Le grand massacre des terres arables

par Josef Kohlhaas 12/01/2012 paru dans le Fakir n°(52) septembre - novembre 2011

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Tous les sept ans, en France, l’équivalent d’un département est urbanisé. C’est qu’on a bien mieux à faire que de conserver des terres agricoles : des golfs, des centres commerciaux, des pôles logistiques. Ou un circuit automobile.

« Le premier objectif du SCOT, c’est de contribuer à relever les défis environnementaux. » Dans la salle des fêtes de Molliens-Dreuil, l’inévitable Power Point à l’appui, un jeune technicien en costume présente aux élus du coin le Schéma de COhérence Territoriale. C’est parfait, à l’écran : « Il s’agit de participer à la lutte contre les changements climatiques. À l’horizon 2050, nous devons diviser par quatre nos émissions de gaz à effet... » Une main se dresse dans l’assistance clairsemée, un conseiller municipal de Poix, je crois :
« Oui Monsieur ? s’interrompt le techno.
Des grosses cylindrées qui tournent, à plein moteur, sur un circuit automobile, comme sur le Stadium Automobile qu’on nous prévoit, est-ce que ça participe de cette lutte contre les changements climatiques ?
Pas exactement. Mais je me garderais bien d’intervenir sur ce dossier. »
Et le technicien reprend son exposé : « Avec le SCOT, il s’agit également d’économiser les sols agricoles et naturels : l’équivalent d’un département est urbanisé tous les sept ans en France. »

Un homme se lève, dans l’assistance, un conseiller de Croixrault cette fois :
« Vous vouliez ajouter quelque chose ? demande le techno.
Oui. Parce que chez nous, avec le Stadium Automobile, on va bousiller soixante hectares de bonne terre. On parraine le SCOT en commençant par tout le contraire ! C’est plus la peine de faire le SCOT !
C’est vrai, approuve le maire de Blangy-Tronville. Il faut éviter le gaspillage des terrains, nous avons nos enfants à nourrir. »
Le technicien calme le jeu : « Je vous rappelle que la réunion n’est pas consacrée à ce projet. On est ici, plus largement, pour imaginer le Grand Amiénois à l’horizon 2030. » Et de passer, posément, à la troisième ligne de son document : « Sauvegarder la biodiversité : 5 à 10 % des espèces sont menacées de disparaître de France, 22 % des plantes sauvages de Picardie… » À peine lancé, il s’arrête : « Oui ? »

Un doigt s’est encore élevé au-dessus des têtes : « Bétonner toute une plaine, comme avec le Stadium Automobile, ça vous paraît le meilleur moyen de sauvegarder la biodiversité ? »
Là, le techno à chemise montre de la lassitude.Le président de la communauté de communes prend alors la relève, vante ce Stadium Automobile, « une démarche citée comme exemplaire par les agriculteurs », rappelle qu’ « on n’a pas le choix, il faut saisir cette opportunité », promet « 250 emplois à terme », etc.
Ainsi va, ici comme ailleurs. Dans les discours, du « développement durable » et de la « biodiversité » plein la bouche. Dans les faits, on bétonne partout comme toujours. Ou plutôt comme jamais.

À chacun sa ZAC

C’est que le béton entraîne le béton.
Ainsi, Croixrault bénéficiait d’une sortie d’autoroute sur l’A29. Est alors venue aux élus cette idée originale : pourquoi on ne ferait pas une Zone d’Activités ?
Certes, sur l’A29 toujours, Ablaincourt-Pressoir et sa « gare aux betteraves » avaient déjà lancé leur ZAC : en dépit d’une « position stratégique au cœur de l’Europe », elle n’avait guère attiré d’industries, pas même un supermarché Carrefour, à peine une société d’autocars. Certes, Villers-Bretonneux, sur l’A29 encore, avait suivi la mode – avec le même insuccès : des hectares de friches, avec seulement des panneaux « Installez votre entreprise ici ! » plantés sur des ronds-points. Les élus de Croixrault et des alentours, néanmoins, souhaitaient à leur tour entrer dans la modernité. Ils rachetèrent donc à bon prix. Tout allait pour le mieux : un « pôle logistique » s’installerait bientôt, avec 150 emplois à la clé. Et 300 autres étaient annoncés, grâce à la divine Providence. La taxe professionnelle abonderait. Mais là, au beau milieu de ce nirvana, patatras : la loi réclame des fouilles archéologiques. Qui vont durer des mois et coûter cher.
Tant pis pour la ZAC.

Le président de la communauté de communes sort alors un investisseur de son chapeau. Un patron qui prévoit un « Stadium Automobile ». Ou pour faire mieux : « un pôle automobile dédié à la conduite et aux mobilités ». En semaine, les flics, pompiers, ambulanciers, pourraient tourner avec leurs gyrophares. Et le week-end, place aux loisirs, avec des Porsches à piloter. Ça va cracher du CO2, mais emballé, quand même, dans « l’esprit du développement durable. Parce que la vocation de ce nouvel espace est d’être un pôle d’excellence, sans précédent, d’enseignement à une conduite plus sûre et plus économe. » Et avec une corne d’abondance en vue : « Les milliers de visiteurs attendus sur le site doivent se transformer en consommateurs de nos chambres d’hôtes, de nos hôtels, de nos commerces, de nos équipements culturels. Nous devons saisir cette chance ! »

Qu’on passe sur le micmac avec la Chambre de Commerce, sur les agriculteurs qui trustent souvent les mairies, sur des élus trop orgueilleux pour faire machine arrière. Qu’on passe, même, sur la ligue d’opposants qui s’est montée, l’ADDSOA, l’Association pour un véritable Développement Durable dans le Sud-Ouest Amiénois, des habitants d’abord inquiets du bruit des moteurs, puis abasourdis par la bêtise du « Stadium ». Qu’on en reste à ça : la Picardie, on nous apprend à l’école,c’est « le grenier à blé du pays ». Or voici que, ces terres fertiles, on les détruit sans compter, comme si on en possédait à profusion. C’est tout le contraire.

