n° 108  

Le Capital raconté par... ma boîte de thon en conserve

Par Darwin |

Première publication avant mise à jour le 7 juillet 2023
C’est le scandale du thon contaminé : 100 % des boîtes vendues dans le commerce sont contaminées, révèlent les ONG Bloom et Foodwatch. Fakir alertait ses lecteurs sur le sujet, en 2023 déjà : « Il n’y a plus de zones maritimes épargnées par la pollution. Le thon trônant au sommet de la chaîne, il concentre dans sa chair des métaux lourds (mercure), des polluants organiques (PCB), des dioxines... »

Quels liens entre notre caddie et leurs profits ?
Quelle part de notre porte-monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ?
Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés.
Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.


Jusqu’à la fin des thons

8 millions : près de 8 millions de tonnes de thon furent arrachées aux océans pour la seule année 2018, selon un rapport de la FAO. Soit environ 91 millions d’animaux. Un chiffre qui en dit beaucoup : la pêche est une activité de « cueillette hyper prédatrice et court-termiste » qui ne tient pas assez compte des délais nécessaires à la reconstitution des stocks, selon l’ONG Sea Shepherd. Pour remplir nos boîtes de thon rondes et bleues, tous les moyens sont bons. Par exemple pêcher des juvéniles – ces poissons trop jeunes pour avoir eu le temps de se reproduire – parce que les plus gros poissons manquent. Ou utiliser des techniques comme le DCP, dispositif de concentration des poissons sous abris flottants, qui génère chaque année 100 000 tonnes de rejet de poissons, tortues, dauphins. Les industriels évoquent d’inévitables « dommages collatéraux » : environ un million de requins sont tués chaque année, rien que dans l’Océan Indien. Bref : on ne lésine pas sur les moyens.

Résultat : les experts en biodiversité marine estiment que le thon rouge aura disparu d’ici trois à cinq ans si aucune mesure sérieuse n’est prise. Ici, le progrès n’en est pas vraiment un : les avancées réalisées ces dernières années dans les techniques de pêche (comme la senne, consistant à encercler les bancs de thons) et les meilleures capacités de réfrigération des bateaux ont rendu possible une multiplication par onze du nombre des captures par rapport à la petite pêche côtière, devenue, elle, plus précaire depuis l’effondrement des stocks.

Esclaves du thon

La majorité des travailleurs recrutés par l’industrie de la pêche au thon est originaire d’Asie du Sud-Est : Thaïlande, Cambodge, Philippines. Leurs conditions d’exploitation dépassent l’entendement, selon Bloom, l’association de défense des océans et de la pêche artisanale, qui évoque des « dizaines de milliers d’esclaves du thon » : horaires à rallonge sans salaire, travail des enfants, violences physiques et sexuelles. Ces galériens sont battus par leurs geôliers, parfois enfermés dans les chambres froides, électrocutés par les perches utilisées pour tuer les poissons. Quant aux récalcitrants, ils sont mis en cage ou jetés en pleine mer.

Le cas de Kyaw Moe Thu, originaire du Myanmar est emblématique : vendu à une entreprise de pêche par son passeur, contraint de travailler pendant dix ans sans rémunération, retenu prisonnier avec d’autres migrants sous la surveillance de personnes armées… « On était battus quand la pêche n’était pas bonne, même quand on était malades… », raconte-t-il. Certains de ces bagnes flottants appartiennent à Thaï Union, qui fournit en thon les principaux distributeurs européens, dont la marque Petit Navire. Outre-Atlantique ce n’est guère mieux : suite à une plainte déposée par Bloom, le procès de la société Bumble Bee, plus grande marque de conserves de thon aux états-Unis, condamnée en mars 2023, aura révélé les nombreux cas de sous-traitants du groupe « ayant obligé les esclaves du thon à enchaîner 34 heures de tri d’affilée, alors qu’ils étaient dénutris jusqu’à la syncope ». à quoi s’ajoutent « des morts suspectes d’observateurs de pêche et de fonctionnaires chargés de répertorier d’éventuelles violations des droits humains et environnementaux sur les navires ».

Pêcher de la maille

Pour consolider leur position dominante au détriment de la pêche artisanale, les multinationales du thon accumulent des droits de pêche en rachetant ceux des pays les plus pauvres. Elles profitent aussi, un comble, de financements publics pour améliorer l’efficacité de leurs navires. Résultat : de nombreuses PME sont rachetées par de grandes sociétés.

Un exemple : la pêche artisanale néerlandaise ne représente plus que 0,5 % d’un marché national dominé par deux géants qui occupent une position hégémonique en Europe : Cornelis Vrolijk et le groupe P&P (qui a acquis en 2016 la Compagnie française du thon océanique). Ces entreprises ont des pratiques bien particulières : sous-déclaration des prises pour préserver leurs quotas, rejets de poissons comestibles mais à la valeur commerciale inférieure à celle du thon, pots-de-vin à des politiques (comme le ministre namibien de la pêche) contre des quotas, évasion fiscale, etc. C’est ainsi que les familles Vrolijk, Parlevliet et Van der Plas (P&P) figurent désormais parmi les plus fortunées d’Europe. Dans le même temps la pêche sur petit chalut a diminué d’un quart, et les revenus des marins pêcheurs ont baissé de moitié.

Évitons d’être glout(h)ons

Problème, pour les amateurs de thon : il n’y a plus de zones maritimes épargnées par des pollutions aux plastiques, substances chimiques issues de l’industrie, dégazages sauvages des 100 000 navires de fret qui sillonnent en permanence les mers du globe. Du coup, l’espérance de vie des thons (quand ils ne sont pas pêchés) ne cesse de diminuer puisque leur chair est imbibée de saletés. D’autant que le thon trônant au sommet de la chaîne, il concentre des métaux lourds (mercure), des polluants organiques (PCB), des dioxines… Conséquence : les personnes les plus sensibles (femmes enceintes, jeunes enfants) doivent en limiter la consommation.

Autre souci : à cause de procédures de conditionnement souvent défaillantes, on trouve également dans les conserves de thon des hydrocarbures polycycliques, polluants très toxiques. Mais aussi du sel et du sucre en excès et, puisque le thon se fait rare, des morceaux moins nobles comme le cœur, les abats, les ovaires, miettes compactées par machine.