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De quoi jeter l’éponge
Réceptionner des plaques d’éponges. Les décoller une par une. Achever leur prédécoupage. Les lancer dans un sac. Les placer méthodiquement dans une rainure métallique, pour qu’une machine les emballe sous film plastique. Les ranger dans un grand carton à scotcher. Conduire des chariots élévateurs pour mener à l’entrepôt 1,5 millions d’éponges produites chaque jour, rien que sur le site de Beauvais… Voici quelques‑unes des tâches répétées à longueur d’année par les salariés de Spontex, leader européen des produits d’entretien. Un travail en 5x8, 24h/24, 7 jours/7, toute l’année. Un rythme qui génère états inflammatoires, modification délétère du métabolisme lipidique et glucidique, aggravation du risque de maladies cardiovasculaires, selon le site du Figaro, guère enclin à la complaisance à l’égard du monde ouvrier. En outre, à manipuler du diisocyanate de toluène et du diisocyanate de diphénylméthane qui émanent de certaines éponges, on accroît aussi les risques de développer un cancer.
Résultat : les employés se mettent parfois en grève comme en janvier dernier, pour demander une augmentation de leurs salaires, souvent au niveau du Smic, guère plus. C’est qu’il faut « maîtriser la masse salariale » selon Didier Riquier, Jacques Rospars et Régis Borrega, les trois derniers directeurs de Spontex. « Pour survivre en France, il faut avoir l’esprit d’initiative, être économe et novateur », déclarait à L’Express Didier Riquier. Traduction de cet « esprit d’initiative et économe » : les effectifs de Beauvais ont été rabotés ces dernières années de 7 %, tandis que la production s’est, elle, accrue de 40 %. Presser est un geste qu’il faut savoir maîtriser dans ce genre de business, qu’il s’agisse des éponges ou des gens. Quand, en plus, on a le privilège de respirer à longueur d’année des vapeurs de sulfure d’hydrogène, dégagées au cours de la transformation de la pulpe de bois en viscose, on aurait tort de se faire lessiver ailleurs que chez Spontex.
L’ardoise qu’on n’effacera jamais
Comme toutes les industries, celle de l’éponge pollue. Même si des progrès ont été réalisés en matière de rejets, tous les problèmes générés par les processus de production sont loin d’être réglés. Primo : la fabrication d’éponges est excessivement gourmande en eau. Comptez 4 millions de mètres cube prélevés chaque année dans les nappes phréatiques de Beauvais, pour l’usine Spontex. Secundo : l’élaboration de la partie abrasive verte, mélange de nylon et polyester transformé en « nappes » chauffées puis plongées dans des bains de grains, de liants et colorants, est hyper polluante. L’ajout de talc et de particules plastiques pour l’effet grattant n’arrange rien : ces polluants sont disséminés dans l’environnement à chaque utilisation. Tertio : les éponges font partie des articles les plus emballés, et l’impact carbone de leur transport est loin d’être négligeable lorsqu’elles arrivent du Minnesota ou de Chine. Sans compter que le coût écologique de leur extraction est lui aussi exorbitant. Il existe trois types d’éponges. Les naturelles, d’abord : soutien essentiel à la diversité de la flore et de la faune marine, elles sont arrachées massivement de fonds marins déjà fragilisés par le réchauffement climatique. Les éponges synthétiques : des mousses de résine issues de la pétrochimie, traitées avec des colorants qui leur donnent cette teinte jaunâtre caractéristique. Enfin les éponges synthétiques‑végétales : un agrégat de cellulose, de composés chimiques aux impacts désastreux sur la santé et l’environnement. Leur fabrication nécessite l’utilisation de « polluants éternels », qui ont la propriété de retenir l’eau mais pas les corps gras.
L’entreprise américaine 3M, fabricant d’éponges (Scotch Brite, c’est eux), a ainsi été condamnée en juin à verser à l’État une amende record de 12,5 milliards de dollars pour dissémination de polluants persistants dans les eaux, la nourriture et le corps humain (avec pour effets une augmentation du taux de cholestérol et des risques de cancer du rein). Et chez nous ? Les humanistes à la tête de Spontex à Beauvais ne sont pas en reste. Depuis 2019, la Préfecture de l’Oise a ainsi ordonné à trois reprises l’arrêt de la production suite à des rejets de gaz dans l’atmosphère et à la pollution du Ru (la rivière attenante à l’usine). À chaque fois, pourtant, l’activité reprend vite. Spontex est un des principaux employeurs du secteur : ça aide sans doute les instances chargées de veiller à l’environnement et à la qualité de l’air à passer l’éponge.
S’engraisser en dégraissant
Michael Roman, PDG du groupe 3M, a licencié 6000 de ses employés en avril. Il avait pourtant gagné, en 2022, 14 millions de dollars – soit 958 années de Smic. Quant à Christopher Peterson, PDG de Newell Brands (qui possède Spontex), il a empoché l’an passé 5 millions de dollars (342 années de Smic). Ce qui ne l’empêche pas de déclarer que sa boîte est reconnue « comme une entreprise éthique et contribue à faire de la planète un endroit meilleur ». Chez Spontex Beauvais : sous‑traitance, développement des partenariats avec des Ésat (établissement et service d’aide par le travail) mettant à disposition des travailleurs handicapés dont une partie du salaire est prise en charge par l’État (une manière de « maîtriser la masse salariale », sûrement) : nul doute que les pratiques des dirigeants de cette usine contribuent à faire du monde « un endroit meilleur ». Pour eux‑mêmes et les actionnaires.