La course aux hectares

C’est tout le contraire à l’échelle de la planète. La Terre comptera bientôt neuf milliards d’humains, et combien qui crieront famine ? Voilà des nouveaux marchés qui s’ouvrent : « Achetez de la terre, conseillait déjà Mark Twain, on n’en fabrique plus. » Les sols arables pourraient bientôt valoir de l’or. L’homme d’affaires Charles Beigbeder mise là-dessus : avec son entreprise agricole cotée en Bourse, lui veut atteindre les 100 000 hectares en Ukraine. Quand la Chine, les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, rachètent carrément des hectares par millions en Afrique – aux dépends des cultures vivrières. La course mondiale aux terres est lancée.

Mais la France non plus n’est pas à l’abri. Deux chercheurs l’ont ainsi calculé : certes, grâce aux vins, aux cognacs, à la viande, etc. notre balance agroalimentaire est excédentaire en valeur. Mais pas en surface : en incluant le café, le coton, le bois, le soja, etc., nous étions « déficitaires de 1,42 millions d’ha en 2006 » (Courrier de l’environnement de l’INRA, juillet 2009). Et les agronomes de conclure : « La France est toujours perçue par l’opinion publique comme autosuffisante et même apte à nourrir une partie de la planète. Mais il n’en est rien. Et c’est bien l’inverse qui se produit avec un monde qui nous nourrit ». D’où l’urgence, selon eux, de lutter contre « la demande en bâti et en infrastructures [qui] constitue aujourd’hui la principale menace sur la ressource en terre agricole, accentuée par le fait qu’il s’agit souvent des meilleures terres agricoles ».
Le président de la com’ de com’ le comprendra un jour : un moteur, même de Porsche, ça se bouffe pas.

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Messages

  • Par rapport au grand massacre, un circuit automobile relève de l’anecdote, même s’il cristallise les oppositions (et les moralistes). Le grand bouffeur d’espace est bien le rêve français de la maison individuelle entourée de son terrain et toute la voirie que ça entraîne.

    Je suis toujours étonné par l’excellente organisation (peut-être parce que sans urbanistes) de l’habitat de la plupart des villages ruraux. Une rue bordée d’habitations sur plusieurs niveaux des deux côtés avec, souvent, un jardin ou une cour à l’arrière. Beaucoup moins de surfaces occupée que les horribles lotissements.

    Ce mode d’organisation me fait d’ailleurs penser au bazar de « la cathédrale et du bazar » souvent évoqués pour le mode de développement des logiciels libres.

    Les promoteurs et les politiques complices ont remplacés les bâtisseurs de cathédrale. Même là, on y a perdu.

  • Bonjour,
    La France qui a été auto-suffisante sur le plan alimentaire ne l’est plus.
    Concernant les causes de ce changement de statut, ne peut-on pas évoquer la mutation de l’agriculture elle-même, à savoir les choix d’affectation de la production céréalière, comme la nourriture pour les animaux d’élevage, ou l’industrie des agrocarburants plus récemment ? Les différentes formes d’urbanisation sont-elles seules responsables de la fin de l’auto-suffisance ? Le potentiel agricole du territoire français n’est-il plus capable d’assurer celle-ci pour peu que soient réorientées les politiques agricoles ?

  • Effectivement, la cause principale d’artificialisation des terres en France est l’habitat individuel. Il y a un encadré là-dessus dans la version papier de l’article. De plus en plus de maisons individuelles, dont la taille est de plus en plus grande... Du coup les terres se font grignoter insidieusement, petit à petit : ça s’appelle le mitage.

  • Cela devrait être une règle verte, ne plus construire en terres cultivables, les préserver, replanter des haies d’espèces variées. Et construire sur les versants bien exposés des collines. Densifier l’habitat, favoriser les réhabilitations. Avoir une maîtrise du foncier pour préserver l’intérêt général, faire des projections à 10/30 et 50 ans du développement urbain. Il y a tant à faire, nous somme encore au moyen âge.

  • Sur le sujet de l’étalement urbain ou "artificialisation des territoires", ses conséquences environnementales, mais aussi économiques et sociales, ses mécanismes, et les solutions crédibles (autre qu’un arbitraire et absurde "+30% de constructibilité partout" c’est à dire n’importe comment), vient de paraître un excellent livre, que je vous recommande fortement (très bien écrit, lisible par tous, et plein d’enseignements), écrit par un sociologue et un journaliste spécialisé :

    "LA TENTATION DU BITUME. Où s’arrêtera l’étalement urbain ?"
    (Er.Hamelin / O. Razemon / Préface Roland Castro. éd. Rue de l’échiquier.)