Le jour le plus long 2

« Tac… Tac… Tac… Tac… » Sur l’immense parking de l’immense centre hospitalier, devant mois, le vieux monsieur ne marche pas. Il est là, immobile, monte un pied, le repose, « tac », puis lève l’autre, le repose, « tac »… La canicule nous écrase, aujourd’hui. Je passe à côté de lui, hésite, me retourne.
« Vous attendez quelqu’un ? Ou vous avez besoin d’un coup de main ?
— Ah oui, je veux bien, merci. Je veux aller là-bas, à l’hôpital… »
Il marchait bel et bien, donc.
« Je n’arrive pas à avancer, c’est l’âge. Je peux prendre votre bras ? »
Il fait trop chaud : pas question de le laisser là. Le monsieur a de grands yeux bleus interrogatifs qui lui donnent un faux air de jeunesse, mais son corps tourne au ralenti. J’entame la conversation, car les cent mètres qui nous restent à parcourir risquent d’être très longs. Chaque trottoir à franchir est une épreuve.
« Vous venez pour des examens ?
— Non… On m’a appelé parce que ma femme vient de mourir.
— Oh, je suis désolé…
— Ça a dû se passer cette nuit, je pense.
— Qu’est-ce qu’elle avait ?, je demande, un peu bêtement. Ou alors c’est la chaleur ?
— Beh, elle avait déjà une paralysie totale. C’est l’âge, je pense. C’est pas rassurant. Elle est juste un peu plus vieille que moi. Ça veut dire que c’est bientôt mon tour.
— Oh ben, pas forcément, on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise, je réponds, de plus en plus bête, il me semble. Vous avez quel âge ?
— Ah ça, c’est la question piège… »
Il s’arrête (encore plus), calcule, s’accroche plus encore à mon bras…
« Je suis né en 35, j’ai 87 ans, donc. Et vous ?
— La quarantaine bien sonnée, on va dire…
— Mais vous avez tout l’avenir devant vous !
— Enfin, je le vois de plus en plus derrière, mon avenir. Et vous, vous en avez fait quoi, de votre vie ?
— Je faisais des décors pour le cinéma. Un métier formidable, comme je souhaite à chacun d’en avoir un. J’ai travaillé sur Le jour le plus long ! L’année où on s’est mariés ! C’était un grand film, avec plein de stars. »
Et des vraies, pour le coup, il a raison : John Wayne, Henry Fonda, Robert Mitchum, Sean Connery… Et c’est drôle de se dire qu’il les a côtoyés, flamboyants, ce vieux monsieur ralenti par la vie, seul et perdu sur ce parking, aujourd’hui.
On arrive à l’entrée de l’hosto, enfin. Un garde de la sécurité nous barre la route, demande les passes sanitaires, et de mettre un masque.
« Ah mais j’ai pas ça, moi… »
Le vieux monsieur me regarde de ses grands yeux bleus, un peu paniqué. Je regarde le vigile… « C’est bon, allez-y », soupire-t-il en lui tendant un masque.
« Ça va aller, vous êtes sûr ? »
En le quittant, je m’inquiète pour lui du dédale des couloirs, des escaliers, des caisses, des files d’attente et des bornes qui fleurissent dans cet hosto. Il me serre la main, plonge son regard clair dans le mien.
« Oh oui, ne vous en faites pas. De toute façon, ma femme, elle va rester dans son lit, elle va m’attendre, n’est-ce pas... » Quand je suis repassé après mon rendez-vous, une heure plus tard, il était toujours en discussion avec un agent d’accueil, derrière un guichet. Ils ne retrouvaient pas trace de sa femme, avaient perdu sa chambre.
Son jour le plus long à lui.