n° 107  

Le Capital raconté par... mon tube de rouge à lèvres

Par Darwin |

Quels liens entre notre caddie et leurs profits ? Quelle part de notre porte‑monnaie va dans la poche de l’actionnaire ou de l’intérimaire ? Les petits objets du marché de proximité racontent les grands marchés mondialisés. Fakir remonte la filière de la production et de l’exploitation.


De quoi voir rouge

Leurs lignes les plus automatisées « sortent » 2000 à 3000 tubes de rouge à lèvres par heure, que des agents doivent contrôler visuellement un par un : bienvenue à Ferrières‑en‑Brie (Seine‑et‑Marne) et à Lassigny (Oise), « fleuron » de L’Oréal, les deux principaux sites français de fabrication de rouge à lèvres. Dans cette branche de la cosmétique, toujours la même organisation : sur les lignes, opérateurs, conducteurs et contrôleurs « visuel », « texture » ou « tenue » s’agitent au milieu du vacarme des rotors (qui cisaillent les pigments colorés) et des mitigeurs (où prend forme le rouge à l’intérieur du tube) : une chair à canon ouvrière au service des canons marketés de la beauté. Chez l’Oréal, 482 « collaborateurs » slaloment ainsi entre 40 lignes de conditionnement et 25 cuves de fabrication. Comme quoi l’automatisation des procédures pour limiter la pénibilité des tâches a ses limites...

Plus haut dans l’organigramme, « l’équipe créative » opère la synthèse « des tendances chromatiques dominantes du moment » avec les « designers couleurs », aussi bien « artistes » que chimistes selon Zak Yopp, directeur de la création chez l’Oréal. Les experts en packaging élaborent eux la combinaison « idéale » entre logo, typo et photo afin d’orienter nos fameuses « pulsions d’achat ».

Ce n’est pas tout : cette industrie emploie aussi des testeurs, qui appliquent les rouges à lèvres sur les plaies et les yeux de rats et lapins – joliment appelés « matériels ». L’essayiste Audrey Jougla a assisté à ces séances de maltraitance pour le compte de l’industrie cosmétique. Elle les décrit dans Profession : animal de laboratoire, et rapporte cet aveu d’un testeur : « Tout ce qu’on peut faire subir de pire à un animal, on l’a fait. Et même au‑delà. » En la matière, on sait exporter : puisque ces essais cosmétiques sur animaux sont interdits dans l’UE depuis 2009, ils sont réalisés hors d’Europe, le plus souvent en Chine. La Chine qui est également un far‑west pour l’utilisation de toxiques à des fins cosmétiques. De là à craindre que certains baisers soient mortels, mais au sens propre, il n’y a peut‑être pas loin…

Alerte rouge

Sachez‑le : jusqu’à 80 milligrammes de rouge à lèvres sont ingérés quotidiennement par les personnes qui s’en appliquent. Soit 2 kg au cours d’une vie ! Or selon Marie‑France Corre, ingénieure spécialisée dans les impacts des produits de consommation, « un rouge à lèvres c’est un mélange de matières potentiellement nocives, de résidus de métaux lourds et de produits pétroliers ». La dernière étude de la Food and Drug Administration révèle d’ailleurs que 96 % des tubes contiennent du plomb, 51 % du cadmium, mais aussi du chrome (responsable de tumeurs du foie) à des concentrations diverses, et même, pour 20 % des tubes, de l’arsenic. Mais pourquoi diable tant de substances dangereuses dans le rouge à lèvres ? Parce qu’elles aident à la fixation des agents colorants. C’est aussi le cas du tétroxyde de plomb. Un poison pour le système nerveux, à de faibles niveaux d’exposition qui affectent à plusieurs stades le développement du fœtus. Aux experts en branding d’habiller de jolis noms ces petites bombes chimiques : c’est ainsi que l’octyldodecanol ou le phenyl trimethicone deviennent le « Maybelline New York Color Sensational »

Côté environnement, ce n’est guère mieux : c’est une huile à base de foies de requins, le squalène, qui sert de base à de nombreuses formules alors même que ces espèces sont en voie de disparition (environ 100 millions sont pêchés chaque année). Les rouges à lèvres intègrent aussi des corps gras, extraits de la laine des moutons, trempés dans des bains d’insecticides pour les protéger des tiques. Si la pratique est interdite en France, elle est souvent autorisée à l’étranger. Le gras ayant la propriété de piéger les substances, on a retrouvé dans certains tubes un vrai cortège de saletés : dioxines, furanes, PCB... Et avec les coupes budgétaires dans les services de la répression des fraudes, il est impossible de sécuriser ce marché à 900 millions de tubes.

Jamais dans le rouge

Pour conquérir les clientèles émergentes des pays en voie de développement, L’Oréal n’hésite pas à proposer ses produits à prix cassés, comme l’autre poids lourd mondial du secteur, Bernard Arnault, détenteur de Dior. On ne s’étonnera pas que ces ogres aient vu là l’occasion de se gaver : en moyenne, une femme dépense 1570 € durant sa vie en rouges à lèvres. Et le nouveau monde, c’est l’Asie. L’an dernier, la Chine a pesé 23 % des 176 milliards d’euros que représente le secteur mondial de la beauté, un marché en pleine expansion. Dont 59 % de hausse des exportations vers l’Empire du Milieu entre 2019 et 2021. De loin le débouché n°1 de la « french beauty », devant la Corée du Sud et le Japon. Selon Mélanie Gaudin, une experte en marketing, « la notion de routine cosmétique, d’abord coréenne, gagne une partie croissante de l’Asie. Avec l’avènement du paraître sur les réseaux sociaux, le maquillage occupe désormais dans ces pays une place centrale au sein d’une classe moyenne de plus en plus urbanisée ». Ce qui vaut bien quelques spots de publicité, comme avec l’actrice Natalie Portman, qui avait signé au début des années 2010 un contrat de 28 millions de dollars pour être « ambassadrice Dior » durant trois ans.