Quels liens entre notre caddie et leurs profts ?
Quelle part de notre porte-monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ? Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés.
Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.
Le Capital raconté par... mon préservatif
La débandade de la biodiversité
La production mondiale de latex, matière de base de la capote, est largement concentrée en Asie. Olam, géant singapourien, y achète partout des terres pour planter des centaines de milliers d’hévéas (dont on extrait le latex), au prix de la disparition des forêts primaires. L’entreprise, aussi experte en évasion fiscale qu’en versements de pots‐de‐vin, se trouve en bonne place sur la liste des Paradise Papers. Ce qui ne l’empêche pas de fournir en latex l’un des géants du secteur, Karex.
Karex, c’est cinq milliards de préservatifs par an, envoyés dans plus de 140 pays. Goh Miah Kiat, son patron, ne manque pas de projets : économies sur la « masse salariale » par automatisation des chaînes de production, remembrement des terres pour rompre avec une agriculture paysanne pas assez rationalisée. C’est que l’hévéa est encore cultivé, selon lui, sur des parcelles trop petites. Son rêve : planter 40 000 hectares d’hévéas supplémentaires par an. De quoi faire flageoler nos espoirs de préserver une biodiversité en pleine débandade.
Chemsex
L’association Génération Cobayes, qui sensibilise les jeunes aux liens entre environnement et santé, envoie régulièrement des préservatifs dans des laboratoires indépendants. Les résultats ne sont guère rassurants. Camille Marguin, sa déléguée générale, avertit : « On trouve dans les préservatifs des perturbateurs endocriniens comme le parabène, mais on aussi du nonoxynol-9, un spermicide souvent incriminé dans la pollution des rivières, la féminisation de la faune aquatique et toxique pour la fertilité humaine. » Lorsque le collectif contacte les fabricants d’Intimy ou Durex, pétitions à l’appui, pour connaître la composition de leurs produits, ils ne donnent pas suite. Ou invoquent le secret industriel.
Bien sûr, comme le confirme Estelle Kleffert, du même collectif, pas question de renoncer pour autant aux « préservatifs, qui évitent les maladies sexuellement transmissibles ainsi que les grossesses non désirées. Mais le but n’est pas non plus de mettre en danger sa fertilité à long terme en s’exposant à un cocktail chimique tenu secret »... Le professeur Charles Sultan, expert en endocrinologie, alerte lui sur des molécules comme les « dérivés d’hydrocarbures potentiellement reprotoxiques. Leur présence dans les préservatifs est préoccupante, car ils entrent dans la composition du lubrifiant et sont donc très absorbables par les muqueuses. Or avec les perturbateurs endocriniens, la dose ne fait pas le poison ».
On le répètera, ici encore : mieux vaut ça, mille fois, qu’une maladie sexuellement transmissible, surtout quand on n’en guérit pas. Mais justement : vu l’absolu impératif de la capote, nos grands « capitaines d’industrie » ne pourraient-ils pas éviter d’y foutre des produits nocifs ? D’autant que toutes ces douceurs se retrouvent dans l’environnement. Les capotes causent des dégâts considérables lorsqu’elles sont jetées dans la nature ou dans les toilettes. Elles se retrouvent alors dans les boues d’épuration, les eaux des rivières et des mers, représentent un danger pour les animaux qui les ingèrent. Comme cette dorade pêchée en 2019 au large des côtes de Sardaigne, dans laquelle le pêcheur qui comptait s’en régaler a trouvé un préservatif entier...
Un Juteux Business
L’épreuve du buvard : remplissez les capotes de 300 ml d’eau puis suspendez-les pendant trois minutes pour s’assurer de l’absence de fuite. C’est l’une des missions des testeurs, l’essentiel du personnel de l’industrie du préservatif. Dans les labos se mêlent contrôleurs de taille, d’épaisseur, de lubrification, d’élasticité et d’étanchéité, dans une version moins porno que destroy de « La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ». Mais les vrais forçats, on les trouve en Afrique. Parmi les employés maliens d’Olam, par exemple. « Je gagne 150 000 francs CFA (230 € environ) par mois pour six jours de travail par semaine, explique l’un d’eux à Jeune Afrique. On commence à 6h30 pour terminer à 14h30. Je pars de chez moi à 4h. La paie n’est pas bonne. » De quoi alimenter des grèves, du Mali au Gabon, et les profits d’un quarteron de grands groupes.
Le marché mondial du préservatif est en effet dominé par quatre acteurs de premier plan : le britannique Reckitt Benckiser, l’américain Church&Dwight, le japonais Okamoto et le singapourien Karex, qui se partagent un pactole de 8 milliards de dollars par an. La capote est devenue tendance, Bill Gates en personne s’est intéressé au produit en lançant un appel à projet pour le « préservatif du futur », avec 100.000 dollars à la clé pour une capote à mémoire de forme, ou en graphème, cristal de carbone réputé indestructible et extra‐fin.
En attendant que nos attributs prennent des allures de Robocop, les services marketing cherchent à nous vendre du rêve avec leurs nouveautés (le Manix Endurance, le Durex Pleasure Ultra, les saveurs fraise, mangue et ananas de la marque Pasante), pour « décupler » les sensations des utilisateurs. Ces « innovations » leur assurent, selon les prévisionnistes, une montée en flèche de 8% de la croissance annuelle. Pas encore suffisant pour assouvir les appétits du groupe Reckitt Benckiser, épinglé à plusieurs reprises par Oxfam pour ses pratiques d’optimisation fiscale. Un exemple : pour la seule période 2013-2015, l’État belge aurait perdu 25 millions d’euros d’impôts non versés par cette entreprise à la santé insolente – 16 milliards de bénéfices déclarés en 2021. Ce qui ne l’a pas empêchée d’augmenter les prix de ses préservatifs Durex de 9% en 2023...