n° 111  

Le Capital raconté par… mon ampoule de chevet

Par Darwin |

Quels liens entre notre caddie et leurs profits ?
Quelle part de notre porte‑monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ?
Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés.
Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.


Que la lumière soit ! (rentable)

« À notre prise de poste, il y a trois coups de sifflet. Au premier on doit ajuster nos tabourets. Au deuxième, on doit être face à nos outils et enfiler nos gants. Le troisième est le signal pour s’asseoir et commencer à travailler ». C’est un employé chinois affecté au soudage des diodes des LED qui témoigne ainsi, du fin fond d’une usine de la « China high tech ». Règle numéro 1, là-bas : « Ne pas parler, ne pas rire, ne pas manger ni fléchir. » Un chef de ligne ajoute : « Passer plus de dix minutes aux toilettes est puni d’un avertissement ». Une ouvrière confirme : « Je peux, si mes ongles sont trop longs, recevoir une sanction. Il en suffit d’une pour perdre tout son bonus mensuel ». Aux murs de l’usine, des slogans orwelliens : « Croissance, ton nom est souffrance », ou encore « Un environnement dur est un bienfait ». à la cantine, c’est pas mieux : il n’est pas rare que « les morceaux de porc soient encore couverts de poils ».
C’est qu’il n’y a pas de petites économies lorsqu’il s’agit de comprimer les coûts de production, même si les salaires ne dépassent pas 300 € euros par mois… Mais cette baisse des « coûts » fut voulue, pensée, planifiée : les deux entreprises qui contrôlaient le marché (l’allemand Osram et le néerlandais Philips) ont délocalisé, dans les années 2010, leurs sites, d’abord en Malaisie, puis en Chine, donc. Une Chine aujourd’hui dominante dans le secteur avec des mastodontes comme Guzhen, plus grande base de production de LED au monde, ou encore Guangzhou International Lighting City, « métropole » de l’éclairage s’étendant sur plus de 120 000 mètres carrés et concentrant 600 industriels du luminaire. C’est dans ces villes-usines-supermarchés que viennent se fournir les grossistes du monde entier qui traitent ensuite avec les enseignes du bricolage et de la grande distribution.

Une aveuglante clarté

Tout ce qui brille n’est pas d’or. Et pour les ampoules, c’est plus vrai encore.
Définitivement interdites à la commercialisation en 2013, les ampoules à filaments ont été remplacées par des ampoules basse consommation qui, malheureusement, posent problème : les lampes fluocompactes, d’abord, qui contenaient du mercure dont elles libéraient les vapeurs (entre 3000 et 5000 microgrammes) à chaque fois qu’elles se cassaient. Des vapeurs qui se fixent dans les poumons, le foie, endommagent le système nerveux et les reins. Finalement interdites elles aussi au bout de quelques années, beaucoup de ces ampoules se baladent encore aujourd’hui dans la nature...
Du coup, le marché est actuellement dominé par les fameuses LED... dont les effets phototoxiques sur la rétine sont avérés, tout comme leur responsabilité dans l’épidémie de DMLA (la dégénérescence maculaire liée à l’âge). La perturbation des rythmes circadiens et de la qualité du sommeil qu’elle induit chez l’animal comme chez l’homme ont d’ailleurs été mis en évidence dans un rapport de l’Anses de 2019. L’exposition aux LED dérègle également nos horloges biologiques, augmente les risques de cancers du sein et de la prostate, selon une étude parue dans Environmental Health Perspectives.

Alors, certes, les LED consomment dix fois moins d’électricité qu’une ampoule à filament. Mais leur coût écologique est loin d’être négligeable : elles intègrent dans leur composition des métaux rares (gallium, indium, argent, chrome), également des poudres comme le phosphore, des plastiques complexes comme le téréphtalate, le polychlorure de vinyl (ou PVC) et des puces électroniques au cobalt, bismuth, et fluorine. Sans compter un bilan carbone désastreux, puisque la plupart viennent de Chine, et qu’elles sont souvent encastrées dans des blocs plastiques qu’il faut changer entièrement quand l’ampoule pète – alors qu’en changeant celle de la lampe de chevet héritée de la grand-mère, on pourrait la garder pendant des années. On imagine aisément le raisonnement des industriels : « On va faire moins d’argent avec les ampoules ? On se rattrapera avec des luminaires jetables ! »
Et qu’importe les papillons et autres pollinisateurs nocturnes dont l’activité s’effondre à cause de nos lumières : quoi de plus beau que The Sphere, le dôme de lumière artificielle tout juste inauguré à Las Vegas, et ses 1,2 million d’ampoules ?

Nos vessies pour des lanternes

Le directeur de la technologie d’Osram, Stefan Kampmann, reconnaît volontiers un manque d’anticipation : « Avant, notre marché était captif… », soupire-t-il, nostalgique. Mais ces diables de Chinois ont tout raflé, niveau LED. Et Stefan fut donc contraint, le cœur en peine, de délocaliser sa branche éclairage grand public en Chine pour se recentrer sur la gamme « éclairage grand luxe ». Obligé, aussi, de virer 9000 des 33.600 salariés de son groupe.
Au début des années 1920, les industriels firent le constat que leurs ampoules étaient « de trop bonne qualité » et fondèrent le cartel Phoebus qui inventa l’obsolescence programmée : les ampoules devaient être conçues pour ne pas dépasser 1000 heures d’éclairage et tout contrevenant (Philips, General Electric, Osram, La Compagnie française des Lampes…) devait s’acquitter de lourdes amendes. Une ampoule installée avant ce pacte diabolique éclaire la caserne des pompiers de Livermore, en Californie, depuis plus de… 110 ans ! À la réflexion, les ampoules à filaments avaient aussi leurs bons côtés... Mais il y avait là un marché à développer. Et comme le notait le sociologue Jacques Ellul dans Le bluff technologique  : « À bout d’arguments, l’industriel, le scientifique, le politique, viendront toujours clore la discussion par un "de toute façon, on n’arrête pas le progrès" »…