légumes. Le barnum du salon de thé. Les bus qui s’arrêtent.
— La Poste aussi, en bas de chez nous, les automates, ils ont cramé. »

Même Jacqueline, la responsable du Relais-social, est dépitée : « On le sent, ça produit la montée d’un extrême. Même chez nous, maintenant, on l’entend.
— Le fléau, c’est la drogue. Ils planquent leurs saloperies n’importe où, partout dans nos immeubles. Dans les bouches d’aération, dans les boîtes à lettres, dans les massifs du gardien, dans un transformateur d’EDF...
— Ils surveillent le quartier, en plus.
— Y en a qui tirent avec des pistolets à billes sur les pigeons.
Tu ne dis rien, sinon tu n’as plus de carreaux.
— Pourquoi vous restez dans le quartier, alors ?
— On n’a pas le choix ! Il faudrait les sous pour partir !
— Et vous, pourquoi vous restez ?
— Moi, j’avais un hôtel-bar-restaurant, jusqu’au Covid. Du jour au lendemain, j’ai tout perdu. On n’est que de la merde, après, on n’est plus rien : on ne m’a proposé aucun logement. Heureusement, j’ai ma fille. Alors que ceux qui ne travaillent pas, ils ont tout.

— "Ils ont tout ?" s’insurge une animatrice du Relais. "Moi, j’ai vécu au RSA. Le 10 du mois, y a plus rien. Alors oui, si c’est une aide pour que ton gamin aille à Fort-Mahon, ça peut le faire. Mais sinon..." »
Comme souvent : ça part très dur, « tous en prison ! », et de fil en aiguille, ça s’humanise : « Moi, j’ai été élevée comme ça. Mon père me disait : "C’est pas parce qu’un chien a mordu qu’il a la rage." »
Et on en revient aux gros soucis du quotidien :
« Y a des listes d’attente pas possible pour apprendre le Français.
— Trouver une place en crèche, c’est pire qu’acheter une maison !
— Tout devient compliqué : la santé, il faut mettre des codes partout, nous qui ne sommes pas habitués à l’ordinateur.
— L’Opac, l’office HLM, ils ne reçoivent plus personne, faut avoir des identifiants.
— C’est vrai que nous, pour accompagner, ça nous complique aussi la vie : il n’y a plus d’humain, que des plateformes...
— Je vis toute seule avec mon enfant de quinze ans. S’il n’y avait pas les Restos du Cœur et le Secours populaire, je ne m’en sortirais jamais...
— Et là, l’électricité qui va augmenter. Comment on va payer le plein de courses ?
— Et quand on dit
"le plein de courses", y a plus personne qui fait le plein de courses... »

 Monsieur Sy contre la fatalité

« Moi, je vais parler en tant que maman : je suis dans l’angoisse permanente. J’ai toujours la crainte que mes enfants dévient. Que, par un copain, une relation, ils soient amenés dans des mauvaises fréquentations. Ça fait que, avec eux, je suis toujours sévère. » C’est une animatrice du Relais-social qui lâche ça.

Ça m’a rappelé le drame de Monsieur Sy, la bataille qu’il a menée, une bataille contre la fatalité.
Dans les années 90, il habite les Sapins, quartier populaire de Rouen, et travaille chez Renault, à la chaîne, en 3x8. Son aîné, Ibrahim, était un garçon bien gentil, bon élève, mais ça se corse à l’adolescence. Il squatte en bas des immeubles. Il traîne avec les copains. Il suit les autres dans leurs bêtises. La mère est dépassée, et Monsieur Sy est absent, trop souvent. Il rentre tard le soir, ou au petit matin. Alors, sa présence, il la comble par de l’autorité : son fils, il ne le dispute pas seulement, il le corrige, sévèrement. Il édicte des règles :
« Pas de sortie, les devoirs. » Le gosse promet, et puis replonge dans les amitiés de quartier.
À nouveau la colère du père, les brimades, etc., la tendresse qui se perd dans les disputes, dans les coups.
« Pour le sauver. » Pour sauver Ibrahim, il faut l’éloigner : Monsieur Sy s’y résout. Malgré ses revenus, modestes, il inscrit son fils dans un lycée privé, hors de Rouen, et en pension. Lui rentrera les week-ends
et le mercredi. Les résultats scolaires se redressent, d’après le père. Le jeune homme mûrit, réfléchit autrement. Tout le monde est content. Un mercredi, le 26 janvier 1994, un soir où Monsieur Sy travaille, on frappe à la porte de l’appartement. Ce sont les copains : « Allez, viens. » Non, répond Ibrahim, il a des exercices de maths pour le lendemain. « Quel relou ! » Lui retourne à son bureau. Une deuxième fois, on frappe à la porte de l’appartement. Une deuxième fois, il résiste à la tentation. Une troisième fois : là, il cède aux sirènes de l’amitié, du « tu as bien le droit de t’amuser », et c’est vrai aussi qu’il a bien le droit de s’amuser, de ne pas délaisser ses amis d’enfance.

