Quels liens entre notre caddie et leurs profits ?
Quelle part de notre porte-monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ?
Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés.
Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.
Le Capital raconté par... ma bouée de plage
Qui s’est crevé à fabriquer ma bouée ?
Ça se passe à Shenzhen, Hangzhou, Fuzhou, ces villes usines du Sud‑Est de la Chine. En France on ne produit plus de bouées fantaisie pour barboter : les entreprises du secteur œuvrent pour la Marine Nationale (Télérad à Anglet) ou pour l’industrie, notamment pétrolière (Mobilis, à Agen).
Mais rayon loisirs pour piscine et plage, les géants ont délocalisé toutes leurs usines en Chine. C’est le cas du californien Intex, leader sur le marché mondial, 14 000 salariés, 100 millions d’articles vendus chaque année, et une présence dans une centaine de pays. Juste derrière, parmi les géants des loisirs nautiques, Swimline, américaine également, basée à Long Island. à grands coups d’agences de design, souvent européennes — Henbea à Madrid ou FCB Studio à Paris — ils « innovent », élaborent de nouveaux « concepts » de bouées, forcément renouvelés chaque année. Pour « booster le marché », de nouvelles collections « d’inspiration kawaii » (une mode née au Japon) sont régulièrement lancées, explique Célina Bailly, d’Intex France : bouée-pizza, bouée‑diamant, bouée-perroquet, bouée-glace en bâtonnet, bouée-cygne doré, bouée-flamant rose...
On finance aux States, on innove en Europe, on fabrique en Chine : en bout de chaîne, une foule de salariés flottants, ayant quitté leur campagne chinoise pour le district de Shunde — qualifié de « jardin de l’industrie ». Des ouvriers qui ne rentrent généralement dans leur province que pour le nouvel an chinois, gagnent entre 80 et 100 € qu’ils envoient à leur famille, dormant parfois à deux dans le même lit dans les dortoirs jouxtant leurs ateliers. Sous les bouées de la plage, les pavés des usines…
à charge ensuite aux « stars » et influenceurs recrutés par ces géants, de la chanteuse Rihanna au mannequin Emily Ratajkowski, posant tout sourire sur des dragons et licornes gonflables, d’écouler la camelote.
Que trouve-t-on dans ma licorne gonflable ?
De l’air bien sûr, mais aussi de la cupidité, de la prédation écologique, et une enveloppe de polychlorure de vinyle, un plastique qui sert à fabriquer les gouttières, les Tupperwares, le capuchon des stylos et que l’on peut étirer, assouplir pratiquement à volonté en y ajoutant des phtalates. Problème : ces perturbateurs endocriniens affectent la spermatogenèse. Ils ont donc récemment dû être remplacés par des diisononyles et des diisodécyles. Problème n° 2 : ils sont soupçonnés, quant à eux, d’être précurseurs d’hypertension artérielle et de diabète. Problème n° 3 : chaque année ces bouées dérivent ou sont abandonnées en bord de mer, par dizaines de milliers, aggravant la pollution plastique.
Bourrées de « Hals » (Hindered Amines Light Stabilizers) qui les rendent plus résistantes à la chaleur, aux chocs et à la lumière, les bouées sont également remplies de formaldéhydes et polyéthers de glycol, qui empêchent leur combustion. Sans compter les colorants inorganiques qui donnent aux licornes de plage ces jolies teintes rose-bonbon, comme les dialkylétain diisooctylthioglycolates. Les plus petites particules boucheront les appareils digestifs du zooplancton, et les plus grands morceaux pourriront les estomacs des poissons, tortues et cétacés. Autant de molécules qui finissent dans la chaîne alimentaire en un cocktail délétère, et vraisemblablement cancérigène. Des produits de la mer, des crevettes au thon, que nous mangerons, pour partie, à notre tour… Si tous les chemins menaient à Rome, tous les polluants mènent à l’homme.
Mais en l’absence de législation l’essentiel est préservé : les touristes peuvent se prélasser sur leur bouée XXL Sunnylife.
Qui j’arrose en flottant sur ma bouée ?
À 73,50 € le flamant-rose géant (il s’en est vendu près de 25 000 exemplaires en 2017 en France, et la mode dure), le business de la bouée a de quoi aiguiser les appétits. En 2018, le marché des bouées, seaux et autres râteaux de plage représentait d’ailleurs quelque 220 millions d’euros, rien qu’en France. Et Intex réalise peu ou prou un milliard de dollars de chiffre d’affaires à l’international.
Qui surfe le mieux sur la vague ?
Les sites en ligne concentrent aujourd’hui une part croissante des ventes. Jack Ma (Aliexpress), dont la fortune personnelle est estimée à 46 milliards, Jeff Bezos (Amazon), 170 milliards d’euros d’économies, en savent quelque chose… Mais les grandes surfaces physiques, détaillants historiques, ne sont pas en reste, en particulier Décathlon (famille Mulliez), Go Sport, ou Gifi, dont le PDG Philippe Ginestet se présente (à grand renfort de pages d’auto-promo dans la presse quotidienne régionale) comme « l’homme aux idées de génie » – fortune estimée à 2,1 milliards de dollars. Remplir de plastique, cousu par des ouvriers sous‑payés, les océans, les animaux, et nos estomacs : des « idées de génie » comme ça, ils sont malheureusement toujours plus nombreux à en avoir.
Alors qu’il reste une autre idée de génie, plus simple à trouver : la bouée sans obsolescence programmée, année après année. Avec seulement du bénéfice écologique à la clé…