Quels liens entre notre caddie et leurs profits ?
Quelle part de notre porte‑monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ?
Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés.
Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.
Le Capital raconté par... mon cahier d’écolier
Préserver les marges
Depuis l’invention de Louis-Nicolas Robert, en 1798, d’une machine pour fabriquer du papier de très grande longueur, des unités de production ont essaimé partout en Europe, avant leur concentration au cours des dernières décennies. Désormais, cette industrie est qualifiée de lourde : elle nécessite des capitaux considérables. Les machines utilisées pour la fabrication des pâtes à papier valent des centaines de milliers d’euros.
Résultat : les quatre entreprises leaders dans ce domaine sont en position quasi hégémonique : l’américain International Paper, n°1 du secteur (19,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2021), les Finlandais Stora Enso et UPM, et le Suédois Svenska Cellulosa (qui déclarent tous trois un chiffre d’affaires de 10 milliards). Mais cette montagne d’argent ne suffit pourtant pas à ces dirigeants : ces dernières années, plus de 3000 ouvriers finlandais ou français du secteur ont été priés de trouver du travail ailleurs.
à charge pour leurs collègues restés en poste de s’adapter à une accélération des cadences en renonçant à des jours fériés. Le PDG d’UPM est ainsi à l’origine du plus grand plan social de l’histoire de la Finlande, permettant aux actions de sa société d’augmenter leur valeur de dix points entre 2020 et aujourd’hui. Comme si ça ne suffisait pas, UPM et Stora Enso sont soupçonnés d’entente sur le prix du papier, ainsi que de fermetures injustifiées de lignes de production pour faire grimper les prix.
Des histoires de grands qui obligeront, cette année encore, les parents à mettre davantage la main au porte-monnaie pour que les petits écoliers puissent noircir leurs cahiers…
Cahier des charges
Le papier des cahiers est fabriqué un peu partout en France, surtout dans le Grand Est comme à Sarrebourg (Amcor Flexibles). Sur le site d’Etival-Clairefontaine, 120 000 cahiers sortent par jour. Mais on a surtout entendu parler de Frouard, ces derniers temps : 70 % des 500 employés y étaient en grève, en février. Pour des revendications bien modestes : hausse de 4 % des salaires et une amélioration des conditions de travail. Celles-ci, ces derniers mois, n’ont cessé de se dégrader.
Il faut dire que le secteur est en crise. Hausse du prix de la matière première (la tonne de papier valait 600 dollars en juin 2021, elle flirte désormais avec les 1000 dollars), augmentation spectaculaire du coût du fret (la location d’un conteneur standard entre l’Europe et l’Asie est passée de 2000 dollars à 8500) : bref, nos cahiers sont touchés de plein fouet par la mondialisation. À cela s’ajoute une carence de produits chimiques nécessaires au traitement du papier, et les conséquences de la guerre en Ukraine (l’amidon extrait du blé, nécessaire à l’élaboration du papier, manque).
Alors, comme souvent, les multinationales utilisent la main d’œuvre comme variable d’ajustement. D’où de nombreuses grèves dans l’industrie papetière, d’Espaly Saint-Marcel en Haute-Loire, à Bratislava en Slovaquie, ou en Finlande dans les usines d’UPM, bloquées pendant 112 jours. Le groupe UPM reste pourtant largement bénéficiaire. Pour les mêmes raisons, on peine à recruter dans le secteur. Les salaires y sont trop bas, les postes trop pénibles : bruit assourdissant, inhalation de substances abrasives comme le chlore, le kaolin, le talc (des agents de blanchiment).
Pas de quoi faire rêver…
Rivières noires pour pages blanches
Pour blanchir le papier, il faut salir. Si l’industrie papetière délocalise hors d’Europe (en France, le site de La Chapelle-Darblay a fermé en 2021 malgré une mobilisation exemplaire des ouvriers grévistes), c’est parce que les normes environnementales y sont plus strictes. Ainsi, UPM préfère désormais installer ses unités de production en Uruguay. Les usines du groupe y sont si propres que l’Argentine voisine, dès 2010, a poursuivi l’État uruguayen devant la Cour internationale de justice pour crime environnemental : les eaux du fleuve frontalier entre les deux pays étaient régulièrement polluées par des « boues » toxiques issues du traitement du papier. Sans compter que des zones entières de la Bolivie et du Pérou ont été déforestées pour qu’on puisse y planter massivement de l’eucalyptus, à partir duquel on fabrique un papier à destination de la Chine et de l’Europe.
Pourtant, les « boues » de papeterie ne sont pas considérées comme des déchets dangereux. Même si les « liqueurs noires » – les résidus finaux des procédés de transformation du bois en papier – contiennent des tas de saletés : chlore, peroxyde d’hydrogène, hypochlorite de sodium (de l’eau de Javel), divers additifs comme le dioxyde de titane (E171). Cet horrible cocktail à des fins de « valorisation » est pourtant épandu dans les champs, y compris en France, pour son supposé pouvoir fertilisant. Même si, selon l’ONG Les Amis de la Terre, « les eaux et lessives résiduaires de l’industrie du papier comptent à la fois par leur quantité et leur composition parmi les plus dangereuses de toutes les eaux résiduaires industrielles ».
Autre paradoxe : le papier recyclé est moins écologique. Ben oui : un papier recyclé doit être désencré à grandes quantités d’eau qui charrieront colorants, additifs. Ou alors, on y applique la technique de flottaison mécanique, avec un tas de réactifs : soude, silicate de sodium et matières en suspension elles aussi rejetées dans l’environnement. Un bouillon chimique délétère.