Cette même nuit, Monsieur Sy est appelé. Son fils est mort, tué par des gendarmes, alors qu’il cambriolait des voitures sur un parking. Des nuits d’émeute s’ensuivent. Ibrahim n’est pas sauvé, le quartier l’a emporté. C’est dans tous les foyers, ou presque, que se déroule cette bataille. C’est un combat, entre la famille et le dehors, avec ses « mauvaises relations » : que va devenir notre garçon ? De quel côté va-t-il basculer ? C’est vécu, tous les jours, charnellement, par bien des parents, et en première ligne les mamans. Cette lutte qu’elles mènent, comme elles peuvent, elles l’analysent avec l’acuité de sociologues, qu’elles sont malgré elles. Elles décrivent tous les ressorts qui amènent leurs enfants à « glisser », et le peu de soutien qu’elles reçoivent pour tenir bon. Comme Monsieur Sy, elles aspirent à une chose, en urgence : éloigner leurs enfants. Elles réclament, quand elles ne supplient pas, pour avoir un logement, ailleurs, pour « couper avec le quartier ». Devant elles, je suis, nous sommes démunis : côté logement, nous connaissons la pénurie. Et on doute que l’office HLM en fasse sa priorité : le relogement pour cause d’éloignement, pour que l’adolescence ne se fasse pas délinquance, pour échapper à la fatalité, pour beaucoup, pour trop, la prison comme horizon.

 L’humanité oubliée

« Je pleurais et tout, se souvient Agnès, parce que ce commerce, on n’y pas seulement mis notre argent : on y a donné de notre temps. »

Le tabac du Colvert a cramé, lui aussi. L’établissement était sur une liste, qui circulait sur les réseaux. Une fois la devanture cassée, les émeutiers se sont dirigés vers les Marlboro, les Philip Morris, « ce qui se revend ». Désormais, tout est calciné, couvert de suie : « Même si on voudrait arrêter, pour les assurances, la banque, on n’a pas le choix. Il va falloir reprendre, quand, on ne sait pas. » J’étais passé les voir l’an dernier, pour « l’inauguration de la galerie commerciale ». Franchement, une inauguration, on s’attend au truc impeccable, la peinture fraîche, les guirlandes, le cadre nickel. Là, rien n’allait. À peine j’arrivais que, devant le PMU, un dealer proposait au député la marchandise de son choix, à ciel ouvert, et à mots pas du tout couverts. Avec, autour de lui, les marchands de cigarettes à la sauvette. En face, l’ancien centre commercial, abandonné depuis des années, était toujours en place, avec des grilles de fer, des tas de déchets, les portes cassées, les fenêtres obstruées, le terrain vague devant, et les rats qui se baladaient dedans. Évidemment, jamais, en centre-ville, la mairie n’aurait osé « inaugurer » en grande pompe dans un pareil décor. Mais on pouvait, ici, pour Amiens-Nord. Les commerçants étaient mécontents : il manquait des « cellules » pour un poissonnier, on ne pouvait pas décharger la marchandise derrière, etc. Ils se promettaient d’interpeller les autorités. Du coup, après l’arrivée de la préfète, après le salut républicain, élus alignés sur la chaussée, la troupe en tailleurs et costumes s’est engouffrée dans la pharmacie, bien accueillis. Nous avons évité les boutiques à côté, tabac, boucher, salon de thé. Puis pour les discours, on s’est rendu à l’Atrium, la mairie de quartier, sur le trottoir en face. Je n’ai rien retenu des laïus.

