n° 106  

Le Capital raconté par... mon cachet de paracétamol

Par Darwin |

Quelle part de notre porte-monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ?
Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés.
Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.


Délocalisation : l’effervescence

Les décennies 2000 – 2010 : pour l’industrie des médocs, c’est l’ère de la grande délocalisation de la production vers l’Asie. Les contraintes environnementales y sont faibles, voire inexistantes, et les salaires dix fois inférieurs à ceux de la France. Un paradis, pour Big Pharma ! Et tant pis s’il ne reste qu’une seule usine de paracétamol en France, à Agen. Une usine qui tourne au prix d’une production en flux continu, H24 et 7j/7, que les dirigeants d’Upsa imposent aux salariés au nom du chemistry flow (procédures de production chimique en continu). Des méthodes initiées par les groupes américain BMS puis japonais Taisho, deux ogres qui ont racheté la boîte française. Les salariés, eux, déplorent « l’absence d’écoute », « le management à l’ancienne », la « fermeture d’esprit des dirigeants ».
Côté humoriste, Olivier Bogillot, le patron de Sanofi France, reconnaissait lui‑même en 2020, crise sanitaire oblige, que « l’industrie du médicament est allée trop loin avec les délocalisations » ‑ tout en continuant, « en même temps » ‑ à fermer en France des sites à tour de bras…
Une indépendance européenne serait pourtant possible en se concentrant seulement sur trois cents molécules. À condition de diminuer – un peu – les marges des actionnaires, et prioriser la souveraineté sur les dividendes (Sanofi, c’est quelque 6 milliards de dividendes et rachats d’actions chaque année)… Bref, un film d’horreur pour les dirigeants du secteur.
Heureusement, l’état est là pour faire la police, non ?
Non ! Plutôt pour abreuver Big Pharma de subventions, encore et toujours, comme ces 40 millions balancés par France Relance pour une usine de paracétamol à Porcheville, dans les Yvelines. Une relocalisation « Potemkine » : selon Frédéric Brizard, économiste spécialiste des questions de protection sociale et de santé, tout cela n’est qu’un paravent, vu que la production de la totalité des principes actifs des médicaments est maintenue en Inde et en Chine.

Maux de tête pour les poissons

Avec une cohorte d’usines pharmaceutiques dans des régions d’Inde et de Chine où sont concentrées environ 6 000 unités de production « d’intermédiaires de synthèse », il ne faut pas s’étonner des niveaux de pollution qu’on y relève. Là‑bas, les abords des usines pharmaceutiques s’apparentent à des dépotoirs à ciel ouvert. Les berges de centaines de rivières ressemblent à des paysages lunaires. Le journaliste Hugo Clément le montre dans son reportage, « L’enfer de la fabrication des médicaments ». On y découvre que l’agglomération de Visakhapatnam est devenue un endroit stratégique pour opportunément diluer ses rejets et effluents, direction le Golfe du Bengale. Celle qu’on surnommait la cité aux mille lacs est devenue une des zones les plus polluées du pays, où « plus rien ne pousse », selon le militant Anil Dayakar, fondateur de l’ONG Gamana. Entre hangars, réservoirs et cheminées répandant une odeur âcre, les vaches squelettiques cherchent vainement de quoi brouter. Des filets d’un liquide jaunâtre et visqueux où éclatent des bulles serpentent à travers champs, rizières et villages. Dans certaines rivières, on retrouve régulièrement des poissons morts (jusqu’à 200 000, un record, en octobre 2017). Les eaux du Musi, une rivière qui s’écoule sur 250 km, moussent en permanence bien qu’elles servent toujours à l’arrosage des champs.

Et nettoyer, c’est pire : le paracétamol se change en poison dès qu’il entre en contact avec les produits d’entretien des sites industriels, des molécules soit toxiques pour le foie, soit génotoxiques et mutagènes. L’organisme d’État indien chargé du contrôle de la pollution de l’air et de l’eau ferme les yeux, comme la police locale, sur ces déversements illégaux de substances chimiques dans les cours d’eau. Et encore, on passe sur le dioxyde de titane, élément de blanchiment purement esthétique, cancérogène, présent dans le Doliprane comme dans l’Effaralgan : mieux vaut maquiller de pureté toute cette corruption.

Courir le cachet

Le paracétamol est un « best‑seller » comme disent maintenant les industriels du secteur. Les multinationales ont gagné l’an dernier 6 milliards de dollars uniquement avec ce produit. Cela n’empêche pas les salariés, en Asie du Sud, d’être maintenus à des niveaux de rémunération plancher. Submergé par les trafics de médocs frelatés ou contrefaits qu’il essaie de démanteler, le ministère indien de la Santé n’a d’autre choix que de laisser les industriels de la chimie pharmaceutique libres de cavaler à bride abattue vers les profits. Ainsi Sanofi a‑t‑il porté en 2022 son chiffre d’affaires à 43 milliards d’euros.
Des résultats qui doivent beaucoup à notre système de protection sociale : Sanofi a vendu 424 millions de boîtes de Doliprane l’an dernier, pour un montant remboursé à hauteur de 206 millions d’euros par la Sécu. Double paradoxe : celui d’une entreprise privée qui doit sa fortune à de l’argent public, tout en prétendant soulager, avec le Doliprane, des douleurs physiques et psychologiques que ses méthodes d’organisation du travail, et ses déprédations environnementales, ne font que perpétuer.