Je me souviens, en revanche, d’un panneau que j’ai pris en photo, qui résumait l’opération, et qui résume, pour moi, une « politique de la ville ». « Le défi d’un retour en estime », c’était intitulé. Avec, derrière, les « chiffres clés » : « 1 centre commercial à démolir et reconstruire », « 2 équipements à construire », « 11,5 hectares d’espaces publics à requalifier », etc. Et je retiens mes propres chiffres clés : « 516 logements à démolir », « 220 logements neufs à construire ». Soit près de 300 logements en moins. La politique de la ville, aujourd’hui, c’est largement, très largement, dans les budgets, l’Anru, Agence Nationale de Renouvellement Urbain. Qui, dans ses « réhabilitations », détruit plus qu’elle ne construit. Oui, malgré les pénuries de logements, l’argent public sert ici à détruire plus qu’à construire. Ce qui se justifie parfois. Ce qui, à Amiens-Nord, pour certains immeubles, se justifiait. Mais la recette est devenue un dogme, les destructions sont imposées. Et dans quel but ? « Opérer un changement d’image », nous dit notre panneau.

Il s’agit, soit, d’introduire une mixité immobilière, qui produise une mixité sociale. On peut se demander : où vont-ils ? Où partent-ils, les locataires modestes dont la barre est détruite ?
Et où sont hébergés leurs enfants, en galère de logement ? Mais au-delà. Le panneau titre sur « le défi d’un retour en estime ». Où a-t-on vu qu’une ville, une région, un pays, ou ici un quartier, regagnait en « estime » par des bâtiments détruits ou construits ? On parle, ici, d’humains, de femmes, d’hommes, d’enfants, de personnes qui habitent ces quartiers : l’« estime », l’estime de soi, l’estime de ses voisins, la fierté partagée, dépend-elle seulement, voire d’abord, du bitume et du béton ? Soit, l’environnement, le décor de nos vies, a sa part. Et c’est un droit à l’égalité, pour ces quartiers : que les jardins publics et les espaces verts y soient entretenus, que l’humidité ne fasse pas des taches dans les salons... et qu’une galerie commerciale aux airs sombres de blockhaus ne soit pas inaugurée avec un terrain vague devant !

Mais l’essentiel est ailleurs. « L’essentiel est invisible pour les yeux », comme l’énonce le renard du Petit Prince. L’essentiel, ce sont les liens, l’essentiel, c’est l’humain. Comment un jeune va trouver « l’estime de soi » ? Pas par un nouveau papier-peint, ou des parpaings. Mais par le club de foot ou de danse, par un animateur ou une enseignante. Comment sa maman va trouver, elle aussi, « l’estime de soi » ? Par une autre maman, qui l’aura tirée par la manche, sortie de sa solitude, amenée à l’association des Mamans, pour de la teinture, de la coiffure, de la couture. C’est par une rencontre humaine, toujours, toujours, que se fait « le retour en estime de soi ». Or, que nous dit le panneau, là-dessus, sur l’humain ? Rien, absolument rien. Attention, je ne prétends pas qu’Amiens-Nord soit abandonné, avec, pour ses quinze mille habitants, une piscine, un centre culturel-médiathèque, deux collèges, un studio d’enregistrement, et plein d’autres équipements. En revanche que, un jour d’inauguration, jour de lumière sur le quartier, on n’évoque que des pierres, et rien sur les animateurs, les éducateurs, les associations, voilà qui en dit long. C’est en mode technocratique, urbanistique, ici, mais au fond : nos dirigeants ont renoncé à l’humanisme. Et c’est la même chose que j’ai entendue, après les émeutes, sur un mode plus droitier, plus autoritaire : un renoncement à l’humanisme. Alors que j’ai mille exemples, de mille gamins, qui ont réussi leur vie, à leur manière, qui ont raccroché à la société, par la boxe, le dessin, le VTT, par un humain, un ou une adulte, qui leur a offert tendresse et droiture. Sans angélisme, partout, dans les quartiers comme dans les campagnes, c’est ce pari que nous devons maintenir : celui de l’humanisme.

François Ruffin